1. A ce moment, alors que Sébaste était déjà bâtie, Hérode résolut d'envoyer à Rome ses fils Alexandre et Aristobule, pour être présentés à César[1]. A leur arrivée ils descendirent chez Pollion, l'un de ceux qui témoignaient le plus d'empressement pour l'amitié d'Hérode, et ils reçurent la permission de demeurer même chez César. Celui-ci, en effet, reçut avec beaucoup de bonté les jeunes gens ; il autorisa Hérode à transmettre la royauté à celui de ses fils qu'il choisirait et lui fit don de nouveaux territoires, la Trachonitide, la Batanée et l'Auranitide ; voici quelle fut l'occasion de ces largesses[2]. Un certain Zénodore avait affermé les biens de Lysanias[3]. Trouvant ses revenus insuffisants, il les augmenta par des nids de brigands qu'il entretint dans la Trachonitide. Ce pays était, en effet, habité par des hommes sans aveu, qui mettaient au pillage le territoire des habitants de Damas ; et Zénodore, loin de les en empêcher, prenait sa part de leur butin. Les populations voisines, maltraitées, se plaignirent à Varron, qui était alors gouverneur [de Syrie] et lui demandèrent d'écrire à César les méfaits de Zénodore. César, au reçu de ces plaintes, lui manda d'exterminer les nids de brigands et de donner le territoire à Hérode, dont la surveillance empêcherait les habitants de la Trachonitide d'importuner leurs voisins. Il n'était pas facile d'y parvenir, le brigandage étant entré dans leurs mœurs et devenu leur seul moyen d'existence ; ils n'avaient, en effet, ni villes ni champs, mais simplement des retraites souterraines et des cavernes qu'ils habitaient avec leurs troupeaux. Ils avaient su amasser des approvisionnements d'eau et de vivres qui leur permettaient de résister longtemps en se cachant. Les entrées de leurs retraites étaient étroites et ne livraient passage qu'à un homme à la fois, mais l'intérieur était de dimensions incroyables et aménagé en proportion de sa largeur. Le sol au-dessus de ces habitations n'était nullement surélevé, mais se trouvait au niveau de la plaine : cependant il était parsemé de rochers d'accès rude et difficile, pour quiconque n'avait pas un guide capable de lui montrer le chemin ; car les sentiers n'étaient pas directs et faisaient de nombreux détours. Quand ces brigands se trouvaient dans l'impossibilité de nuire aux populations voisines, ils s'attaquaient les uns les autres, si bien qu'il n'était sorte de méfait qu'ils n'eussent commis. Hérode accepta de César le don qu'il lui faisait ; il partit pour cette région et, conduit par des guides expérimentés, il obligea les brigands à cesser leurs déprédations et rendit aux habitants d'alentour la tranquillité et la paix.
[1] 24 ou 23 av. J-C.
[2] Pour l'épisode de Zénodore cf. Guerre, I, XX, 4. La donation eut lieu (Guerre) après la « première période actiaque » (période de célébration des jeux actiaques) c'est-à-dire après septembre 24 av. J.-C.
[3] Lysanias, fils de Ptolémée, prince de Chalcis, avait été mis à mort par Antoine en 34 (supra, IV, 1). Ce sont ses états, devenus vacants, que le gouvernement romain avait baillés à ferme à Zénodore. L'origine de ce dernier est inconnue. Sur une inscription mutilée d'Héliopolis (Renan, Mission de Phénicie, 317) il paraît être désigné comme fils de Lysanias ; mais il ne l'était peut-être que par une adoption posthume. Il possédait, indépendamment des territoires affermés, une tétrarchie propre.
2. Zénodore, irrité en premier lieu de se voir enlever son gouvernement[4], et plus encore jaloux de le voir passer aux mains d'Hérode, vint à Rome pour porter plainte contre celui-ci. Il dut revenir sans avoir obtenu satisfaction. A cette époque Agrippa fut envoyé comme lieutenant de César dans les provinces situées au delà de la mer Ionienne[5]. Hérode, qui était son ami intime et son familier, alla le voir à Mytilène, où il passait l'hiver, puis revint en Judée. Quelques habitants de Gadara vinrent l'accuser devant Agrippa, qui, sans même leur donner de réponse, les envoya enchaînés au rot. En même temps les Arabes, depuis longtemps mal disposés pour la domination d'Hérode, s’agitèrent et essayèrent de se soulever contre lui, avec d'assez bonnes raisons, semble-t-il : car Zénodore, qui désespérait déjà de ses propres affaires, leur avait antérieurement vendu pour cinquante talents une partie de ses états, l'Auranitide. Ce territoire étant compris dans le don fait par César à Hérode, les Arabes prétendaient en être injustement dépossédés et créaient à ce dernier des difficultés, tantôt faisant des incursions et voulant employer la force, tantôt faisant mine d’aller en justice. Ils cherchaient à gagner les soldats pauvres et mécontents, nourrissant des espérances et des rêves de révolution, auxquels se complaisent toujours les malheureux. Hérode, qui depuis longtemps connaissait ces menées, ne voulut cependant pas user de violence ; il essaya de calmer les mécontents par le raisonnement, désireux de ne pas fournir un prétexte à des troubles.
[4] En effet, le don de César comprenait les 3 provinces de Lysanias (supra, X, 1 ; Guerre, I, XX, 4) et non pas simplement la Trachonitide. Voir infra.
[5] 23 av. J.-C. La visite d'Hérode à Mytilène se place probablement en 22.
3.[6] Il y avait déjà dix-sept ans qu’Hérode régnait lorsque César vint en Syrie[7]. A cette occasion la plupart des habitants de Gadara firent de grandes plaintes contre Hérode, dont ils trouvaient l'autorité dure et tyrannique. Ils étaient enhardis dans cette attitude par Zénodore, qui les excitait, calomniait Hérode et jurait qu'il n'aurait de cesse qu'il ne les eût soustraits à sa domination pour les placer sous les ordres directs de César. Convaincus par ces propos, les habitants de Gadara firent entendre de vives récriminations, enhardis par ce fait que leurs envoyés, livrés par Agrippa, n'avaient même pas été châtiés : Hérode les avait relâchés sans leur faire de mal, car, si nul ne fut plus inflexible pour les fautes des siens, il savait généreusement pardonner celles des étrangers. Accusé de violence, de pillage, de destruction de temples, Hérode, sans se laisser émouvoir, était prêt à se justifier ; César lui fit, d'ailleurs, le meilleur accueil et ne lui enleva rien de sa bienveillance, malgré l'agitation de la foule. Le premier jour il fut question de ces griefs, mais les jours suivants l'enquête ne fut pas poussée plus loin : les envoyés de Gadara, en effet, voyant de quel côté inclinaient César lui-même et le tribunal et prévoyant qu’ils allaient être, selon toute vraisemblance, livrés au roi, se suicidèrent, dans la crainte des mauvais traitements ; les uns s'égorgèrent pendant la nuit, d'autres se précipitèrent d'une hauteur, d'autres enfin se jetèrent dans le fleuve. On vit là un aveu de leur impudence et de leur culpabilité, et César acquitta Hérode sans plus ample informé. Une nouvelle et importante aubaine vint mettre le comble à tous ces succès : Zénodore, à la suite d'une déchirure de l'intestin et d'hémorragies abondantes qui en résultèrent, mourut à Antioche de Syrie. César attribua à Hérode sa succession assez considérable, qui comprenait les territoires situés entre la Trachonitide et la Galilée, Oulatha, le canton de Panion et toute la région environnante[8]. Il décida, en outre, de l'associer à l'autorité des procurateurs de Syrie[9], auxquels il enjoignît de ne rien faire sans prendre l'avis d'Hérode. En un mot, le bonheur d'Hérode en vint à ce point que des deux hommes qui gouvernaient l'empire si considérable des Romains, César, et, après lui, fort de son affection, Agrippa, l'un, César, n'eut pour personne, sauf Agrippa, autant d'attention que pour Hérode, l'autre, Agrippa, donna à Hérode la première place dans son amitié, après César[10]. Profitant de la confiance dont il jouissait, Hérode demanda à César une tétrarchie pour son frère Phéroras, auquel il attribua sur les revenus de son propre royaume une somme de cent talents ; il désirait, s'il venait lui-même à disparaître, que Phéroras pût jouir paisiblement de son bien, sans se trouver à la merci de ses neveux[11]. Après avoir accompagné César jusqu'à la mer, Hérode, à son retour, lui éleva sur les terres de Zénodore un temple magnifique en marbre blanc, près du lieu qu'on appelle Panion. Il y a en cet endroit de la montagne une grotte charmante, au-dessous de laquelle s'ouvrent un précipice et un gouffre inaccessible, plein d'eau dormante ; au-dessus se dresse une haute montagne : c'est dans cette grotte que le Jourdain prend sa source. Hérode voulut ajouter à cet admirable site l'ornement d'un temple, qu'il dédia à César[12].
[6] Guerre, I, 399-400.
[7] 20 av. J.-C. (Dion, LIV, 7).
[8] Oulatha était près du lac Houleb, la Panias est sur le haut Jourdain. Ces territoires constituaient le domaine héréditaire de Zénodore (Ζηνοδώρου τετραχίαν, Dion, LIV, 9), qui sur ses monnaies prend le titre de Ζηνοδώρου τετράρχου καὶ ἀρχιερέως. Ils sont distincts, malgré les doutes de Schürer (I3, 715), des territoires de Lysanias, pris à ferme par Zénodore. La date 87 inscrite sur les monnaies (Wroth, Galatia, etc., p. 281) indique une ère commençant vers 115 av. J.-C. : c'est l'époque où ces territoires auront secoué le joug des Séleucides.
[9] Ἐπίτροποι désigne à proprement parler les procurateurs, non le gouverneur de la province. L’expression de Guerre (κατέστησε δ' αὐτὸν καὶ Συρίας ὅλης (κοίλης?) ἐπίτροπον) est sûrement exagérée.
[10] Phrase presque identique dans Guerre, I, XX, 4.
[11] Le vœu d'Hérode est exaucé (Guerre, I, XXIV, 5) ; la tétrarchie de Phéroras comprenait la Pérée ou une partie de cette région (ibid., XXX, 3).
[12] C'est le temple figuré sur les monnaies du tétrarque Philippe, fils d'Hérode (Madden, Coins of the Jews, p. 123 suiv.).
4. C'est alors aussi qu'il remit à ses sujets le tiers des impôts, sous prétexte de leur permettre de se relever des pertes qu'ils avaient éprouvées par la disette, en réalité pour se concilier les mécontents ; car beaucoup supportaient impatiemment l'introduction définitive de nouvelles habitudes, où ils voyaient la ruine de la piété et la décadence des mœurs ; et c'était là l'objet de toutes les conversations du peuple, en proie à l'irritation et au trouble. Hérode surveillait fort cet état d'esprit : il supprimait toutes les occasions possibles d'agitation, obligeant les habitants à toujours être à leur travail, interdisant toute réunion aux citadins, les promenades et les festins communs ; leurs moindres gestes étaient épiés. Quiconque se laissait prendre en faute était sévèrement puni ; nombre de personnes, arrêtées en public ou secrètement, étaient conduites à la forteresse Hyrcania et mises à mort ; dans la ville, sur les routes, des hommes apostés surveillaient tous les rassemblements. Hérode lui-même, dit-on, ne dédaignait pas de jouer ce rôle ; souvent, vêtu comme un simple particulier, il se mêlait, la nuit venue, aux groupes pour surprendre les appréciations sur le gouvernement. Ceux qui restaient des adversaires résolus des mœurs nouvelles étaient impitoyablement pourchassés par tous les moyens ; quant aux autres, il espéra les amener à la fidélité en leur faisant prêter serment et il les contraignit à s'engager solennellement à lui conserver, comme à leur souverain, leur dévouement ainsi juré. La plupart, par servilité et par crainte, se plièrent à ses exigences ; pour ceux qui montraient quelque fierté et s'indignaient contre cette contrainte, il s'en débarrassait à tout prix. Il voulut amener Pollion le Pharisien et Samaias, ainsi que la plupart de ceux de leur école, à prêter serment mais ils n'y consentirent pas et cependant ne furent pas châtiés comme les autres récalcitrants, car Hérode se montra indulgent pour eux, en considération de Pollion[13]. Furent également exemptés de cette obligation ceux qu'on appelle chez nous Esséens : c'est une secte qui mène une vie conforme aux préceptes qu'enseigna Pythagore chez les Grecs. Je parlerai d'eux ailleurs avec plus de détails[14], mais il est bon de dire pour quelle raison il les tenait en haute estime et leur témoignait plus de considération que n'en mériteraient de simples mortels ; cette explication ne paraîtra pas déplacée dans un livre d'histoire et fera comprendre l'opinion qu’on avait sur leur compte.
[13] Pour Pollion et Saméas (Abtalion ? et Schemaya ou Schammai ?) cf. supra, I, 1.
[14] Cf. livre XVIII, 1, 5, description d'ailleurs moins détaillée que celle de Guerre, II, VIII, 2-13. La forme [?] que Josèphe emploie (Esséens) est celle que préfère uniformément Philon.
5. Il y avait parmi les Esséniens un certain Manahem, d'une honnêteté éprouvée dans la conduite de sa vie, et qui tenait de Dieu le don de prévoir l'avenir. Un jour qu'Hérode, alors enfant, allait à l'école, cet homme le regarda attentivement et le salua du titre de roi des Juifs. Hérode crut que c'était ignorance ou moquerie et lui rappela qu'il n'était qu'un simple particulier. Mais Manahem sourit tranquillement et lui donnant une tape familière[15] : « Tu seras pourtant roi, lui dit-il, et tu régneras heureusement, car Dieu t'en a jugé digne. Et souviens-toi des coups de Manahem, et que ce soit pour toi comme un symbole des revirements de la fortune. Ce te serait, en effet, un excellent sujet de réflexions, si tu aimais la justice, la piété envers Dieu, l'équité à l'égard des citoyens ; mais, moi qui sais tout, je sais que tu ne seras pas tel. Tu seras heureux comme personne ne l'a été, tu acquerras une gloire immortelle, mais tu oublieras la piété et la justice, et cet oubli ne saurait échapper à Dieu ; sa colère s'en souviendra à la fin de ta vie. » Sur le moment Hérode ne fit pas grande attention à ces prédictions, n'ayant aucun espoir de les voir se réaliser ; mais quand il se fut élevé peu à peu jusqu'au trône et à la prospérité, dans tout l'éclat du pouvoir, il fit venir Manahem et l'interrogea sur la durée de son règne. Manahem ne lui en dit pas le total ; comme il se taisait, Hérode lui demanda s'il régnerait dix ans. Manahem répondit oui, et même vingt, et trente, mais n'assigna aucune date à l'échéance finale. Hérode se déclara cependant satisfait, renvoya Manahem après lui avoir donné la main, et depuis ce temps honora particulièrement tous les Esséniens. J'ai pensé que, quelque invraisemblance qu'il y ait dans ce récit, je devais le faire à mes lecteurs et rendre ce témoignage public à mes compatriotes, car nombre d'hommes de cette espèce doivent au privilège de leur vertu d'être honorés de la connaissance des choses divines[16].
[15] Mot à mot : « lui tapant les fesses ».
[16] Ce récit (sect. 5) ne parait pas emprunté à Nicolas de Damas, mais à la tradition essénienne, comme les anecdotes semblables concernant les Esséniens Juda (Ant., XIII, ii, 2) et Simon (XVII, XIII, 3). On n'oubliera pas que Josèphe avait vécu chez les Esséniens et prédit l'empire à Vespasien.