1. Après avoir pris ces dispositions, lorsque Hérode apprit que Marcus Agrippa était à nouveau passé d’Italie en Asie Mineure[2], il se hâta d’aller à sa rencontre et l’invita à venir dans son royaume pour y recevoir l’accueil dû à un hôte et à un ami. Agrippa, cédant à ses instances pressantes, vint en Judée. Hérode ne négligea rien pour gagner ses bonnes grâces, le recevant dans les villes nouvellement fondées ; tout en lui montrant ses bâtiments, il lui offrit ainsi qu’à ses amis les jouissances de festins luxueux, aussi bien à Sébaste, à Césarée, autour du port qu’il avait construit, que dans les forteresses qu’il avait édifiées à grands frais, Alexandrion, Hérodion[3], Hyrcania. Il l’emmena aussi dans la ville de Jérusalem où tout le peuple vint à sa rencontre en vêtements de fête et accueillit Agrippa par des acclamations. Celui-ci offrit à Dieu une hécatombe et, un festin au peuple, qui ne le cédait pas en nombre aux cités les plus populeuses. Personnellement il serait resté pour son plaisir encore plus longtemps, mais le temps le pressait, car il ne croyait pas prudent d’entreprendre à l’approche de l’hiver le voyage qu’il était obligé de faire pour retourner en Ionie.
[1] Aucune trace des faits racontés dans ce chapitre ne se trouve dans la Guerre. La source est sûrement l’Histoire de Nicolas de Damas.
[2] En l’an 14 av. J.-C.
[3] À 60 stades à l’est de Jérusalem.
2. Agrippa s’embarqua donc après qu’Hérode l’eut honoré de multiples présents, ainsi que les plus distingués de ses amis. Quant au roi, ayant hiverné dans ses propres États, il se hâta au printemps de rejoindre Agrippa parce qu’il savait qu’il avait décidé une expédition au Bosphore[4]. Et ayant navigué en passant, par Rhodes et Cros, il se dirigea vers Lesbos dans l’espoir d’y rattraper Agrippa. Mais là il fut arrêté par un vent du Nord qui empêcha ses navires de mettre à la voile. Alors il séjourna plusieurs jours à Chios, où il reçut avec bienveillance beaucoup de visiteurs et leur offrit des présents royaux. Comme il constata que le portique de la ville était en ruines — il avait été détruit, au cours de la guerre de Mithridate et en raison de sa grandeur et de sa beauté était plus difficile à restaurer que tout autre — il donna de l’argent non seulement en quantité suffisante, mais même en excédant, pour achever la restauration de l’édifice et il recommanda que, loin de différer l’ouvrage, on le menât vivement pour rendre à la ville son ornement particulier. Le vent tombé, il toucha à Mitylène, puis de là à Byzance, et lorsqu’il apprit qu’Agrippa avait déjà doublé les îles Cyanées[5], il se hâta à sa poursuite à force de voiles. C’est aux environs de Sinope du Pont qu’il rejoignit, Agrippa, qui, ne s’attendant pas à le voir rencontrer ses navires, l’accueillit avec joie ; ce fut un grand échange de caresses, parce qu’Agrippa voyait un suprême témoignage de bonne volonté et d’affection de la part du roi qui avait accompli une si longue traversée et n’avait pas négligé de lui apporter son concours, le préférant à ses propres affaires dont il avait abandonné l’administration en même temps que son royaume. Et il est certain que pendant toute l’expédition Hérode fut tout pour lui : son auxiliaire dans les affaires publiques, son conseiller dans les affaires particulières, agréable même dans les moments de repos, il était le seul à partager tout avec lui, les peines par affection, les plaisirs par déférence. Une fois réglées les affaires du Pont[6] qui étaient l’objet de la mission d’Agrippa, ils décidèrent de ne pas rentrer par mer : ils traversèrent la Paphlagonie et la Cappadoce, gagnèrent ensuite la Grande Phrygie et arrivèrent à Ephèse, d’où ils se rembarquèrent pour Samos. Nombreuses furent les libéralités faites par le roi à chacune des villes, selon les besoins de ceux à qui il donnait audience : en effet, personnellement, il ne refusa ni argent ni accueil[7], fournissant lui-même aux dépenses, et de plus il s’entremettait pour ceux qui espéraient quelque chose d’Agrippa et obtenait pour tous les solliciteurs complète satisfaction. Comme Agrippa aussi était vertueux et libéral, comme il s’appliquait à obliger les uns sans faire tort aux autres, le roi avait la plus grande influence pour décider à des bienfaits un ami qui lui-même y était prompt. C’est ainsi qu’il réconcilia les habitants d’Ilion avec Agrippa irrité contre eux, libéra les habitants de Chios de leurs dettes envers les procurateurs de l’empereur et de leurs impôts, et ainsi de suite pour les autres, qu’il aidait chacun dans sa demande.
[4] Le royaume du Bosphore cimmérien (sud-est de la Crimée).
[5] Au débouché nord du Bosphore de Thrace. Elles marquaient pour les anciens les limites des eaux européennes dans cette direction.
[6] Par « Pont » il faut ici entendre le Bosphore cimmérien où Agrippa installa comme roi Polémon Ier, roi de la Cappadoce pontique. De Panticapée il regagna Sinope pour prendre la route de la terre.
[7] ἢ δεξιώσεως W δεξιώσεως M ἠπίξεως P ἐπείξεως Niese. Texte douteux.
3. Comme ils étaient alors en Ionie, une grande foule des Juifs qui habitaient les villes du pays saisirent cette occasion de parler librement et vinrent à lui. Ils lui dirent les injustices qu’ils subissaient, n’ayant pas la permission de suivre leurs lois particulières, forcés d’ester en justice les jours de fête par la tyrannie des gouvernants ; on confisquait les sommes d’argent qu’ils mettaient de côté pour Jérusalem, on les obligeait de participer au service militaire et aux charges publiques et de dépenser pour cela le trésor sacré, alors que les Romains les en avaient toujours dispensés[8] et leur avaient permis de vivre ainsi conformément à leurs lois particulières. Comme ces gens clamaient ainsi, le roi pria Agrippa de les entendre plaider leur cause, et, il confia même à un de ses amis, Nicolas, le soin de soutenir leurs justes revendications. Lorsque Agrippa eut convoqué à ses côtés comme assesseurs les dignitaires, romains, les rois et les princes présents, Nicolas[9], investi de cette mission, parla en ces termes pour les Juifs :
[8] Voir les textes cités Antiq., XV, 200-264.
[9] Nicolas de Damas, le célèbre historien auquel Josèphe a tant emprunté (T. R.).
« Très grand Agrippa, pour tous ceux qui se trouvent pressés par le besoin, c’est une nécessité de recourir aux hommes capables de les délivrer des injustices qui les accablent ; ceux qui te sollicitent à présent ont obtenu de parler librement. Comme antérieurement déjà ils vous ont souvent trouvés, Romains, tels qu’ils vous souhaitaient, ils demandent, à n’être pas privés par vous-mêmes des grâces que vous leur avez données : surtout qu’ils les ont reçues de ceux là qui seuls avaient pouvoir de le leur donner, tandis que ceux qui essaient de les leur enlever ne sont pas, ils le savent, leurs supérieurs, mais leurs égaux et soumis comme eux à votre autorité. Et pourtant, si ce qu’ils ont obtenu est d’une grande importance, il est honorable pour les bénéficiaires de s’être montrés dignes d’un tel présent ; si au contraire c’est peu de chose, il est honteux que leurs bienfaiteurs ne leur en confirment pas la possession. Ceux qui s’y opposent et traitent injurieusement les Juifs offensent à la fois les bénéficiaires des grâces, puisqu’ils jugent indignes des gens à qui leurs maîtres ont rendu témoignage en les leur accordant, et les bienfaiteurs, puisqu’ils prétendent rendre leurs grâces inefficaces. D’ailleurs, si l’on demandait à ces mêmes hommes ce qu’ils préféreraient, se voir enlever la vie ou leurs coutumes nationales, c’est-à-dire les pompes, les sacrifices et les fêtes qu’ils célèbrent en l’honneur des dieux auxquels ils croient, je sais bien qu’ils aimeraient mieux subir n’importe quelle privation que la destruction d’une de leurs coutumes ancestrales. Et en effet la plupart des peuples ne se décident à faire la guerre que pour empêcher ces coutumes d’être transgressées ; de plus, le bonheur que possède à présent, grâce à vous, le genre humain tout entier, est justement mesuré par nous au fait qu’il est permis à chacun de vivre et de prospérer dans son pays en observant ses lois nationales. Eh bien, ce que ces gens là ne pourraient supporter eux-mêmes, ils essaient de l’imposer par la violence à d’autres, comme si ce n’était pas commettre même impiété de négliger ses rites religieux envers ses propres dieux ou de détruire les rites d’autrui d’une manière sacrilège.
« Entrons maintenant dans d’autres considérations. Y a-t-il un pays, un État, une communauté nationale d’hommes auxquels n’apparaisse pas comme le plus grand des biens la protection qu’ils reçoivent de votre empire et, de la puissance romaine ? Y a-t-il quelqu’un qui voudrait que les grâces qui en viennent soient sans valeur ? Personne, pas même un insensé. Car il n’est personne qui n’y participe soit à titre public, soit à titre privé. Et assurément, ceux qui privent quelqu’un de vos dons ébranlent eux-mêmes la possession de ce qu’ils ont obtenu de vous. Cependant vos grâces pour eux sont telles qu’on ne peut même les mesurer. En effet, si l’on compare les royautés de jadis et le gouvernement d’à présent, si grands que soient tous les autres dons de ce dernier pour notre bonheur, un seul[10] suffit à les égaler tous : c’est qu’on ne voit plus en nous maintenant des esclaves, mais des hommes libres. Quant à notre situation, bien que brillante, elle ne peut exciter la jalousie. Car c’est grâce à vous et avec tous que nous sommes heureux, et la seule chose à quoi nous ayons demandé à participer, c’est le droit de conserver sans entrave notre religion nationale, avantage qui en lui-même ne paraîtrait pas susceptible d’exciter l’envie même de ceux-là qui l’ont accorda. Car si la divinité aime à être honorée, elle aime également ceux qui permettent qu’on l’honore. D’ailleurs, dans nos coutumes, il n’y a rien d’inhumain ; tout au contraire y respecte la piété et est consacré par la justice protectrice[11]. Nous ne cachons rien des préceptes qui fournissent dans notre vie des guides pour la piété et pour les occupations humaines ; nous réservons le septième jour à l’étude de nos coutumes et de notre loi parce que nous croyons devoir nous instruire, comme de tout autre objet, des règles qui nous préservent du péché. Ces coutumes, si on les examine, sont belles en soi ; de plus, elles sont pour nous anciennes, quoi qu’en pensent certains ; aussi est-il difficile à ceux qui les ont pieusement reçues et qui les observent de désapprendre ce qui a reçu la consécration du temps. Voilà ce dont ces gens nous privent injurieusement en détournant, par un vol manifestement sacrilège, les richesses que nous réunissons pour les consacrer au nom de Dieu, en nous imposant des contributions, en nous traînant en justice ou en nous forçant à d’autres actes les jours de nos fêtes, non par respect, des contrats, mais pour insulter notre culte dont ils connaissent l’existence, et cela par l’effet d’une haine injuste et qui leur est interdite. En effet, votre empire universel et unique donne à la bienveillance son efficacité et annihile la méchanceté de ceux qui préfèrent haïr plutôt qu’aimer.
[10] Nous lisons avec Herwerden ἕν τι (ἔτι. mss.).
[11] σωζούσῃ (codd.) salutari (vers. lat.) συνήθη P συνηθεῖ Niese.
« C’est pourquoi nous demandons, très grand Agrippa, à ne pas subir de mauvais traitements, à ne pas être insultés, ni empêchés d’observer nos coutumes nationales, ni privés de nos biens, et à ne pas supporter des violences que nous épargnons à autrui. Ce ne sont pas là seulement des demandes justes, mais des droits que vous nous avez déjà octroyés. Nous pourrions à ce sujet donner lecture de nombreux sénatus-consultes et des tablettes déposées au Capitole, qui évidemment nous ont été accordés après l’épreuve de notre fidélité envers vous et qui seraient valables même si nous n’avions rien fait pour les mériter. Car ce n’est pas nous seuls, mais presque tous les hommes dont vous avez gardé les biens, à qui vous avez accordé plus qu’ils n’espéraient et dont vous avez été les bienfaiteurs par votre domination ; et si l’on voulait énumérer en détail tous les services dont ils vous sont redevables, on ne finirait jamais de parler. Mais, pour montrer que nous méritons tout ce que nous avons reçu, il suffit à notre franchise, en taisant tout le passé, de nommer celui qui règne maintenant sur nous et qui siège à tes côtés. Quelle marque de dévouement a-t-il négligé envers votre maison ? Quelle preuve de fidélité a-t-il omise ? Quel honneur n’a-t-il pas imaginé ? En quel besoin ne jette-t-on pas d’abord les yeux sur lui ? Qu’est-ce qui empêche donc que nos propres privilèges ne soient comptés au nombre des bienfaits mérités par tant de services[12] ? Peut-être serait-il juste aussi de ne pas passer sous silence la vaillance de son père Antipater, qui, lorsque César envahit l’Égypte[13], le renforça de deux mille fantassins et ne se montra inférieur à personne tant pour les combats de terre que pour les besoins de la flotte. A quoi bon dire de quel poids furent alors ces hommes, de quels dons importants César les combla chacun ? Il faudrait rappeler le rapport envoyé alors par César au Sénat, et comment Antipater reçut du peuple romain des honneurs et le droit de cité. Ces témoignages suffiront à montrer que c’est à juste titre que nous avons obtenu ces faveurs et, que nous en demandons la confirmation à vous, qui, si nous n’en n’avions été déjà gratifiés, eussiez pu nous en faire espérer l’octroi en raison de l’attitude de notre roi à votre égard et de la vôtre envers lui. D’ailleurs, les Juifs, là-bas[14] nous font savoir combien tu t’es montré bienveillant en courant leur pays, comment tu as offert à Dieu les sacrifices rituels et l’as honoré de vœux rituels, comment tu as gratifié le peuple d’un festin et accepté ses présents d’hospitalité. Tout, ce qui, dans notre peuple et notre ville, a été fait pour un homme investi d’un si grand pouvoir, doit être regardé comme des preuves et des marques d’une amitié que tu as donnée à ton tour au peuple juif quand le foyer d’Hérode t’accueillait officiellement. En te rappelant ces choses, ainsi que le souvenir du roi qui siège ici à tes côtés, nous ne te demandons rien d’excessif, mais seulement de pas nous laisser dépouiller par d’autres de ce que vous nous avez donné vous-mêmes. »
[12] Texte altéré τί δὴ κωλύει καὶ τὰς ἡμετέρας (ὑμετέρας Hudson) χάριτας τῶν εἰς τοσοῦτον (τοῦτον Niese) εὐεργεσίων ἀριθμὸν εἶναι.
[13] Voir Antiq., XIV, 127-139, c’est la « guerre d’Alexandrie ».
[14] De Palestine.
5. Lorsque Nicolas eut terminé cet exposé, il n’y eut aucune réplique de la part des Grecs, car il ne s’agissait pas d’un procès devant un tribunal, mais seulement d’une supplique contre leurs violences. Et ils ne se défendaient nullement d’avoir agi ainsi, mais allégeraient, seulement que les Juifs, par le seul fait d’habiter leur pays, commettaient une injustice[15]. Mais ces derniers démontraient qu’ils étaient indigènes et habitaient le pays sans causer aucun préjudice par l’observation de leurs coutumes nationales. Donc Agrippa, ayant reconnu qu’on leur faisait violence, répondit qu’en raison du dévouement et de l’amitié que lui témoignait Hérode, il était prêt à accorder aux Juifs n’importe quelle faveur ; que, au surplus, leurs réclamations lui paraissaient justes en elles-mêmes et que, si même ils demandaient davantage, il ne refuserait pas de leur concéder tout ce qui ne gênerait pas l’autorité des Romains ; comme ils demandaient seulement la confirmation de ce qu’ils avaient reçu précédemment, il leur assurait le droit de continuer à pratiquer leurs coutumes nationales sans être molestés.
[15] Lire τοῦτο γοῦν (Naber) ἀδικοῖεν au lieu de πάντα νῶν ἀδκ.
Après avoir ainsi parlé, Agrippa congédia le conseil. Hérode se levant lui donna l’accolade et le remercia de ses bonnes dispositions envers lui. Agrippa, témoignant encore au roi son amitié, le paya de retour en l’embrassant également et en lui donnant à son tour l’accolade, puis il se retira[16]. Le roi décida de faire voile de Samos pour son pays et, après avoir pris congé d’Agrippa, il appareilla. Il arriva quelques jours après à Césarée grâce à des vents favorables. Venu de là à Jérusalem, il réunit le peuple en assemblée générale ; il y eut une grande foule, qui vint même de la campagne. Montant à la tribune, Hérode rendit compte de tout son voyage et releva ce qu’il avait fait en faveur des Juifs d’Asie, qui, grâce à lui, pourraient à l’avenir vivre sans être molestés. Enfin, joyeux de tous ses succès dans l’administration de son royaume et de n’avoir rien négligé de leurs intérêts, il leur fit remise du quart des impôts de l’année précédente. Le peuple, charmé par cette faveur autant que par ses paroles, se retira joyeux en souhaitant au roi toute sorte de prospérités.
[16] Les mots ἀπὸ Λέσβου, qui manquent dans P, paraissent interpolés.