- La dette de peine est-elle un effet du péché ?
- Un péché peut-il être la peine d'un autre ?
- Y a-t-il un péché qui rende passible d'une peine éternelle ?
- D'une peine infinie en grandeur ?
- Tout péché rend-il passible d'une peine éternelle et infinie ?
- La dette de peine peut-elle demeurer après le péché ?
- Toute peine est-elle infligée pour un péché ?
- Quelqu'un peut-il être tenu à une peine pour le péché d'autrui ?
Objections
1. Il ne semble pas. Car ce qui arrive par accident à un être, ne parait pas être son effet propre. Mais la dette de peine a un rapport accidentel avec le péché, puisqu'elle est en dehors de l'intention du pécheur. Elle n'est donc pas l'effet du péché.
2. Le mal n'est pas la cause du bien. Or la peine est un bien, puisqu'elle est juste et vient de Dieu. Elle n'est donc pas l'effet du péché qui est un mal. S. Augustin affirme : « Une âme qui est dans le désordre est à elle-même sa peine. » Or une peine n'entraîne pas l'obligation à une autre peine, car on irait ainsi à l'infini. Donc le péché n'entraîne pas la dette de la peine.
En sens contraire, l'Apôtre affirme (Romains 2.9) « Il y a tribulation et angoisse pour toute âme qui fait le mal. » Faire le mal, c'est pécher. Le péché amène donc cette peine, désignée sous le nom de tribulation et d'angoisse.
Réponse
C'est un fait, qui des réalités de la nature passe à celles de l'humanité, que tout ce qui s'élève contre une chose doit en recevoir du dommage. Nous voyons en effet dans la nature un élément agir avec plus de force s'il vient à rencontrer son contraire ; c'est pour cela que « l'eau chauffée gèle plus fort », comme dit le livre I des Météores. Aussi rencontre-t-on chez les hommes cette inclination naturelle : chacun rabaisse celui qui s'insurge contre lui. Mais il est manifeste que tous les êtres englobés dans un ordre ne font qu'un en quelque sorte dans leur relation au principe de cet ordre. Par conséquent, tout ce qui s'insurge contre un ordre de choses doit normalement être réprimé par cet ordre et par son principe. Et puisque le péché est un acte désordonné, il est manifeste que quiconque pèche agit contre un ordre. C'est pourquoi il est normal qu'il soit réprimé par cet ordre même. Et cette répression, c'est la peine.
De là, selon les trois ordres auxquels est soumise la volonté humaine, le triple régime de peines par lequel l'homme peut être châtié. En effet, la nature humaine est premièrement subordonnée à l'ordre de sa propre raison ; deuxièmement à l'ordre extérieur de ceux qui gouvernent, au spirituel et au temporel, dans la cité ou dans la famille ; troisièmement à l'ordre universel du gouvernement divin. Or, il n'est aucun de ces trois ordres qui ne soit renversé par le péché, puisque celui qui pèche agit tout à la fois contre la raison, contre la loi humaine et contre la loi divine. D'où la triple peine encourue par lui : l'une lui vient de lui-même : le remords de conscience ; une autre des hommes ; une troisième de Dieu.
Solutions
1. La peine suit le péché dans la mesure où il est un mal en raison de son désordre. Par suite, de même que, dans l'acte, le mal est accidentel et hors des intentions du pécheur, de même la dette de peine.
2. Il est certain que la peine peut être juste et qu'elle peut avoir été infligée par Dieu et par les hommes ; aussi n'est-elle pas elle-même directement l'effet du péché ; le péché dispose seulement à la peine. Il fait que l'homme est passible de peine, et c'est là qu'est le mal. Denys dit en effet : « Subir la peine n'est pas un mal ; le mal est de la mériter. » Par conséquent, la dette de la peine se présente directement comme l'effet du péché.
3. Cette peine d'une âme en désordre est due au péché parce qu'il trouble l'ordre de la raison. Mais il est passible d'une autre peine encore, du fait qu'il trouble l'ordre des lois divines et humaines.
Objections
1. Apparemment non, puisque les peines ont été introduites, selon le Philosophe, pour ramener les hommes à la vertu. Or le péché ne ramène pas l'homme à la vertu, mais à l'opposé. Le péché n'est donc pas la peine du péché.
2. Les justes châtiments sont de Dieu, comme l'explique S. Augustin ; tandis que le péché n'est pas de Dieu et est chose injuste. Le péché ne peut donc pas être le châtiment du péché.
3. Il est de l'essence d'une peine de s'opposer à la volonté. Le péché, au contraire, vient de la volonté, nous l'avons montré plus haut, Il ne peut donc pas être une peine du péché.
En sens contraire, S. Grégoire affirme « Certains péchés sont des punitions du péché. »
Réponse
Quand nous parlons du péché, nous pouvons le considérer en ce qu'il a d'essentiel et en ce qu'il a d'accidentel. Par soi le péché ne peut être d'aucune manière la peine du péché. Ainsi considéré, en effet, il est un acte sortant de la volonté, car c'est à cette condition qu'il a raison de faute. Or. comme nous l'avons établi dans la première Partie, il est essentiel à la peine de contrarier la volonté. Il est donc évident qu'à parler formellement le péché ne peut d'aucune manière être la peine du péché.
Mais par accident il peut l'être, de trois façons. — 1° Comme cause écartant un obstacle. Passions, tentations du diable, sont en effet des causes qui inclinent au péché. Ces causes rencontrent un obstacle dans le secours de la grâce divine, laquelle est enlevée par le péché. Comme cette soustraction de grâce est elle-même une peine, et voulue par Dieu, nous l'avons dit, il s'ensuit que par accident le péché qui en est la suite est, lui aussi, une peine. L'Apôtre parle en ce sens quand il dit (Romains 1.24) : « ... C'est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leur cœur. » Ces désirs, ce sont les passions ; car les hommes, abandonnés par le secours de la grâce divine, sont vaincus par les passions. De cette façon le péché est toujours la peine d'un péché antérieur. — 2° D'une autre manière, le péché peut être une peine, par la substance même de son acte, à cause de l'affliction qu'il apporte ; soit l'acte intérieur, comme cela se voit dans la colère et l'envie ; soit l'acte extérieur, comme c'est évident chez certains lorsque, pour accomplir l'acte du péché, ils sont accablés de travaux et de difficultés, selon ce mot de la Sagesse (Sagesse 6.7 Vg) : « Nous nous sommes fatigués sur le chemin de l'iniquité. » — 3° Un péché peut encore être une peine par ses effets ; il sera dit tel à raison de ses conséquences. Et selon ces deux dernières façons, un péché n'est pas seulement la peine d'un péché précédent, il est à lui-même sa propre peine.
Solutions
1. Quand Dieu punit certains en permettant qu'ils se laissent aller à des péchés, c'est en réalité pour le bien de la vertu. C'est même quelquefois pour le bien des pécheurs eux-mêmes, lorsque après le péché ils se relèvent plus humbles et plus prudents. Mais c'est toujours pour l'amendement des autres, afin que ceux qui voient des gens tomber ainsi de faute en faute redoutent davantage de pécher. — Quant aux deux autres cas que nous avons dis, il est évident que la peine y est ordonnée à l'amendement ; ainsi le fait même de subir des travaux et des dommages en commettant le mal est de nature à détourner les hommes du péché.
2. Cet argument tient compte du péché en soi.
3. Même réponse.
Objections
1. Il ne semble pas qu'aucun péché puisse avoir de pareilles suites. Une peine, pour être juste, doit être égale à la faute, car la justice est une égalité ; d'où ce mot d'Isaïe (Ésaïe 27.8 Vg) : « Mesure pour mesure, en rejetant [cette nation] tu ne feras que lui rendre justice. » Or le péché est temporel. Il n'engage donc pas la dette d'une peine éternelle.
2. « Les peines sont des remèdes », dit le Philosophe. Or un remède ne doit jamais être infini, puisqu'il est ordonné à une fin et que ce qui est ordonné à une fin, selon le Philosophe, n'est pas infini. Donc nulle peine ne doit être infinie.
3. Nul ne fait une chose s'il n'y trouve pour soi-même un plaisir. Or, la Sagesse (Sagesse 1.13) assure que « Dieu ne prend pas plaisir à la perdition des hommes ». Il ne les punira donc pas d'un châtiment éternel.
4. Rien de ce qui existe par accident n'est infini. Or la peine existe par accident, puisqu'elle n'est pas conforme à la nature de celui qui en est frappé. Elle ne peut donc pas durer à l'infini.
En sens contraire, il est dit en S. Matthieu (Matthieu 25.46) : « Ils s'en iront au supplice éternel » ; et en S. Marc (Marc 3.29) : « Celui qui aura blasphémé contre le Saint-Esprit n'aura jamais de rémission, mais sera coupable d'une faute éternelle. »
Réponse
Nous venons de le dire : le péché entraîne une dette de peine du fait qu'il bouleverse un ordre. Or, la cause persistant, l'effet demeure. Par conséquent, il est nécessaire que la dette de peine demeure aussi longtemps que demeure le bouleversement de l'ordre. Or, lorsque quelqu'un bouleverse l'ordre, parfois c'est réparable, mais parfois c'est irréparable. En effet, le mal est toujours irréparable s'il ôte à l'ordre son principe. Si, au contraire, le principe reste sauf, les autres défauts peuvent être réparés par sa vertu. Ainsi, lorsque la vue est corrompue dans son principe même, il n'y a plus moyen de la recouvrer, sinon uniquement par la vertu divine ; si, au contraire, le principe de la vue restant sauf, il survient seulement quelque gêne dans la vision, la nature ou l'art sont capables d'y remédier. Or, tout ordre comporte un principe ; et c'est en se rattachant à ce principe qu'on devient participant de cet ordre. C'est pourquoi, si le péché détruit dans son principe l'ordre par lequel la volonté de l'homme est soumise à Dieu, le désordre sera de soi irréparable, encore qu'il puisse être réparé par la vertu divine. Or, le principe, en cet ordre de choses, c'est la fin ultime à laquelle on adhère par la charité. C'est pourquoi tous les péchés qui détournent de Dieu en faisant perdre la charité, entraînent, autant qu'il est en eux, l'obligation à une peine éternelle.
Solutions
1. Aussi bien dans les jugements de Dieu que dans celui des hommes, la peine est, quant à sa rigueur, proportionnée au péché. Mais, comme le dit S. Augustin, dans aucun jugement n'est requis que la peine soit égale à la faute quant à la durée. Car, parce que l'adultère ou l'homicide se commettent en un moment, ce n'est pas une raison de les châtier par une peine d'un moment. Au contraire, on les punit quelquefois de prison perpétuelle ou d'exil, quelquefois même de mort. Et, dans cette peine de mort, on ne regarde pas le temps qu'il faut pour l'exécuter, mais plutôt le fait que le coupable sera retranché à tout jamais de la société des vivants : ainsi, cette peine représente à sa manière l'éternité du châtiment divin. — « Il est pourtant juste, selon S. Grégoire, que l'homme ayant, dans son éternité, péché contre Dieu, trouve son châtiment dans l'éternité de Dieu. » Or, on dit de quelqu'un qu'il a péché dans son éternité, non seulement lorsqu'il a continué l'acte durant toute sa vie d'homme, mais par le fait que, s'il met sa fin dernière dans le péché, c'est qu'il a la volonté de le faire éternellement. Aussi S. Grégoire ajoute-t-il : « Les méchants auraient voulu vivre sans fin pour pouvoir demeurer sans fin dans leurs iniquités. »
2. La peine, même celle qu'infligent les lois humaines, n'est pas toujours médicinale pour celui qu'elle frappe. Parfois, elle l'est seulement pour les autres. Ainsi, lorsqu'un bandit est pendu, ce n'est pas pour son propre amendement, mais à cause des autres afin qu'au moins la crainte du châtiment arrête leurs méfaits, selon la parole des Proverbes (Proverbes 19.25) : « Flagellez les êtres pernicieux, et les sots seront plus sages. » C'est donc de cette manière que les peines éternelles des réprouvés, infligées par Dieu, sont médicinales : pour ceux qui s'abstiennent des péchés par la pensée de ces grands châtiments. Selon ce passage du Psaume (Psaumes 60.6) : « Tu as fait signe à ceux qui te craignent d'éviter le trait qui frappe, pour sauver tes bien-aimés. »
3. Dieu ne prend pas plaisir aux châtiments pour eux-mêmes ; mais il prend plaisir à l'ordre de sa justice, qui les exige.
4. Bien que la peine ne soit ordonnée à la nature que par accident, elle est ordonnée de soi à la privation d'ordre et à la justice de Dieu. C'est pourquoi la peine dure toujours aussi longtemps que le désordre.
Objections
1. Il semble bien, car on lit en Jérémie (Jérémie 10.24) : « Corrige-moi, Seigneur, mais que ce soit pourtant dans ta justice et non dans ta fureur, de crainte que tu ne me réduises à néant. » La colère de Dieu ou sa fureur signifie par métaphore la vindicte de la justice divine. Quant à être réduit à rien, c'est une peine infinie, de même que faire quelque chose de rien est d'une puissance infinie. Donc, selon la vindicte divine, le péché est puni d'une peine infinie en grandeur.
2. À la grandeur de la faute correspond celle de la peine. Selon le Deutéronome (Deutéronome 25.2) : « On fouettera le coupable à la mesure de son péché. » Mais le péché commis contre Dieu est infini. Car un péché est d'autant plus grave que la personne contre laquelle il est commis est plus grande ; ainsi est-il plus grave de frapper le prince que de frapper un particulier. Or la grandeur de Dieu est infinie. Il faut donc une peine infinie pour le péché commis contre Dieu.
3. Une chose est infinie de deux manières, en durée et en grandeur. Or en durée, la peine est infinie. Elle l'est donc aussi en grandeur.
En sens contraire, s'il en était ainsi, la peine serait égale pour tous les péchés mortels, car il n'y a pas d'infini plus grand que l'infini.
Réponse
La peine est proportionnée au péché. Or dans le péché il y a deux choses. L'aversion à l'égard d'un bien impérissable, qui est infini ; à cet égard, par conséquent, le péché est infini. D'autre part, la conversion désordonnée au bien périssable ; de ce côté le péché est fini, non seulement parce que le bien périssable est lui-même fini, mais encore parce que l'attachement est fini, lui aussi, car les actes de la créature ne peuvent être infinis. Ainsi donc, ce qui correspond à l'aversion de Dieu dans le péché, c'est la peine du dam, laquelle est infinie comme cette aversion, puisqu'elle est la perte d'un bien infini, c'est-à-dire de Dieu. Mais ce qui correspond dans le péché à la conversion désordonnée, c'est la peine du sens, laquelle aussi est finie.
Solutions
1. Il ne convient pas à la justice de Dieu que le pécheur soit tout à fait réduit à néant, parce que ce serait contraire à la perpétuité de la peiné, qu'exige, avons-nous dit, la justice divine. Mais de celui qui est privé des biens spirituels, on dit qu'il est réduit à rien : « Si je n'ai pas la charité, je ne suis rien », dit l'Apôtre (1 Corinthiens 13.2).
2. Cet argument est valable si l'on considère le péché sous l'angle de l'aversion ; car ainsi l'homme pèche contre Dieu.
3. La durée de la peine répond à la durée de la faute, en tenant compte non pas de l'acte mais de la tache qu'il laisse dans l'âme ; la dette de peine dure aussi longtemps que cette tache. Mais la rigueur de la peine répond à la gravité de la faute ; or, si la faute est de soi irréparable, elle a de quoi durer à perpétuité, et c'est pourquoi une peine éternelle lui est due. Mais sous l'angle de la conversion, elle ne comporte pas l'infinité, elle n'est pas tenue, de ce fait, à une peine infinie en grandeur.
Objections
1. Il semble que tout péché conduise à cela. Nous venons de dire que la peine est proportionnée à la faute. Or, il y a une différence infinie entre une peine éternelle et une peine temporelle; tandis qu'entre un péché et un autre la différence, semble-t-il, n'est jamais infinie puisque tout péché est un acte humain et que l'acte humain ne peut être infini. Donc, étant admis qu'il y a des péchés auxquels une peine éternelle est due, il semble qu'il n'y en ait pas auquel soit due seulement une peine temporelle.
2. Le péché originel est le moindre des péchés. Aussi, selon S. Augustin, « la peine la plus douce est réservée à ceux qui sont punis pour le seul péché originel ». Or, c'est déjà une peine perpétuelle. Jamais, en effet, les enfants morts sans baptême, avec le péché originel, ne verront le royaume de Dieu, comme cela ressort de ce que dit le Seigneur (Jean 3.3) : « Nul, s'il ne renaît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu. » Par conséquent, à plus forte raison, pour tous les autres péchés la peine sera éternelle.
3. Un péché ne mérite pas une peine plus grande du fait d'être uni à un autre péché, chacun des deux ayant son propre châtiment taxé selon la justice divine. Or le péché véniel est frappé d'une peine éternelle s'il se trouve uni au péché mortel chez un damné, puisqu'il ne peut y avoir de rémission en enfer. Donc le péché véniel mérite purement et simplement une peine éternelle et à aucun péché n'est due une peine temporelle.
En sens contraire, S. Grégoire dit que « certaines fautes plus légères sont remises après cette vie ». Tous les péchés ne sont donc pas punis d'une peine éternelle.
Réponse
Le péché cause, avons-nous dit, l'obligation à une peine éternelle dans la mesure où il contrarie d'une manière irréparable l'ordre de la justice divine en s'opposant au principe même de l'ordre, c'est-à-dire de la fin ultime. Or il est évident qu'en certains péchés, s'il y a quelque désordre, ce n'est cependant pas par opposition à la fin ultime, mais seulement dans les moyens d'y atteindre, en tant qu'on s'applique à ces moyens plus ou moins qu'on ne devrait, mais en préservant l'ordre à la fin ultime. C'est ce qui arrive, par exemple, lorsqu'un homme trop épris d'une réalité temporelle ne voudrait pourtant pas à cause d'elle offenser Dieu en faisant quoi que ce soit contre son commandement. Le péché, dans ce cas-là, n'expose donc pas à une peine éternelle, mais à une peine temporelle.
Solutions
1. Il n'y a pas une différence infinie entre les péchés sous l'angle de la conversion au bien périssable, conversion en quoi consiste la substance de l'acte. Mais il y a différence infinie sous l'angle de l'aversion, car il y a des péchés que l'on commet par aversion de la fin ultime, et il y en a au contraire qui supposent un désordre dans les moyens qui y conduisent. Or, entre la fin ultime et les moyens d'y atteindre, la différence est infinie.
2. Le péché originel ne mérite pas une peine éternelle en raison de sa gravité, mais en raison de la condition du sujet, c'est-à-dire de l'homme, qui se trouve sans la grâce, alors que c'est seulement par la grâce que se fait la rémission de la peine.
3. Il faut dire la même chose du péché véniel. L'éternité de la peine, en effet, ne répond pas à la grandeur de la faute mais, comme nous l'avons dit, à sa nature irrémissible.
Objections
1. La chose ne paraît pas possible, car écarter la cause c'est écarter l'effet. Or le péché est cause de la dette de peine ; donc, s'il est écarté, la dette de peine cesse.
2. Le péché est écarté par là même que l'on revient à la vertu. Mais lorsqu'on est vertueux, on n'encourt plus de peine, on mérite plutôt la récompense. Donc, le péché étant écarté, il n'y a plus dette de peine.
3. « Les peines sont des remèdes », dit le Philosophe. Mais, une fois que quelqu'un est guéri de la maladie, on ne lui donne plus de remède. Donc si l'on est guéri du péché, la dette de peine ne subsiste pas.
En sens contraire, nous lisons au 2e livre de Samuel (2 Samuel 12.13, 14) que David dit à Nathan : « J'ai péché devant le Seigneur », et Nathan répond à David : « Le Seigneur pardonne ton péché, tu ne mourras pas ; cependant, parce que tu as été cause que les ennemis du Seigneur ont blasphémé son nom, le fils qui t'est né va mourir. » Voilà donc quelqu'un que Dieu punit même après que son péché lui est remis. Ainsi, la dette de peine subsiste après que le péché a été écarté.
Réponse
Dans le péché nous pouvons considérer deux choses, l'acte de la faute, et la tache qui en est la suite.
Pour ce qui est de l'acte, il est clair que dans tous les péchés actuels, l'acte cessant, la dette de peine demeure. L'acte du péché, en effet, rend un homme passible de la peine dans la mesure où cet homme transgresse l'ordre de la justice divine ; il ne rentre dans l'ordre que par la compensation de la peine.
Celle-ci rétablit la juste égalité ; elle fait que celui qui a cédé plus qu'il ne devait à sa propre volonté en agissant contre le commandement de Dieu, se rend aux exigences de la justice divine en subissant, de bon cœur ou par force, quelque chose qui contrarie sa volonté. Ce point est observé même dans les injustices faites aux hommes : on vise à rétablir intégralement la juste égalité par la compensation de la peine. Aussi est-il évident que, pour le péché comme pour l'injustice commise, lorsque l'acte cesse, la dette de peine subsiste encore.
Mais, si nous parlons de l'effacement de la tache, alors il est manifeste que la tache du péché ne peut être effacée de l'âme que lorsque celle-ci se retrouve unie à Dieu, puisque c'est en s'éloignant de lui qu'elle venait à perdre son propre éclat, ce qui est la tache, comme nous l'avons expliqué plus haut. Or, l'homme s'unit à Dieu par la volonté. C'est pourquoi la tache du péché ne peut être enlevée à l'homme sans que sa volonté accepte l'ordre de la justice divine ; ce qui signifie, ou que lui-même spontanément prendra sur lui de se punir en compensation de la faute passée, ou encore qu'il supportera patiemment la peine que Dieu lui envoie ; dans les deux cas, en effet, la peine a un caractère de satisfaction. Mais une peine satisfactoire enlève quelque chose à la raison de peine, car il est essentiel à la peine d'être contre la volonté. Or la peine satisfactoire, bien qu'elle soit dans l'absolu opposée à la volonté, ne l'est cependant pas dans le concret ; de ce fait elle est volontaire. Somme toute, elle est purement et simplement volontaire, encore qu'involontaire à un certain égard, selon ce que nous avons dit plus haut sur la qualité volontaire ou involontaire des actes. Donc il faut conclure que, la tache de la faute étant effacée, il peut subsister quand même une dette de peine ; ce n'est plus toutefois une peine au sens absolu, mais une peine satisfactoire.
Solutions
1. De même que, l'acte cessant, la tache demeure comme nous l'avons dit plus haut, de même la dette peut demeurer aussi. Mais la tache s'effaçant, la dette ne subsiste plus avec le même caractère, comme nous venons de le dire.
2. À l'homme vertueux la peine ne doit plus être appliquée de façon absolue, mais elle peut lui être due comme peine satisfactoire, parce que ceci même appartient à la vertu : chercher à satisfaire pour tout ce qui offense Dieu ou les hommes.
3. Une fois la tache effacée, on peut considérer comme guérie la blessure que le péché faisait à la volonté. Mais la peine est encore requise pour la guérison des autres facultés de l'âme que la faute passée avait déréglées, si bien qu'il faut maintenant les soigner par un traitement contraire. La peine est requise aussi pour rétablir l'équilibre de la justice, et pour écarter le scandale des autres ; il importe que l'expiation édifie ceux que la faute a scandalisés ; c'est ce qui se voit dans l'exemple de David, allégué ci-dessus.
Objections
1. Non, semble-t-il. Il est dit en S. Jean (Jean 9.2, 3) au sujet de l'aveugle-né : « Ni lui ni ses parents n'ont péché, pour qu'il soit né aveugle. » Nous voyons pareillement beaucoup d'enfants, même baptisés, souffrir des peines graves ; fièvres, vexations des démons, et quantité d'afflictions, alors que pourtant il n'y a plus de péché en eux après qu'ils ont été baptisés. Et avant qu'ils aient été baptisés, il n'y avait pas plus de péché chez eux que chez d'autres enfants qui n'ont pas eu a souffrir ainsi. Toute peine n'est donc pas pour un péché.
2. Il y a la même raison, semble-t-il, à ce que des pécheurs soient dans la prospérité et des innocents dans la peine. Or nous rencontrons fréquemment l'un et l'autre dans la vie des hommes. À propos des pécheurs, le Psaume (Psaumes 73.5) dit en effet : « Ils n'ont pas le tracas des autres hommes ; ils ne seront pas châtiés avec tout le monde. » Et Job (Job 21.7) : « Les impies sont bien vivants, ils ont eu le soulagement et le réconfort de leurs richesses. » Habacuc (Habacuc 1.13) dit aussi : « Pourquoi regarder les perfides et te taire quand l'impie foule aux pieds un plus juste que lui ? » Donc toute peine n'est pas infligée pour une faute.
3. S. Pierre (1 Pierre 2.22) dit du Christ : « Il n'a pas commis de faute, il n'y a pas eu de mensonge dans sa bouche », et pourtant il ajoute au même endroit : « Il a souffert pour nous. » Donc la peine n'est pas toujours infligée par Dieu pour une faute.
En sens contraire, nous lisons au livre de Job (Job 4.7-9) : « Quel est l'innocent qui a jamais péri ? Ou quand les gens de bien ont-ils été rayés de ce monde ? N'ai-je pas vu plutôt périr au soufre de Dieu ceux qui commettent l'iniquité ? » Et S. Augustin affirme que toute peine est juste, et qu'elle est administrée pour un péché.
Réponse
La peine, on vient de le dire, peut être considérée de deux manières : de façon absolue, et comme une peine satisfactoire.
La peine satisfactoire est en quelque sorte volontaire. Et, comme il arrive que des gens très différemment passibles de la peine ne fassent qu'un par la volonté dans l'amour qui les unit, il suit de là que parfois quelqu'un qui n'a pas péché supporte volontairement une peine pour autrui, de même que dans les affaires humaines nous voyons aussi que quelqu'un peut endosser la dette d'un autre.
Mais si nous parlons de la peine considérée absolument, en tant qu'elle a raison de peine, alors elle est toujours ordonnée à une faute propre ; mais tantôt à une faute actuelle, comme lorsqu'on est puni par Dieu ou par les hommes pour le mal qu'on a commis ; tantôt, au contraire, la peine est ordonnée à la faute originelle, et cela, soit à titre de principe, soit à titre de conséquence. À titre de principe, la peine du péché originel est que la nature humaine se trouve abandonnée à elle-même, étant destituée du secours de la justice originelle ; de là viennent toutes les misères qui tombent sur l'humanité par suite de la déchéance de la nature.
Il faut cependant savoir que parfois certaines choses paraissent être des peines, qui pourtant n'ont pas absolument raison de peine. En effet, la peine est une espèce de mal, nous l'avons dit dans la première Partie ; et le mal est une privation de bien. Mais, comme les biens de l'homme sont de plusieurs sortes, ceux de l'âme, ceux du corps, et les biens extérieurs, il arrive parfois que, si l'on subit préjudice dans un bien moindre, c'est pour grandir dans un bien meilleur ; ainsi quand on subit une perte d'argent pour soigner sa santé, ou une perte à la fois d'argent et de santé pour le salut de son âme et pour la gloire de Dieu. De telles pertes ne sont pas alors pour l'homme un mal absolu mais un mal relatif. Elles n'ont donc pas absolument raison de peines, mais de remèdes, car les médecins eux aussi font prendre des potions amères aux malades afin de leur rendre la santé. Et puisque de pareilles épreuves n'ont pas proprement raison de peine, elles ne se ramènent pas à des fautes comme à leur cause, sinon dans la mesure où cette nécessité même d'appliquer des peines médicinales à la nature humaine provient de la corruption de cette nature, châtiment du péché originel. Dans l'état d'innocence, en effet, il n'y aurait pas eu besoin d'amener personne à progresser dans la vertu par le moyen d'exercices pénibles. C'est pourquoi ce qu'il y a de réellement pénible en cela se rattache à la faute originelle comme à sa cause.
Solutions
1. Ces défauts que l'on a de naissance ou encore dès l'enfance sont l'effet et le châtiment du péché originel, on l'a dit. Ils demeurent même après le baptême, pour la raison rapportée plus haut. Qu'ils n'existent pas également chez tous, cela tient aux diversités d'une nature qui est abandonnée à elle-même, comme nous l'avons expliqué. — Ces défauts cependant sont dans le plan providentiel ordonnés au salut des hommes : soit de ceux qui les subissent, soit des autres pour qui ils sont un avertissement. Ils sont ordonnés aussi à la gloire de Dieu.
2. Les biens temporels et corporels sont assurément des biens pour l'homme, mais de petits biens ; au contraire, les biens spirituels sont les grands biens de l'homme. Il appartient donc à la justice divine d'accorder aux gens vertueux des biens spirituels, et de leur donner, en fait de biens temporels, ce qui suffit à la vertu. Comme dit Denys en effet « ce n'est pas à la justice divine d'amollir la force des meilleurs par l'abondance des choses matérielles ». Quant aux autres, le fait même que les biens temporels leur sont donnés, tourne à leur détriment spirituel ; de là cette conclusion du Psaume (Psaumes 73.6) : « C'est par là que l'orgueil s'est emparé d'eux. »
3. Le Christ a enduré une peine satisfactoire, non point pour ses péchés mais pour les nôtres.
Objections
1. Il semble que cela arrive puisqu'on lit dans l'Exode (Exode 20.5) : « Je suis un Dieu jaloux, poursuivant l'iniquité des pères dans les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération pour ceux qui me haïssent. » En S. Matthieu (Matthieu 23.35) nous lisons : « Que retombe sur vous tout le sang des justes qui a été versé sur la terre. »
2. La justice humaine dérive de la justice divine. Or suivant la justice humaine les fils sont quelquefois punis pour leurs parents, par exemple, dans le crime de lèse-majesté. Donc, suivant la justice divine aussi, quelqu'un est puni pour le péché d'autrui.
3. Si l'on objectait qu'un fils n'est pas puni pour le péché de son père, mais pour son propre péché en tant qu'il imite la malice paternelle, on ne le dirait pas davantage des fils que des étrangers qui sont punis de la même peine que ceux dont ils imitent les péchés. Il ne semble donc pas que les fils soient punis pour leurs propres péchés, mais pour les péchés de leurs parents.
En sens contraire, il est écrit en Ézéchiel (Ézéchiel 18.20) : « Le fils ne portera pas l'iniquité du père. »
Réponse
Si nous parlons de la peine satisfactoire, celle qui est assumée volontairement, il arrive que quelqu'un la porte pour un autre en tant qu'ils sont un en quelque sorte, nous l'avons déjà dit. — Si nous parlons de la peine infligée pour le péché en tant qu'elle a raison de peine, alors chacun est puni uniquement pour sa propre faute, parce que l'acte du péché est quelque chose de personnel. Si nous parlons de la peine à caractère médicinal, il arrive à quelqu'un d'être puni pour le péché d'autrui. Nous avons dit en effet que la perte des biens du corps, ou encore celle du corps lui-même, sont des peines médicinales ordonnées au salut de l'âme. Rien n'empêche, par conséquent, que quelqu'un soit frappé de peines de cette nature, par Dieu ou par les hommes, pour le péché d'un autre, comme les fils pour leurs pères et les sujets pour leurs seigneurs, en tant qu'ils font partie de leur avoir. Cependant, si le fils participe à la faute de son père ou le sujet à celle de son seigneur, ce genre d'épreuve a raison de peine des deux côtés, c'est-à-dire visant celui qui est puni comme celui pour qui il est puni. Si, au contraire, le fils et le sujet ne participent pas à la faute, l'épreuve a le caractère d'un châtiment à l'adresse de ceux pour qui ils sont punis ; tandis qu'elle a seulement, chez ceux qui sont punis, le caractère d'un remède, sauf par accident, en tant qu'ils consentent au péché d'autrui ; car, s'ils supportent patiemment cette épreuve, elle est ordonnée au bien de leur âme. Mais, pour ce qui est des châtiments spirituels, ils ne sont pas seulement des remèdes, parce que le bien de l'âme n'est pas ordonné à un bien meilleur. C'est pourquoi nul ne subit de dommage dans les biens de l'âme sans faute personnelle. C'est pourquoi S. Jérôme dit dans une de ses lettres que par de telles peines personne n'est puni pour autrui parce que, quant à l'âme, le fils n'appartient pas au père. Le Seigneur dit pourquoi en Ézéchiel (Ézéchiel 18.4) « Toutes les âmes sont à moi. »
Solutions
1. Ces deux passages doivent être rapportés aux peines temporelles ou corporelles ; on y considère les enfants comme le bien des parents, les héritiers comme le bien de leurs devanciers. Autrement, si l'on applique ces textes aux peines spirituelles, ils signifient qu'il y a imitation dans la faute, d'où cette addition dans l'Exode : « Ceux qui me haïssent », et dans S. Matthieu : « Vous comblez la mesure de vos pères. » — On dit que les péchés des parents sont punis chez leurs enfants, parce que les enfants élevés dans les péchés de leurs parents sont encore plus enclins à pécher, tant à cause de l'habitude qu'ils ont prise que de l'exemple que leur a fait suivre l'autorité de leurs parents. Et les enfants méritent même d'être châtiés plus que les parents, si la vue des peines infligées à ceux-ci n'a pas réussi à les corriger eux-mêmes. Le texte de l'Exode dit encore : « jusqu'à la troisième et quatrième génération », parce que d'ordinaire les hommes vivent suffisamment pour voir la troisième et quatrième génération ; et ainsi, mutuellement, les enfants peuvent voir les péchés des parents pour les imiter, et les parents, les peines de leurs enfants pour s'en attrister.
2. Ce sont des peines corporelles et temporelles que la justice humaine inflige à quelqu'un pour le péché d'autrui. Ce sont des remèdes ou médecines contre les fautes suivantes, soit en punissant les coupables, soit en détournant les autres d'imiter leur exemple.
3. Lorsqu'il s'agit de punitions pour les péchés des autres, les proches sont punis plus que les étrangers, d'abord parce que la peine qui frappe les proches rejaillit en quelque sorte sur ceux qui ont fait le mal, étant donné que le fils est, comme nous venons de l'expliquer, un avoir du père ; et aussi parce que les exemples comme les châtiments touchent davantage quand ils sont dans la famille ; de là vient que lorsqu'un enfant a été élevé dans les mauvais exemples des parents, il les suit avec plus de force ; et, si les peines de ceux-ci ne l'ont pas effrayé, c'est qu'il apparaît plus obstiné qu'eux, et mérite par là même un châtiment plus grand.
La distinction entre péché mortel et péché véniel étant fondée sur la dette de peine, c'est maintenant qu'il faut traiter de ces deux sortes de péchés. Et d'abord du péché véniel comparé au péché mortel (Q. 88). Puis, du péché véniel considéré en lui-même (Q. 89).