Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XVI

CHAPITRE IV
Voyage d'Antipater à Rome ; Hérode le suit, accompagné de ses deux fils ; il accuse ceux-ci devant l’empereur ; Alexandre prend la parole et tente de se disculper ; l'empereur invite Hérode à la réconciliation ; de retour à Jérusalem, Hérode donne l'ordre de succession au trône de ses fils : Antipater, puis Alexandre, puis Aristobule.[1]

Hérode accuse ses fils devant l’empereur.

1. Le voyage d’Antipater lui servir pour acquérir des honneurs et sembler monter au premier rang. En effet, il fut très considéré à Rome, où Hérode l’avait recommandé à tous ses amis. Mais il s’irritait de n’être pas sur les lieux et de perdre ainsi l’occasion de continuer à charger ses frères ; il craignait surtout que son père ne changeât de sentiment et ne s’avisât, laissé à lui-même, de s’adoucir envers les fils de Mariamne. Dans cet état d’esprit, il ne renonça pas à son dessein et, de Rome même, ne cessait d’écrire à son père tout ce qu’il espérait pouvoir le chagriner et l’exaspérer contre ses frères, sous prétexte qu’il s’inquiétait du sort d’Hérode, en réalité parce que sa nature perverse s’abandonnait à de grandes espérances. Finalement, il amena Hérode à un tel degré de colère et de désarroi[2] que celui-ci prit en haine les adolescents, tout en reculant encore devant la tragédie suprême. Pour ne pas pécher par négligence ou par précipitation, il jugea préférable de faire voile lui-même pour Rome et d’y accuser ses fils auprès de l’empereur, sans se permettre un acte qui, par la gravité du sacrilège, pût le rendre suspect. Arrivé à Rome, il alla jusqu’à la ville d’Aquilée dans sa hâte de rencontrer l’empereur ; puis, saisissant la première occasion de lui parler des grands malheurs dont il se croyait affligé, amena en présence de César ses fils[3] et dénonça leur folie et leur conspiration. Ils étaient, dit-il, ses ennemis, s’efforçant par tous les moyens de témoigner leur haine envers leur père au point de vouloir le tuer et s’emparer de la royauté de la manière la plus atroce, alors que lui-même avait reçu de l’empereur le droit de la laisser à sa mort non à ses héritiers nécessaires, mais plutôt, par son propre choix, au fils qui serait resté le plus pieux envers lui. D’ailleurs peu leur importait le pouvoir ni, s’ils en étaient privés, la vie, pourvu qu’ils pussent se défaire de leur père, tant la haine née dans leurs âmes était sauvage et impie. Lui-même, qui supportait depuis longtemps cette infortune, maintenant se voyait contraint de la révéler à l’empereur et de souiller ses oreilles de ces horreurs. Et pourtant, quels mauvais traitements avaient-ils supportés de son fait ? En quoi pouvaient-ils lui reprocher d’avoir été dur ? Comment était-il possible et juste de ne pas lui permettre de disposer d’un pouvoir qu’il n’avait acquis lui-même qu’à force de travaux et de périls, et de ne pas le laisser maître de le donner à qui il en jugeait digne ? Ce pouvoir, il en faisait le prix de la piété filiale pour celui qui saurait se conduire envers lui de manière à mériter une telle récompense. Qu’il fût impie de leur part de se mêler de sa succession, c’était l’évidence : quiconque songe continuellement à devenir roi escompte en même temps la mort de son père, puisqu’il ne lui est pas possible de régner autrement. Pour lui, tous les avantages que l’on confère à des rois désignés ou à des fils de roi, il les en avait comblés : dignités, serviteurs, luxe ; il leur avait même procuré les unions les plus brillantes en mariant l’un à la fille de sa sœur et l’autre, Alexandre, à la fille du roi Archélaüs. Par dessus tout, après une telle conduite de leur part, il n’avait pas exercé contre eux l’autorité dont il était investi ; il les avait menés devant l’empereur, leur commun bienfaiteur, se dépouillant de tous les droits d’un père victime d’une impiété, d’un roi victime d’un complot, pour se présenter au jugement sur un pied d’égalité avec eux. Il suppliait pourtant l’empereur de ne pas le laisser complètement sans vengeance et de ne pas le forcer à vivre dans les plus grandes craintes : à quoi leur servirait-il de voir la lumière du jour après ce qu’ils avaient projeté, s’ils échappaient au châtiment, ayant tout osé et méritant de tout subir ?

[1] Sections 1-4 = Guerre, I, 452-454.

[2] δυσθμίας Cocceius, δυσφημίας codd.

[3] D’après Guerre, § 452, Hérode n’amène en Italie que l’un des deux princes, Alexandre (T. R.).

Alexandre se défend.

2. Voilà ce qu’Hérode imputa non sans émotion à ses fils devant l’empereur, et pendant qu’il parlait encore, les jeunes gens versaient des pleurs et se montraient bouleversés ; mais ce fut encore pis quand Hérode cessa de parler, car si leur conscience leur assurait qu’ils étaient innocents d’une telle impiété, ils jugeaient avec raison difficile de réfuter les accusations portées par leur père, parce qu’il était indécent en l’occurrence de parler librement et de chercher à le convaincre d’avoir toujours été égaré par la violence et la précipitation. De là leur embarras de parler, leurs larmes et leurs gémissements qui firent pitié ; car ils craignaient, s’ils se taisaient, de sembler gênés par la conscience de leur culpabilité et ils ne trouvaient pas facilement le moyen de se disculper, à cause de leur jeunesse et de leur désarroi. Mais l’empereur, remarquant leur état, comprit que leur hésitation venait non pas de la conscience qu’ils avaient de leur perversité, mais bien de leur inexpérience et de leur retenue. Les assistants étaient saisis de pitié pour eux et ils émurent aussi leur père d’une sincère affliction.

3. Une fois qu’ils virent quelque bienveillance en lui et chez l’empereur, que des autres assistants les uns pleuraient avec eux et que tous compatissaient à leurs maux, l’un des fils, Alexandre, implora son père et tenta de se disculper : « Ô mon père, dit-il, ton affection envers nous se manifeste même dans ce procès, car si tu avais médité contre nous un acte de rigueur, tu ne nous aurais pas menés vers le protecteur du monde entier. Comme roi et comme père tu avais toute liberté de punir des coupables ; nous amener à Rome et prendre un pareil témoin, c’est l’acte de quelqu’un qui voulait notre salut ; personne, s’il a décidé de tuer un autre, ne le mène dans un sanctuaire ou dans un temple. Mais notre situation à nous est bien pire : nous ne pourrions supporter de survivre si nous croyions avoir été si criminels envers un tel père. Et peut-être serait-il moins dur encore de mourir innocents que de vivre soupçonnés de crime. Mais si la vérité parlant librement peut se faire écouter, nous serons heureux de te persuader et d’échapper au danger ; si la calomnie au contraire est si forte, à quoi nous sert la lumière du soleil, qu’il nous faudrait voir en suspects ? Dire que nous aspirons à la royauté, c’est porter une accusation facile contre des jeunes gens ; ajouter le souvenir de notre mère infortunée, c’est aggraver nos malheurs présents par nos malheurs anciens. Considère que ce sont là des lieux communs et qu’on peut insinuer contre tous de la même manière. Rien n’empêchera, en effet, un roi, s’il a de jeunes fils dont la mère est morte, de les soupçonner tous de vouloir comploter contre leur père. Mais un soupçon ne suffit pas quand il s’agit d’un crime si impie. Que quelqu’un dise si nous avons rien tenté de si évident que même l’incroyable en prenne quelque créance. Quelqu’un peut-il nous convaincre d’avoir préparé du poison, conspiré avec nos compagnons, corrompu des serviteurs, écrit une lettre contre toi ? Cependant il est des cas où chacun de ces crimes a déjà été inventé par la calomnie sans qu’il se soit produit. En effet, c’est chose pénible dans un royaume qu’une maison royale désunie, et le pouvoir que tu déclares la récompense de la piété est souvent pour les plus pervers la cause d’espoirs qui ne les font, reculer devant aucun forfait. Personne donc ne nous convaincra d’un crime, quant aux calomnies, comment en serions-nous absous par celui qui ne veut pas nous écouter ? Avons-nous parlé avec un peu trop de licence ? Oui, mais non point, contre toi — c’eût été impie — mais contre ceux qui ne se taisaient point même si nous ne parlions pas[4]. L’un de nous a-t-il pleuré notre mère ? Ce n’était pas parce qu’on l’avait fait mourir, mais parce qu’une fois morte elle était insultée par des gens indignes. Nous désirons le pouvoir que nous savons aux mains de notre père ? Dans quelle intention ? Si nous avons les honneurs des rois — et nous les avons — quelle peine inutile ! Si nous ne les avons pas, ne pouvons-nous les espérer ? Pouvions-nous présumer nous emparer de la royauté après t’avoir tué, qui après un tel acte, ne trouverions plus de terre où marcher, ni de mer où naviguer ? La piété de tous tes sujets, la religion de tout le peuple supporteraient-elles que des parricides prissent l’empire et entrassent dans le temple très saint que tu as construit ? Et si même nous avions méprisé les autres, quel meurtrier pourrait rester impuni vivant de l’empereur ? Non, tu n’as pas engendré des fils aussi impies ni aussi fous, mais peut-être des fils trop infortunés pour que tu sois heureux. Si tu n’as pas de griefs précis et ne découvres aucun complot, qu’est-ce qui suffirait à te faire croire à une telle impiété ? La mort de notre mère ? mais son sort ne pouvait que nous donner à réfléchir, et, non nous surexciter. Nous voudrions nous défendre plus longuement encore, mais le néant ne comporte aucune une réfutation. C’est pourquoi devant l’empereur, maître suprême et notre arbitre en la circonstance, voici l’arrangement que nous proposons : si tu reprends à notre égard, comme l’exige la vérité, des sentiments de confiance, mon père, nous vivrons, bien que sans joie, car c’est une dure chose qu’être accusés de grands crimes même faussement. Mais s’il te reste quelques soupçons, continue à prendre tes précautions[5] ; quant à nous, nous nous ferons justice à nous-mêmes, car la vie ne nous est pas assez précieuse pour la garder au détriment de qui nous l’a donnée »[6].

[4] οὐδ' εἴ τι μὴ λελάτητο Niese (οὐδ' ὅτι λελάλητο Codd).

[5] εὐκαβείᾳ Dindorf : εὐσεβείᾳ Codd.

[6] On remarquera dans ce discours l’absence de toute attaque contre Antipater, alors que le résumé de Guerre (§ 453) y fait allusion.

Réconciliation d’Hérode et de ses fils.

4. Pendant qu’Alexandre parlait ainsi, l’empereur qui, dès l’origine, n’avait pas ajouté foi à cette terrible accusation, se sentait encore plus retourné, et regardait avec insistance Hérode qu’il voyait également ébranlé. Tous les assistants étaient anxieux et les rumeurs répandues dans la cour rendaient le roi odieux. Car l’invraisemblance de l’accusation, la pitié qu’inspiraient des adolescents dans la fleur de l’âge et de la beauté physique, leur attiraient la sympathie de tous, surtout quand Alexandre eut répondu avec adresse et, bon sens. Eux-mêmes n’avaient plus la même attitude ; ils pleuraient encore et restaient penché vers la terre avec humilité, mais ils entrevoyaient un espoir meilleur, et le roi qui, à force de se persuader lui-même, croyait avoir prononcé un réquisitoire plausible, faute d’avoir réussi à les confondre, avait lui-même besoin d’une excuse. L’empereur, après un court délai, prononça que les jeunes gens, même s’ils semblaient tout à fait étrangers au crime dont on les accusait avaient du moins fait une faute en ne se comportant pas envers leur père de manière à ne pouvoir être accusés. Il exhorta Hérode à bannir tout soupçon et à se réconcilier avec ses fils ; en effet, il n’était pas juste même de soupçonner ainsi ses enfants et, d’autre part, en changeant de dispositions, ils pourraient non seulement effacer le passé, mais encore exciter leur affection mutuelle, quand les uns et les autres, pour vaincre leur tendance au soupçon, feraient effort pour se témoigner réciproquement un plus grand zèle. Pendant cette admonestation, il fit signe aux deux jeunes gens. Comme ils voulaient tomber au pied de leur père pour le prier, celui-ci, les devançant, les embrassa au milieu de leurs pleurs en leur donnant tour à tour l’accolade, si bien qu’aucun des assistants, libre ou esclave, ne résister à l’émotion.

De retour en Judée, Hérode règle l’ordre de sa succession.

5.[7] Alors, après avoir remercié l’empereur, tous s’en allèrent ensemble, accompagné d’Antipater qui feignait de se réjouir de leur réconciliation. Les jours suivants Hérode fit don à l’empereur de trois cents talents, pour les spectacles et les distributions qu’il offrait au peuple romain. L’empereur lui donna en retour la moitié du revenu des mines de cuivre de Chypre et lui confia la gestion de l’autre moitié ; il lui offrit en outre force présents d’hospitalité et de résidence et lui laissa la liberté de désigner pour lui succéder au trône celui de ses enfants qu’il choisirait, ou de leur conférer à tous cet honneur en le divisant par parties égales ; et comme Hérode voulait le faire à l’instant, l’empereur s’y opposa ne voulant pas que de son vivant il ne restât pas le maître de son royaume et de ses fils.

[7] Section 5 = Guerre, I, 455-466, où le discours d’Hérode est plus développé.

6. Ensuite Hérode reprit le chemin de la Judée. Pendant son absence, les gens de Trachône[8], qui formaient une partie importante de son empire, s’étaient révoltés, mais les généraux laissés sur place par le roi les vainquirent et les réduisirent de nouveau à l’obéissance. Quant à Hérode, naviguant avec ses fils, il arriva en Cilicie à Aiousa, villa qui a reçu maintenant le nom de Sébaste, et y trouva le roi de Cappadoce, Archélaüs. Celui-ci l’accueillit avec affabilité, joyeux de le voir réconcilié avec ses fils, et qu’Alexandre, qui avait épousé sa fille, eût dissipé les accusations. Ils se firent mutuellement des cadeaux dignes de rois[9]. De là Hérode regagna la Judée et, entrant dans le temple, y parla des événements de son voyage : il exposa notamment les marques de bienveillance qu’il avait reçues de l’empereur et fit connaître en détail tous ceux de ses actes dont il jugeait utile d’informer le public. Enfin il termina en admonestant ses fils et en invitant les courtisans et le reste du peuple à la concorde. Il désigna pour régner après lui ses fils dans l’ordre suivant : en premier lieu Antipater, puis les fils de Mariamne, Alexandre et Aristobule[10] ; pour le présent, il invita tout le monde à ne regarder que lui comme leur roi et leur maître à tous, car il n’était ni incommodé par la vieillesse, période de la vie qui donne le plus d’expérience pour gouverner, ni dépourvu de tous les moyens nécessaires pour régir son royaume et commander à ses fils. Quant aux officiers et aux soldats, pourvu qu’ils le regardassent comme leur seul chef, il leur promit qu’ils auraient une vie sans souci et que lui et eux se procureraient mutuelle félicité. Ayant ainsi parlé, il leva l’assemblée ; son discours avait été agréable à la plupart des auditeurs, mais non à tous, car déjà, en raison des rivalités et des espérances qu’il avait provoquées chez ses fils, il se dessinait des vagues d’agitation[11] et force désirs de nouveautés.

[8] Chef-lieu de Trachonitide, au nord-ouest du Haouran.

[9] Dans Guerre, § 456, Archélaüs, par ses lettres à Rome, avait contribué à l’accommodement. Il accompagna Hérode jusqu’à Zéphyron et lui fit des présents s’élevant à 30 talents.

[10] Il semble être question ici d’un ordre de succession, tandis que Guerre § 458 indique un partage entre les trois princes.

[11] Nous lisons avec Niese μεμετεώριστο (νενωτέριστο Codd).

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