- Le péché véniel produit-il une tache dans l'âme ?
- La caractéristique du péché véniel figurée par « le bois, le foin et la paille » (1 Corinthiens 3.12).
- Dans l'état d'innocence, l'homme aurait-il pu pécher véniellement ?
- L'ange, bon ou mauvais, le peut-il ?
- Les premiers mouvements des infidèles sont-ils des péchés véniels ?
- Le péché véniel peut-il coexister avec le péché originel seul ?
Objections
1. Il semble que oui, car S. Augustin affirme : « Si les péchés véniels se multiplient, ils ravagent à tel point notre beauté qu'ils nous privent des embrassements de l'époux céleste. » Or, la tache n'est pas autre chose que cette perte de la beauté. Donc, les péchés véniels produisent une tache dans l'âme.
2. Le péché mortel produit une tache dans l'âme à cause du dérèglement qu'il cause dans les actes et dans les affections du pécheur. Or, dans le péché véniel il y a un certain dérèglement des actes et des affections. Donc il produit une tache dans l'âme.
3. La tache de l'âme vient de son contact, par l'amour, avec une réalité temporelle, on l'a déjà dit. Or, dans le péché véniel, ce contact existe, par un amour désordonné. Donc, le péché véniel introduit dans l'âme une tache.
En sens contraire, lorsque le Seigneur a voulu, comme dit l'Apôtre (Éphésiens 5.25), « se présenter à lui-même une Église éclatante n'ayant ni tache ni ride », cela veut dire, d'après la Glose, « n'ayant rien de criminel ». C'est donc, semble-t-il, le propre du péché mortel de produire une tache dans l'âme.
Réponse
Nous l'avons dit, cette tache est une perte d'éclat par suite d'un contact, comme on le voit dans les choses matérielles, d'où le mot est passé par comparaison avec les choses de l'âme. Or, le corps a un double éclat : l'un qui provient du bon état intrinsèque des membres et du teint ; l'autre du rayonnement extérieur qui vient s'y ajouter. De même, il y a aussi dans l'âme un double éclat, l'un qui est dans les habitus et comme intrinsèque, l'autre qui est dans les actes comme un rayonnement extérieur. Or, le péché véniel empêche bien l'éclat des actes, mais non celui des habitus, car il n'exclut ni ne diminue, ainsi que nous le verrons par la suite, l'habitus de la charité et des autres vertus ; il en empêche seulement les actes. — D'autre part, une tache étant quelque chose qui reste sur l'objet taché se rapporte plutôt, semble-t-il, à la perte de l'éclat habituel qu'à celle de l'éclat actuel. Donc, à proprement parler, le péché véniel ne fait pas de tache dans l'âme. Et, si on le dit quelquefois, c'est en ce sens tout à fait relatif qu'il empêche l'éclat provenant de l'activité des vertus.
Solutions
1. S. Augustin veut parler du cas où les péchés véniels prédisposent au péché mortel. Autrement, ils ne rendraient pas indigne des embrassements de l'époux céleste.
2. Le dérèglement de l'acte détruit l'habitus de la vertu dans le péché mortel, mais non dans le péché véniel.
3. Dans le péché mortel, l'âme s'applique par amour à une réalité temporelle comme à une fin, et par là l'influx de la lumière de grâce est totalement arrêté, puisqu'il rejoint ceux qui adhèrent à Dieu comme à leur fin ultime, par la charité. Mais dans le péché véniel l'homme n'adhère pas à la créature comme à sa fin ultime. Ce n'est donc pas pareil.
Objections
1. Cette caractéristique est inexacte. Car l'Apôtre en cet endroit (1 Corinthiens 3.12) parle de ceux qui bâtissent avec ces matériaux sur un fondement spirituel. Or les péchés véniels sont en dehors de l'édifice spirituel, tout comme les opinions fausses sont en dehors de la science. Donc les matériaux en question désignent mal les péchés véniels.
2. Celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, on dit qu'il « sera sauvé comme à travers le feu ». Mais quelquefois celui qui commet des péchés véniels ne sera pas sauvé du tout, même par le feu ; ainsi, lorsque les péchés véniels se rencontrent chez celui qui meurt avec le péché mortel. Donc le texte s'applique mal aux péchés véniels.
3. D'après l'Apôtre, il y en a d'autres qui bâtissent avec « de l'or, de l'argent et des pierres précieuses », c'est-à-dire l'amour de Dieu, l'amour du prochain et les bonnes œuvres ; et d'autres qui bâtissent avec « du bois, du foin et de la paille ». Or, même ceux qui aiment Dieu et le prochain et qui font de bonnes œuvres, commettent des péchés véniels, car il est écrit dans la 1e épître de S. Jean (1 Jean 1.8) : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous abusons. » Donc, les trois choses en question ne désignent pas exactement les péchés véniels.
4. Il y a dans les péchés véniels beaucoup plus de trois différences ou degrés. On ne peut donc pas dire que tous les péchés véniels soient compris sous ces trois mots.
En sens contraire, l'Apôtre dit de celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, qu'il « sera sauvé comme par le feu », c'est-à-dire qu'il subira une peine, mais qui ne sera pas éternelle. Or, l'obligation à une peine temporelle appartient en propre au péché véniel. Donc ces trois mots signifient bien les péchés véniels.
Réponse
Certains ont pensé que le fondement dont il s'agit ici, c'est la foi informe, sur laquelle les uns élèvent de bonnes œuvres, que figurent l'or, l'argent et les pierres précieuses, tandis que d'autres élèvent des péchés, même des péchés mortels, que représentent le bois, le foin et la paille. Mais S. Augustin n'approuve pas cette interprétation. L'Apôtre dit, en effet, dans l'épître aux Galates (Galates 5.21) : « Celui qui accomplit les œuvres de la chair, n'obtiendra pas le royaume de Dieu », qui est le salut. Et, par ailleurs, il assure que « celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, sera sauvé, comme à travers le feu ». On ne peut donc pas comprendre par là les péchés mortels.
Aussi certains disent-ils qu'on doit entendre par là les bonnes œuvres, celles qui font vraiment partie de l'édifice spirituel, mais auxquelles se mêlent cependant des péchés véniels. Ainsi un homme a le souci de sa famille, ce qui est une bonne chose, mais il mêle à ce souci un trop grand amour de sa femme, de ses enfants ou de ses biens, tout en étant cependant soumis à Dieu, au point que, même pour eux, il ne voudrait rien faire contre Dieu.
Mais ce n'est pas encore là, semble-t-il, la bonne explication. Manifestement, en effet, toutes les bonnes œuvres se réfèrent à la charité pour Dieu et le prochain. Elles font songer, par conséquent, à l'or, à l'argent, aux pierres précieuses ; nullement au bois, au foin ni à la paille.
Il faut donc entendre par ces choses les péchés véniels eux-mêmes, tels qu'ils se mélangent aux soucis terrestres. Car, de même que ces sortes de matériaux s'entassent dans une maison sans appartenir à la substance même de l'édifice, et peuvent être brûlés alors que l'édifice subsiste, de même, les péchés véniels peuvent aussi se multiplier dans l'homme, tandis que l'édifice spirituel subsiste. Et c'est pour ces péchés-là que l'homme doit endurer la purification par le feu, soit le feu de l'épreuve temporelle en cette vie, soit celui du purgatoire après cette vie, et il obtient cependant le salut éternel.
Solutions
1. Lorsqu'on dit que les péchés véniels s'élèvent sur le fondement spirituel, ce n'est pas comme s'ils y étaient directement superposés ; mais ils y sont juxtaposés : c'est ainsi que le Psaume (Psaumes 137.1) dit : « Sur les fleuves de Babylone », pour dire : À côté d'eux. De fait, les péchés véniels ne détruisent pas l'édifice spirituel, nous venons de le dire.
2. On ne dit pas de tous ceux qui bâtissent avec du bois, du foin et de la paille, qu'ils sont sauvés comme à travers le feu ; on le dit seulement de celui « qui bâtit sur le fondement », lequel n'est pas, comme quelques-uns le croyaient, la foi informe, mais la foi informée par la charité, selon l'Apôtre (Éphésiens 3.17) : « Enracinés et fondés dans la charité. » Donc, celui qui meurt avec un péché mortel et des péchés véniels a bien dans sa construction du bois, du foin et de la paille ; mais ces matériaux ne sont pas bâtis sur le fondement spirituel, et c'est pourquoi cet homme-là ne sera pas sauvé, même comme par le feu.
3. Ceux qui sont dégagés du soin des choses temporelles, bien que parfois ils pèchent véniellement, ne commettent cependant que de légers péchés véniels, et s'en purifient très fréquemment par la ferveur de leur charité. Aussi ceux-là ne bâtissent pas avec des péchés véniels, parce qu'ils gardent ceux-ci peu longtemps. Au contraire, les péchés véniels de ceux qui sont occupés aux affaires terrestres restent plus longtemps parce qu'ils ne peuvent avoir aussi fréquemment la ressource d'effacer ces péchés véniels par la ferveur de la charité.
4. Comme dit le Philosophe, « toutes choses se résument en trois : le commencement, le milieu et la fin ». D'après cela, tous les degrés de péchés véniels se ramènent à ces trois éléments : le bois qui dure plus longtemps dans le feu ; la paille dont on est plus vite débarrassé ; et le foin qui est quelque chose d'intermédiaire. En effet, selon que les péchés véniels présentent plus ou moins d'adhérence ou de gravité, le feu les purifie plus ou moins vite.
Objections
Apparemment oui. Sur un passage de la 1re épître à Timothée (1 Timothée 2.14) : « Ce n'est pas Adam qui s'est laissé séduire », la Glose commente : « N'ayant pas fait l'expérience de la sévérité divine, il a pu se tromper au point de croire véniel l'acte qu'il avait commis. » Mais il ne l'aurait pas cru s'il n'avait pas pu pécher véniellement. Donc il aurait pu pécher véniellement, sans pécher mortellement.
2. S. Augustin dit, dans son Commentaire littéral de la Genèse : « Il ne faut pas penser que le tentateur eût fait tomber l'homme, si celui-ci n'avait auparavant dans l'âme un mouvement d'élévation, qu'il aurait dû réprimer. » Ce mouvement d'élévation, précédant une chute dans le péché mortel, n'a pu être qu'un péché véniel. Pareillement, dans le même livre, S. Augustin dit encore : « Adam, quand il vit que sa femme n'était pas morte d'avoir mangé le fruit défendu, fut fortement agité d'un violent désir de faire l'expérience. » Il semble aussi qu'il y eut chez Eve un mouvement d'infidélité ; elle a douté de la parole du Seigneur, comme on le voit par ses paroles : « De crainte que peut-être nous ne mourions. » Or, ce désir chez l'homme, ce doute chez la femme, sont péchés véniels, semble-t-il. Le premier homme a donc pu pécher véniellement, avant de pécher mortellement.
3. Le péché mortel est plus opposé que le péché véniel à l'intégrité de l'état primitif. Or l'homme a pu pécher mortellement, nonobstant l'intégrité de son premier état. Donc il a pu aussi pécher véniellement.
En sens contraire, tout péché rend passible d'une peine. Or une peine n'a pu exister dans l'état d'innocence, d'après S. Augustin. L'homme n'a donc pu commettre un péché qui ne l'exclût pas de cet état d'intégrité. Or le péché véniel ne change pas l'état de l'homme. Donc celui-ci n'a pas pu pécher véniellement.
Réponse
Il est communément admis que l'homme dans l'état d'innocence n'a pas pu pécher véniellement. Mais la chose ne doit pas s'entendre en ce sens que ce qui est véniel pour nous, si le premier homme l'avait commis, eût été mortel pour lui à cause de la grandeur de son état. Car la dignité de la personne est une circonstance qui aggrave le péché, mais elle n'en change pas l'espèce, sauf peut-être quand survient une difformité spéciale, provenant d'une désobéissance, d'un vœu ou de quelque chose de semblable, ce qui ne peut être allégué dans le cas en question. Donc, ce qui de soi est véniel n'a pas pu être transformé en péché mortel à cause de la dignité de l'état primitif. Donc, il faut comprendre que le premier homme n'a pas pu pécher véniellement parce qu'il n'a pas pu commettre quelque chose qui de soi fût péché véniel, avant d'avoir perdu par un acte de péché mortel l'intégrité du premier état.
La raison en est que le péché véniel, chez nous, se produit soit parce que l'acte est imparfait dans le genre de péché mortel comme le sont des impressions soudaines ; soit parce que le désordre s'affirme seulement dans les moyens, en gardant l'ordre obligatoire à la fin. Or ces deux conditions se réalisent, l'une comme l'autre, par un manque d'ordre résultant de ce qu'en nous l'élément inférieur n'est pas fermement maintenu sous la dépendance de l'élément supérieur. En effet, qu'un mouvement subit de sensualité s'élève en notre âme, cela vient de ce que cette puissance n'est pas entièrement soumise à la raison. Qu'un mouvement subit s'élève dans la raison elle-même, cela provient chez nous de ce que l'exécution même des actes de la raison n'est pas soumise à la délibération, qui s'inspire d'un bien plus élevé, nous l'avons dit précédemment. Que l'esprit humain soit déréglé dans le choix des moyens tout en gardant l'ordre à la fin, cela vient de ce qu'il ne sait pas infailliblement plier les moyens à la fin, laquelle tient, nous l'avons dit, la place suprême d'un principe parmi les choses désirables.
Or, dans l'état d'innocence, comme nous l'avons vu dans la première Partie, régnait solidement un ordre infaillible ; grâce à lui l'inférieur y serait toujours maintenu par le supérieur aussi longtemps que la partie suprême de l'homme se garderait soumise à Dieu, comme dit encore S. Augustin. Voilà pourquoi il est impossible que le désordre s'introduise chez l'homme à moins de commencer par une insubordination de la partie suprême de l'homme à l'égard de Dieu, ce qui est le fait d'un péché mortel. D'où il est évident que l'homme dans l'état d'innocence n'a pas pu pécher véniellement avant d'avoir péché mortellement.
Solutions
1. Véniel n'est pas pris là dans le sens où nous en parlons maintenant : il veut dire ce qui est facilement rémissible.
2. Ce mouvement d'élévation qui a pris les devants dans l'esprit de l'homme, ce fut son premier péché mortel. Quand on dit qu'il a précédé la chute, on veut dire la chute dans l'acte extérieur du péché. A la suite de cette coupable élévation, se sont produits, et le violent désir chez l'homme de tenter l'expérience, et le doute chez la femme. Celle-ci, du reste, s'est jetée de son côté dans un mouvement d'élévation du seul fait qu'elle a prêté l'oreille au serpent qui lui parlait du précepte, comme si elle refusait de s'y soumettre.
3. Le péché mortel s'oppose tellement à l'intégrité de l'état primitif qu'il la détruit, ce que le péché véniel ne peut faire. Et s'il est vrai qu'aucun désordre n'est possible en même temps que cet état d'intégrité, il s'ensuit que le premier homme ne pouvait pas pécher véniellement avant d'avoir péché mortellement.
Objections
1. Oui, semble-t-il. Car, dans cette partie supérieure de l'âme, appelée esprit, l'homme se rencontre avec les anges. Comme dit S. Grégoire : « L'homme est intelligent avec les anges. » Or l'homme, par la partie supérieure de l'âme, peut pécher véniellement. Donc, l'ange aussi.
2. Qui peut le plus peut le moins. Or l'ange a pu aimer le bien créé plus que Dieu, ce qu'il a fait en péchant mortellement. Donc il a pu aussi aimer le bien créé au-dessous de Dieu, de façon désordonnée cependant, en péchant véniellement.
3. Les mauvais anges semblent faire certaines choses qui sont, dans leur genre, péchés véniels, comme provoquer les hommes au rire et aux autres légèretés de même sorte. Or, nous savons que la circonstance ne fait pas d'une faute vénielle une faute mortelle, sauf s'il survient une prohibition spéciale, ce qui n'est pas le cas. Donc, l'ange peut pécher véniellement.
En sens contraire, la perfection de l'ange est plus grande que ne l'était celle de l'homme dans le premier état. Or, dans le premier état, l'homme n'a pas pu pécher véniellement. L'ange le peut donc beaucoup moins.
Réponse
L'intelligence de l'ange, comme nous l'avons vu dans la première Partie, n'est pas discursive, c'est-à-dire qu'elle ne passe pas des principes aux conclusions en les comprenant séparément, comme il arrive chez nous. Par conséquent, chaque fois que l'ange considère une conclusion, il faut qu'il la voie telle qu'elle est dans les principes. Or, dans le domaine du désir, nous l'avons dit maintes fois, les fins sont comme des principes, les moyens comme des conclusions. C'est pourquoi l'esprit de l'ange ne se porte vers les moyens que selon qu'ils sont commandés par la fin. À cause de cela, la nature même des anges exige qu'il ne puisse y avoir en eux de désordre à l'égard des moyens, s'il n'y a en même temps du désordre à l'égard de la fin elle-même, ce qui a lieu par le péché mortel. Or, les bons anges ne se portent à des moyens qu'en vue de la fin qu'on doit avoir, qui est Dieu ; et, à cause de cela, tous leurs actes sont des actes de charité. Ainsi ne peut-il y avoir chez eux de péché véniel. Les mauvais anges, au contraire, ne se portent à rien que pour la fin de leur péché d'orgueil. Et voilà comment, en tout, ils pèchent mortellement, quoi qu'ils fassent, du moins lorsque c'est par leur volonté propre. Il en est d'ailleurs autrement lorsque c'est par l'appétit naturel du bien, appétit qui est en eux, comme nous l'avons expliqué au traité des anges.
Solutions
1. L'homme se rencontre bien avec les anges par l'esprit ou intelligence ; mais il diffère d'eux, nous venons de le dire, dans la manière d'être intelligent.
2. Il n'est pas possible que l'ange ait aimé une créature moins que Dieu sans l'avoir en même temps rapportée comme à une fin ultime, soit à Dieu, soit à une fin désordonnée et cela pour la raison que nous venons de dire.
3. Les démons s'emploient à toutes ces choses qui nous paraissent vénielles pour attirer les hommes dans leur familiarité et les amener ainsi au péché mortel. En tout cela donc, les démons pèchent mortellement, à cause de la fin qu'ils se proposent.
Objections
1. Il semble que ce soient des péchés mortels. S. Paul dit en effet (Romains 8.1) : « Il n'y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus... qui ne se conduisent pas selon la chair. » Et l'on voit par ce qui précède, qu'il parle à cet endroit des convoitises sensuelles. Ainsi donc, la cause pour laquelle un mouvement de convoitise n'est pas condamnable chez ceux qui ne se conduisent pas selon la chair, c'est-à-dire chez ceux qui ne vont pas jusqu'à consentir à la convoitise, c'est qu'ils sont dans le Christ Jésus. Mais les infidèles ne sont pas dans le Christ Jésus. Donc chez eux cela est condamnable ; par suite, leurs premiers mouvements sont péchés mortels.
2. S. Anselme dit : « Ceux qui ne sont pas dans le Christ, dès qu'ils éprouvent des sentiments charnels, encourent la damnation, même s'ils n'ont pas une conduite charnelle. » Or la damnation n'est due qu'au péché mortel. Comme les impressions charnelles se font sentir avec le premier mouvement de convoitise, il semble donc que ce premier mouvement, chez les infidèles, soit péché mortel.
3. S. Anselme dit encore au même endroit « L'homme a été ainsi fait qu'il ne devrait pas éprouver la convoitise. » Il semble que cette obligation soit remise par la grâce baptismale, que les infidèles n'ont pas. Chaque fois donc qu'un infidèle éprouve la convoitise, même s'il ne consent pas, il pèche mortellement, puisqu'il agit contre son devoir.
En sens contraire, il est écrit dans les Actes (Actes 10.34) : « Dieu ne fait pas acception des personnes. » Par conséquent, ce qu'il n'impute pas à l'un pour sa damnation, il ne l'impute pas non plus à l'autre. Or, aux fidèles il n'impute pas leurs premiers mouvements pour leur damnation. Donc aux infidèles non plus.
Réponse
Il n'est pas raisonnable de dire que, chez les infidèles, les premiers mouvements soient péchés mortels, s'ils n'y consentent pas. Et c'est doublement évident. 1° Parce que la sensualité elle-même ne peut être le siège du péché mortel, ainsi que nous l'avons établi plus haut. Or, la nature de la sensualité est la même chez les infidèles et chez les fidèles. Il n'est donc pas possible qu'un mouvement de sensualité, à lui seul, soit un péché mortel chez un infidèle. 2° La chose est encore rendue évidente par l'état du pécheur. Jamais en effet, la dignité de la personne ne diminue le péché ; de ce que nous avons dit plus haut, il ressort plutôt qu'elle l'augmente. Par conséquent, le péché n'est pas moins grave chez le fidèle que chez l'infidèle, mais bien davantage. Car, d'une part, l'ignorance dans laquelle se trouvent les infidèles rend leurs péchés plus dignes de pardon comme S. Paul le dit (1 Timothée 1.13) : « J'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai agi par ignorance, n'ayant pas encore la foi. » D'autre part, la grâce des sacrements reçus rend plus graves les péchés des fidèles, selon l'épître aux Hébreux (Hébreux 10.29) : « Ne pensez-vous pas qu'il méritera de pires supplices, celui qui aura profané le sang de l'Alliance qui l'avait sanctifié ? »
Solutions
1. L'Apôtre parle de la condamnation due au péché originel, laquelle, en effet, nous est enlevée par la grâce de Jésus Christ, bien que le foyer de la convoitise demeure. Aussi, que les fidèles éprouvent de la convoitise n'est plus chez eux, comme ce l'est chez les infidèles, le signe de la condamnation du péché originel.
2. Et c'est aussi de cette manière qu'il faut entendre la parole de S. Anselme.
3. Ce devoir de ne pas convoiter tenait à la justice originelle. Aussi, ce qui est en opposition avec un tel devoir ne se rattache pas au péché actuel mais au péché originel.
Objections
1. Oui, semble-t-il. Car la disposition précède l'habitus. Or le péché véniel est une disposition au péché mortel, nous l'avons vu. Donc, chez un infidèle à qui le péché originel n'est pas remis, on trouve le péché véniel avant le péché mortel. Ainsi les infidèles ont-ils quelquefois des péchés véniels avec le péché originel sans avoir de péchés mortels.
2. Il y a moins de connexion et de rapprochement entre péché véniel et péché mortel qu'entre péché mortel et péché mortel. Or, l'infidèle soumis au péché originel peut commettre tel péché mortel et non tel autre. Donc il peut aussi commettre un péché véniel et non un péché mortel.
3. On peut fixer le temps où l'enfant commence à pouvoir être l'auteur d'un péché actuel. Lorsqu'il est parvenu à ce temps-là, il peut se tenir, au moins pendant un court intervalle, sans pécher mortellement, puisque cela arrive même chez les plus grands scélérats. Or, dans cet intervalle, si court soit-il, l'enfant peut pécher véniellement. Donc, le péché véniel peut coexister avec le péché originel et sans le péché mortel.
En sens contraire, pour le péché originel, les humains sont punis dans le limbe des enfants, où n'existe pas la peine du sens, ainsi que nous le dirons dans la suite. Quant à l'enfer, les hommes y sont précipités uniquement à cause du péché mortel. Il n'y aura donc pas d'endroit où puisse être puni celui qui a le péché véniel avec le péché originel seulement.
Réponse
Il est impossible que le péché véniel existe chez quelqu'un avec le péché originel et sans péché mortel. Et voici pourquoi. Avant que l'homme parvienne à l'âge de discrétion, le défaut des années, en empêchant en lui l'usage de la raison, l'excuse de péché mortel, et par conséquent l'excuse beaucoup plus encore de péché véniel, s'il vient à commettre un acte qui soit tel par son genre. Au contraire, une fois que l'homme a commencé à avoir l'usage de la raison, il n'est pas tout à fait excusé de la culpabilité des péchés tant véniels que mortels. Mais la première chose qui doit se présenter à sa réflexion, c'est de délibérer sur lui-même. Et si réellement il s'est ordonné à la fin voulue, il obtiendra par la grâce la rémission du péché originel. Tandis que, s'il ne s'oriente pas vers la bonne fin, autant qu'à cet âge-là il est capable de la discerner, il péchera mortellement, ne faisant pas tout son possible. Et dès lors, il n'y aura plus chez lui péché véniel sans péché mortel, si ce n'est après que tout lui aura été remis par la grâce.
Solutions
1. Le péché véniel n'est pas une disposition qui précède le péché mortel de façon nécessaire, mais de façon contingente. C'est ainsi que parfois la fatigue prédispose à la fièvre, mais non pas comme l'élévation de chaleur prédispose à la forme du feu.
2. Ce qui empêche le péché véniel de coexister avec le péché originel seul, ce n'est pas leur éloignement ou leur convergence, c'est l'absence d'usage de la raison, on vient de le dire.
3. L'enfant qui commence à avoir l'usage de la raison peut pendant quelque temps s'abstenir des autres péchés mortels, mais il n'est pas exempt de ce péché d'omission que nous venons de dire, s'il ne se tourne vers Dieu le plus tôt qu'il peut. Car ce qui s'impose en premier à l'homme qui a le discernement, c'est de réfléchir sur lui-même, et tout le reste est ordonné à cela comme à sa fin, laquelle a la primauté dans l'ordre d'intention. Aussi, est-ce à ce moment qu'il tombe sous l'obligation du précepte affirmatif proclamé par le Seigneur (Zacharie 1.3) : « Revenez à moi, et je reviendrai à vous. »