Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

91. LES DIVERSES ESPÈCES DE LOIS

  1. Existe-t-il une loi éternelle ?
  2. Une loi naturelle ?
  3. Une loi humaine ?
  4. Une loi divine ?
  5. Existe-t-il une seule loi divine, ou davantage ?
  6. Existe-t-il une loi de péché ?

1. Existe-t-il une loi éternelle ?

Objections

1. Il semble qu'il n'y ait pas de loi éternelle. Toute loi s'impose à des sujets. Or il n'y a pas eu de toute éternité un sujet auquel la loi ait pu s'imposer, car Dieu seul est éternel. Donc aucune loi n'est éternelle.

2. La promulgation est essentielle à la loi. Or aucune promulgation n'a pu exister de toute éternité, parce qu'il n'y avait de toute éternité aucun sujet auquel cette promulgation ait pu être faite. Donc aucune loi ne peut être éternelle.

3. La notion de loi implique ordre à une fin. Mais rien n'est éternel dans l'ordre des moyens, puisque seule la fin ultime est éternelle. Donc aucune loi n'est éternelle.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « La loi qui s'appelle la raison suprême est forcément considérée par quiconque en saisit la notion, comme immuable et éternelle. »

Réponse

On a vu que la loi n'est pas autre chose qu'une prescription de la raison pratique chez le chef qui gouverne une communauté parfaite. Il est évident par ailleurs — étant admis que le monde est régi par la providence divine —, que toute la communauté de l'univers est gouvernée par la raison divine. C'est pourquoi la raison, principe du gouvernement de toutes choses, considérée en Dieu comme dans le chef suprême de l'univers, a raison de loi. Et puisque la raison divine ne conçoit rien dans le temps mais a une conception éternelle, comme disent les Proverbes (Proverbes 8.23), il s'ensuit que cette loi doit être déclarée éternelle.

Solutions

1. Les choses qui n'existent pas en elles-mêmes existent déjà chez Dieu en tant qu'elles sont connues et ordonnées à l'avance par lui, selon l'épître aux Romains (Romains 4.17) : « Il appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont déjà. » C'est ainsi que la conception éternelle de la loi divine a raison de loi éternelle, parce qu'elle est ordonnée par Dieu au gouvernement des choses qu'il connaît d'avance.

2. La promulgation peut se faire par parole et par écrit. Des deux façons, la loi éternelle reçoit sa promulgation : d'abord de Dieu son promulgateur ; car le Verbe divin est éternel, et ce qui est écrit au livre de vie est éternel. Toutefois, du côté de la créature qui entend ou regarde, il ne peut y avoir de promulgation éternelle.

3. La notion de loi comporte une orientation active vers une fin, puisque son rôle est d'y ordonner certains moyens ; non d'une façon passive, en ce sens que la loi elle-même serait ordonnée à une fin extérieure, à moins que, par accident, elle soit faite par un gouvernement qui a sa fin en dehors de lui-même. Dans ce cas il ordonnerait nécessairement la loi à cette fin. La fin que poursuit le gouvernement divin est Dieu lui-même, et sa loi n'est pas autre chose que lui-même. Aussi la loi éternelle n'est nullement ordonnée à une autre fin qu'elle-même.


2. Existe-t-il une loi naturelle ?

Objections

1. Il semble qu'il n'y ait pas en nous de loi naturelle. Car l'homme est suffisamment gouverné par la loi éternelle. S. Augustin écrit en effet : « La loi éternelle est celle par laquelle il est juste que toutes choses soient parfaitement ordonnées. » Mais la nature ne multiplie pas les êtres superflus, pas plus qu'elle n'est insuffisante en ce qui est nécessaire. Il n'y a donc pas de loi naturelle pour l'homme.

2. C'est par la loi que l'homme est ordonné à sa fin par ses actions. Mais l'ordination des actes humains à leur fin ne vient pas de la nature, comme c'est le cas des créatures sans raison qui n'agissent pour une fin qu'en raison d'un instinct naturel ; l'homme agit pour une fin par raison et volonté. Donc il n'y a pas pour l'homme de loi naturelle.

3. Plus on est libre, moins on est soumis à une loi. Or l'homme est le plus libre de tous les vivants, en raison du libre arbitre qu'il possède par privilège sur tous les autres animaux. Donc, si les autres animaux ne sont pas soumis à une loi naturelle, l'homme ne doit pas l'être.

En sens contraire, nous lisons dans l'épître aux Romains (Romains 2.14) : « Les païens qui n'ont pas de loi, accomplissent par nature ce qui est l'objet de la loi. » Et la Glose précise : « S'ils n'ont pas de loi écrite, ils ont cependant la loi naturelle selon laquelle chacun prend conscience de ce qui est bien et de ce qui est mal. »

Réponse

On a dit tout à l'heure que la loi, étant une règle et une mesure, peut se trouver en quelqu'un d'une double manière : tout d'abord comme en celui qui établit la règle et la mesure ; et en second lieu comme en celui qui est soumis à celle-ci, puisque ce dernier est réglé et mesuré pour autant qu'il participe en quelque manière de la règle et de la mesure. Par conséquent, comme tous les êtres qui sont soumis à la providence divine sont réglés et mesurés par la loi éternelle (selon les explications données), il est évident que ces êtres participent en quelque façon de la loi éternelle par le fait qu'en recevant l'impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres.

Or, parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d'une manière plus excellente par le fait qu'elle participe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d'agir et à la fin qui sont requis. C'est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle. Aussi, quand le Psaume (Psaumes 4.6) disait : « Offrez un sacrifice de justice », il ajoutait, comme pour ceux qui demandaient quelles sont ces œuvres de justice : « Beaucoup disent : qui nous montrera le bien ? » et il leur donnait cette réponse : « Seigneur, nous avons la lumière de ta face imprimée en nous », c'est-à-dire que la lumière de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal, n'est rien d'autre qu'une impression en nous de la lumière divine. Il est donc évident que la loi naturelle n'est pas autre chose qu'une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable.

Solutions

1. L'argument porterait si la loi naturelle était quelque chose de différent de la loi éternelle ; mais elle n'en est qu'une sorte de participation, nous venons de le dire.

2. Toute opération de raison et de volonté dérive en nous de ce qui est conforme à notre nature, on l'a déjà dit, car tout raisonnement se fonde sur des principes connus naturellement, et tout vouloir portant sur les moyens qui concourent à une fin dérive de l'attrait naturel pour la fin ultime. Ainsi faut-il aussi que l'orientation première de nos actes vers leur fin soit assurée par la loi naturelle.

3. Les animaux sans raison participent eux-mêmes, comme la nature raisonnable, de la pensée éternelle, mais à leur façon. Et parce que la créature raisonnable possède cette participation sous un mode intelligent et rationnel, il s'ensuit que la participation de la loi éternelle en la créature raisonnable mérite proprement le nom de loi ; car la loi relève de la raison, comme il a été dit précédemment. Dans la créature privée de raison, la participation n'existe pas sous un mode rationnel ; aussi ne peut-elle être appelée loi que par analogie.


3. Existe-t-il une loi humaine ?

Objections

1. Il semble que non. La loi naturelle, en effet, est une participation de la loi éternelle, on vient de le montrer. Mais, en vertu de la loi éternelle, « toutes choses sont parfaitement ordonnées », affirme S. Augustin. La loi naturelle suffit donc à ordonner toutes choses humaines, et donc il n'est pas nécessaire qu'il y ait une loi humaine.

2. La notion de loi inclut celle de mesure, on l'a dit. Mais la raison humaine n'est nullement la mesure des choses ; c'est plutôt le contraire selon le livre X des Métaphysiques. Donc aucune loi ne peut procéder de la raison humaine.

3. Une mesure doit être aussi sûre que possible, selon le même ouvrages. Or la prescription de la raison humaine relative à ce qu'il faut faire est incertaine, selon cette parole de la Sagesse (Sagesse 9.14) : « Les pensées des mortels sont hésitantes, et nos prévisions incertaines. » Donc aucune loi ne peut émaner de la raison humaine.

En sens contraire, S. Augustin distingue deux lois : l'une est éternelle et l'autre, temporelle, et c'est cette dernière qu'il appelle loi humaine.

Réponse

Nous savons par ce qui a été exposé, que la loi est une prescription de la raison pratique. Or, on peut trouver un processus semblable dans la raison pratique et dans la raison spéculative. Toutes deux, en effet, progressent à partir de quelques principes pour aboutir à certaines conclusions, nous l'avons déjà établi. Ainsi donc, il faut dire ceci : de même que dans la raison spéculative les conclusions des diverses sciences sont les conséquences de principes indémontrables, la connaissance de ces conclusions n'étant pas innée en nous, mais étant le fruit de l'activité de notre esprit, — de même il est nécessaire que la raison humaine, partant des préceptes de la loi naturelle qui sont comme des principes généraux et indémontrables, aboutissent à certaines dispositions plus particulières. Ces dispositions particulières découvertes par la raison humaine sont appelées lois humaines, du moment que nous retrouvons en elles les autres conditions qui intègrent la notion de loi, selon les explications déjà données. C'est pourquoi Cicéron déclare : « L'origine première du droit est produite par la nature ; puis, certaines dispositions passent en coutumes, la raison les jugeant utiles ; enfin ce que la nature avait établi et que la coutume avait confirmé, la crainte et la sainteté des lois l'ont sanctionné. »

Solutions

1. La raison humaine ne peut participer de la raison divine selon la plénitude de son autorité, mais à sa manière et selon un mode imparfait. C'est pourquoi, dans le domaine de la raison spéculative, il y a en nous par une participation naturelle de la sagesse divine, la connaissance de certains principes généraux, mais non la connaissance propre de n'importe quelle vérité qui se trouve dans la sagesse divine. De même encore, dans le domaine de la raison pratique, l'homme participe naturellement de la loi éternelle selon certains principes généraux, non toutefois par une science détaillée des prescriptions particulières visant les cas concrets, bien que ces prescriptions soient contenues dans la loi éternelle. Aussi est-il en outre nécessaire que la raison humaine aboutisse à des dispositions légales visant les cas particuliers.

2. La raison humaine n’est pas, par elle-même, la règle des choses ; mais les principes innés en elle sont les règles et les mesures universelles de tout ce que l'homme doit faire. De cette action humaine la raison naturelle est règle et mesure ; elle ne l'est pas vis-à-vis de ce qui est œuvre de nature.

3. La raison pratique a pour objet l'action humaine, qui est particulière et contingente, non les réalités nécessaires dont s'occupe la raison spéculative. C'est pourquoi les lois humaines ne peuvent pas posséder l'infaillibilité dont jouissent les conclusions démonstratives des sciences. Il n'est pas requis, du reste, que toute mesure soit absolument infaillible et certaine ; il suffit que ce soit possible selon son genre.


4. Existe-t-il une loi divine ?

Objections

1. Il semble qu'une loi divine ne soit pas nécessaire. La loi naturelle, nous l'avons dit, est une participation de la loi éternelle. Or la loi éternelle, c'est la loi divine. Donc il n'est pas requis qu'outre la loi naturelle et les lois humaines qui en découlent, il y ait une loi divine.

2. Il est écrit, dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 15.14) « Dieu a laissé l'homme à son propre conseil. » Or le conseil est un acte de raison, nous le savons. Donc l'homme a été remis au gouvernement de sa propre raison. Mais la sentence de la raison humaine, c'est la loi humaine. Il ne faut donc pas que l'homme soit gouverné par une autre loi qui serait divine.

3. La nature humaine se suffit à elle-même de façon plus parfaite que les créatures sans raison. Or les créatures sans raison n'ont d'autre loi divine que l'inclination naturelle innée en elles. Donc la créature raisonnable doit moins encore avoir une loi divine, outre sa loi naturelle.

En sens contraire, David demande à Dieu de lui donner une loi (Psaumes 119.33) : « Donne-moi ta loi, Seigneur, sur la route de ta justice. »

Réponse

Il était nécessaire à la direction de la vie humaine qu'il y eût une loi divine, outre la loi naturelle et la loi humaine. Il y a quatre raisons à cela :

1° C'est par la loi que l'homme est guidé pour accomplir ses actes propres en les ordonnant à la fin ultime. Donc, si l'homme n'était ordonné qu'à une fin proportionnée à sa capacité naturelle, il n'aurait pas besoin de recevoir, du côté de sa raison, un principe directeur supérieur à la loi naturelle et à la loi humaine qui en découle. Mais, parce que l'homme est ordonné à la fin de la béatitude éternelle qui dépasse les ressources naturelles des facultés humaines, comme on l'a dit, il était nécessaire qu'au-dessus de la loi naturelle et de la loi humaine il y eût une loi donnée par Dieu pour diriger l'homme vers sa fin.

2° Le jugement humain est incertain, principalement quand il s'agit des choses contingentes et particulières ; c'est pourquoi il arrive que les jugements portés sur les actes humains soient divers, et que, par conséquent, ces jugements produisent des lois disparates et opposées. Pour que l'homme puisse connaître sans aucune hésitation ce qu'il doit faire et ce qu'il doit éviter, il était donc nécessaire qu'il fût dirigé, pour ses actes propres, par une loi donnée par Dieu ; car il est évident qu'une telle loi ne peut contenir aucune erreur.

3° L'homme ne peut porter de loi que sur ce dont il peut juger. Or le jugement humain ne peut porter sur les mouvements intérieurs qui sont cachés, mais seulement sur les actes extérieurs qui se voient. Pourtant il est requis pour la perfection de la vertu que l'homme soit rectifié dans ses actes aussi bien intérieurs qu'extérieurs. C'est pourquoi la loi humaine ne pouvait réprimer et ordonner efficacement les actes intérieurs ; et c'est ce qui rend nécessaire l'intervention d'une loi divine.

4° S. Augustin déclare que la loi humaine ne peut punir ni interdire tout ce qui se fait de mal ; car, en voulant extirper tout le mal, elle ferait disparaître en même temps beaucoup de bien, et s'opposerait à l'avantage du bien commun, nécessaire à la communication entre les hommes. Aussi, pour qu'il n'y eût aucun mal qui demeurât impuni et non interdit, il était nécessaire qu'une loi divine fût surajoutée en vue d'interdire tous les péchés.

Il est fait allusion à ces quatre motifs dans le Psaume (Psaumes 19.8) où il est écrit : « La loi du Seigneur est immaculée », c'est-à-dire ne tolérant aucune souillure de péché ; « convertissant les âmes » parce qu'elle rectifie non seulement les actions extérieures mais encore les actes intérieurs, « témoignage fidèle du Seigneur », à cause de la certitude de sa vérité et de sa droiture ; « apportant la sagesse aux petits », en tant qu'elle ordonne l'homme à sa fin surnaturelle et divine.

Solutions

1. Par la loi naturelle, la loi éternelle est participée selon la capacité de la nature humaine. Mais il faut que l'homme soit dirigé vers sa fin ultime surnaturelle selon un mode supérieur. C'est pourquoi la loi divine a été surajoutée, et par elle la loi éternelle est participée selon ce mode supérieur.

2. Le conseil est une sorte de recherche ; il faut donc qu'il parte de quelques principes. Il ne suffit pas qu'il parte de principes naturellement innés, tels que les principes de la loi naturelle, on vient de le dire. Il faut encore que d'autres principes soient surajoutés, à savoir les préceptes de la loi divine.

3. Les créatures privées de raison ne sont pas ordonnées à une fin supérieure à celle qui est proportionnée à leurs ressources naturelles. C'est pourquoi la comparaison ne porte pas.


5. Existe-t-il une seule loi divine ou davantage ?

Objections

1. Il semble que la loi divine soit unique. Dans un royaume, en effet, et pour un seul roi il n'y a qu'une loi. Mais le genre humain tout entier peut être considéré dans ses rapports avec Dieu comme si celui-ci en était le seul roi, selon le Psaume (Psaumes 47.8) : « Dieu est le roi de toute la terre. » Donc il n'y a qu'une seule loi divine.

2. Toute loi est établie en vue de la fin que le législateur se propose pour ceux auxquels il impose la loi. Mais c'est un seul et même but que Dieu se propose pour tous les hommes, selon cette parole de S. Paul (1 Timothée 2.4) : « Il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » Il n'y a donc qu'une seule loi divine.

3. La loi divine semble se rapprocher davantage de la loi éternelle qui est une, que la loi naturelle, d'autant que la révélation de grâce est supérieure à la connaissance de nature. Or la loi naturelle est unique pour tous les hommes. Donc à plus forte raison la loi divine.

En sens contraire, l'Apôtre écrit (Hébreux 7.12) : « Le sacerdoce ayant été changé, il est nécessaire que la loi le soit aussi. » Mais le sacerdoce est double, comme il est dit au même endroit : le sacerdoce lévitique, et le sacerdoce du Christ. Donc la loi divine aussi est double : loi ancienne et loi nouvelle.

Réponse

Il a été dit dans la première Partie, que la distinction est cause du nombre. Or, on trouve deux manières dont les choses peuvent être distinctes. La première est celle qui porte sur les choses totalement diversifiées par leur espèce, telles que le cheval et le bœuf. La seconde peut se rencontrer entre ce qui est parfait, et ce qui est imparfait dans la même espèce, comme l'homme et l'enfant. C'est ainsi que la loi divine se divise en loi ancienne et loi nouvelle. Voilà pourquoi dans l'épître aux Galates (Galates 3.24), S. Paul compare l'état de la loi ancienne à celui d'un enfant qui se trouve encore soumis à un surveillant, tandis qu'il assimile l'état de la loi nouvelle à celui d'un homme parfait qui n'est plus sous la tutelle du surveillant.

Or on peut envisager un triple état de perfection selon les trois fonctions de la loi que nous avons signalées précédemment.

1° La loi doit être ordonnée au bien commun comme à sa fin. Cela se réalise à deux niveaux. Celui du bien sensible et terrestre ; c'est celui auquel la loi ancienne ordonnait directement ; aussi voit-on dès le début de la Loi mosaïque (Exode 3.3-17) le peuple invité tout d'abord à s'emparer du royaume terrestre des Cananéens. Et il y a le bien commun spirituel et céleste ; c'est celui auquel ordonne la loi nouvelle. C'est pourquoi dès le début de sa prédication, le Christ a invité les hommes au Royaume des cieux, quand il disait : « Faites pénitence, le Royaume des cieux approche » (Matthieu 4.17). C'est pourquoi S. Augustin nous dit : « Les promesses des biens temporels sont contenues dans l'Ancien Testament, qui est appelé ancien pour cette raison ; mais la promesse de la vie éternelle appartient au Nouveau Testament. »

2° C'est à la loi qu'il revient de régir les actes humains, selon l'ordre de la justice. À ce point de vue, la loi nouvelle l'emporte sur l'ancienne, parce qu'elle rectifie même les actes internes du cœur, selon ces paroles en S. Matthieu (Matthieu 5.20) : « Si votre justice n'est pas supérieure à celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux. » Aussi dit-on que la loi ancienne est un frein pour la main, et la loi nouvelle pour l'esprit.

3° C'est à la loi qu'il appartient de conduire les hommes à l'observation des commandements. La loi ancienne le faisait par la crainte des châtiments ; la loi nouvelle le fait par l'amour qui est infusé en nos cœurs par la grâce du Christ ; celle-ci est donnée par la loi nouvelle, elle n'était que figurée par la loi ancienne. C'est pourquoi S. Augustin dit encore : « La différence est petite entre la Loi et l'Évangile, c'est : crainte (timor) et amour (amor). »

Solutions

1. De même que le père de famille, dans sa maison, porte des commandements différents pour les enfants et pour les adultes ; de même Dieu, seul roi de son unique royaume, a donné une loi pour les hommes encore imparfaits, et une autre loi plus parfaite pour ceux qui avaient déjà été conduits par la première loi à une plus grande capacité de divin.

2. Le salut des hommes ne pouvait être assuré que par le Christ, selon les Actes des Apôtres (Actes 4.12) : « Il n'a pas été donné aux hommes d'autre nom en lequel nous devions être sauvés. » C'est pourquoi la loi qui conduit tout le monde de façon parfaite au salut n'a pu être donnée qu'après la venue du Christ. Auparavant, il fallut donner au peuple dont le Christ devait naître une loi qui le prépare à accueillir le Christ, et cette loi devait comprendre certains premiers éléments de la justice qui les sauverait.

3. La loi naturelle dirige les hommes selon certains préceptes communs, vis-à-vis desquels parfaits et imparfaits sont à égalité ; aussi cette loi est-elle unique pour tous. Mais la loi divine dirige l'homme également selon certaines dispositions particulières vis-à-vis desquels parfaits et imparfaits ne se comportent pas de la même façon. C'est pourquoi il fallait que la loi divine fût double, comme nous venons de l'expliquer.


6. Existe-t-il une loi du péché ?

Objections

1. Il semble qu'il n'y ait pas de loi de convoitise. S. Isidore écrit, en effet : « La loi est œuvre de raison. » Mais la convoitise n'est pas œuvre de raison, elle est plutôt une déviation de la raison. Donc la convoitise n'a pas raison de loi.

2. Toute loi est obligatoire, de telle sorte que ceux qui ne l'observent pas sont appelés transgresseurs. Mais le foyer de convoitise ne rend pas quelqu'un transgresseur du fait qu'il ne lui obéit pas ; il le deviendrait plutôt en lui obéissant. Le foyer de convoitise n'a donc pas raison de loi.

3. La loi est ordonnée au bien commun, on l'a démontrée. Or ce foyer n'incline pas au bien commun mais plutôt au bien particulier. Il n'a donc pas raison de loi.

En sens contraire, S. Paul constate (Romains 7.23) : « je vois en mes membres une autre loi qui s'oppose à la loi de ma raison. »

Réponse

On l'a dit précédemment, la loi se trouve essentiellement en celui qui établit la règle ou la mesure; et de façon participée en celui auquel s'applique cette règle ou cette mesure. C'est pourquoi toute inclination ou ordination qu'on trouve dans les êtres soumis à une loi, est appelée loi par participation. Mais dans les êtres qui sont soumis à une loi, il peut y avoir une inclination provenant du législateur, d'une double manière. D'abord, ce législateur peut incliner directement ses sujets à un but ; et il arrive qu'il impose des actes divers à des sujets divers : ainsi peut-on dire que la loi est différente pour les soldats et pour les marchands. Il y a une seconde manière indirecte d'imposer une inclination ; elle vient de ce que le législateur destitue un de ses sujets d'une dignité et par suite le fait passer à un ordre nouveau et comme à une nouvelle loi ; par exemple si un soldat est démobilisé, il passe sous la loi des paysans ou des marchands.

Ainsi, sous le gouvernement de Dieu législateur, les créatures diverses ont diverses inclinations naturelles, en sorte que ce qui pour l'une joue en quelque sorte le rôle de la loi, est pour une autre contraire à sa loi ; comme si je disais que devenir furieux est en quelque sorte la loi du chien, tandis que c'est contraire à la loi de la brebis ou d'un autre animal pacifique. Donc la loi de l'homme qu'il reçoit de l'ordonnance divine, adaptée à la condition qui lui est propre, est qu'il agisse selon la raison. Cette loi fut si puissante dans l'état originel que rien ne pouvait surprendre l'homme, qui échappât à sa raison ou lui fût contraire. Mais quand l'homme s'est éloigné de Dieu, il est tombé en cet état où il est emporté par la fougue de sa sensualité ; et cela arrive à chacun d'entre nous en particulier dans la mesure où il ne suit plus la raison, et où il est en quelque sorte assimilé aux animaux qui sont emportés par l'ardeur de la sensualité, selon le Psaume (Psaumes 49.21) : « L'homme comblé n'a pas eu l'intelligence ; il a été mis au rang des bêtes sans raison, il leur est devenu semblable. »

En résumé, l'inclination de la sensualité, que l'on appelle foyer de convoitise, a chez les autres animaux raison de loi, dans toute l'acception du terme, au sens pourtant où en eux on peut l'appeler loi, parce qu'elle les incline directement. Mais, en cette acception, elle n'a pas raison de loi chez les hommes ; ce serait plutôt une déviation de la loi de raison. Mais comme, par la justice divine, l'homme est destitué de la justice originelle et de la vigueur de sa raison, cette ardeur de sensualité qui le mène a raison de loi, en ce sens qu'elle est une loi pénale que la loi divine inflige à l'homme en le destituant de sa dignité propres.

Solutions

1. L'argument est valable pour le foyer de convoitise considéré en lui-même, selon qu'il incline au mal. Car en ce sens il n'a pas raison de loi, on vient de le dire, mais selon qu'il procède, par justice, de la loi divine. Comme si l'on attribuait à une loi qu'un noble, pour avoir commis une faute, puisse être astreint à des travaux serviles.

2. Cette objection procède de la notion de loi considérée comme règle et mesure. Ceux qui s'écartent de la loi prise en ce sens deviennent des transgresseurs. Mais précisément, le foyer de convoitise n'est pas une loi entendue de cette manière; il ne mérite ce nom que par une certaine participation, nous venons de le dire.

3. Cet argument procède de la notion de foyer de convoitise considéré quant à son inclination propre, et non quant à son origine. Toutefois, si l'on envisage l'attrait sensuel tel qu'il se rencontre chez les animaux autres que l'homme, il est ordonné au bien commun, c'est-à-dire à la conservation de la nature de chaque être dans l'espèce comme chez l'individu. Et cela même existe chez l'homme, en tant que sa sensualité est soumise à la raison. Mais précisément on parle de « foyer » selon que la convoitise échappe à l'ordre de la raison.

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