Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

93. LA LOI ÉTERNELLE

  1. Qu'est-ce que la loi éternelle ?
  2. Est-elle connue de tous ?
  3. Toute loi en découle-t-elle ?
  4. Les êtres nécessaires lui sont-ils soumis ?
  5. Les êtres naturels et contingents lui sont-ils soumis ?
  6. Toutes les choses humaines lui sont-elles soumises ?

1. Qu'est-ce que la loi éternelle ?

Objections

1. Il semble que la loi éternelle ne soit pas la raison suprême existant en Dieu. Car la loi éternelle est unique. Au contraire, les idées des choses, telles qu'elles existent dans la pensée divine, sont multiples. S. Augustin dit que « Dieu a fait chacune des créatures selon les idées qui lui sont propres ». Donc il ne semble pas que la loi éternelle soit identique à la raison qui existe dans la pensée divine.

2. Il appartient à la raison de loi d'être promulguée par la parole, comme on l'a dit plus haut. Mais, en Dieu, le Verbe est désigné comme personne, nous l'avons dit dans la première Partie ; la raison, au contraire, est considérée comme appartenant à l'essence. La loi éternelle n'est donc pas la même chose que la raison divine.

3. S. Augustin écrit : « Il apparaît qu'au-dessus de notre esprit se trouve une loi qui est appelée vérité. » La loi qui existe au-dessus de notre esprit est la loi éternelle. Donc la vérité est la loi éternelle. Mais les notions de vérité et de raison ne sont pas identiques. Donc la loi éternelle n'est pas la même chose que la loi suprême.

En sens contraire, S. Augustin déclare : « La loi éternelle est la raison suprême à laquelle il faut toujours se soumettre. »

Réponse

De même qu'en tout artisan préexiste une idée des objets créés par son art, ainsi faut-il qu'en tout gouvernant préexiste l'idée d'un ordre pour les actes qui doivent être accomplis par ses sujets. Or, de même que l'idée des objets à faire s'appelle proprement l'art, ou encore le modèle des choses fabriquées ; de même la raison du chef qui règle la conduite de ses sujets a valeur de loi, sans oublier toutefois les autres conditions que nous avons précédemment déclarées requises à la raison de loi. Or, c'est par sa sagesse que Dieu est créateur de toutes choses, pour lesquelles il peut être comparé à un artisan à l'égard de ses œuvres, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Mais Dieu est aussi celui qui gouverne tous les actes et tous les mouvements que l'on remarque en chaque créature, comme nous l'avons dit encore dans la première Partie. Aussi de même que la raison de la sagesse divine, par laquelle toutes choses ont été créées, a raison d'art, de modèle exemplaire ou d'idée, de même la raison de la sagesse divine qui meut tous les êtres à la fin requise a-t-elle raison de loi. Et, à ce titre, la loi éternelle n'est pas autre chose que la pensée de la Sagesse divine, selon que celle-ci dirige tous les actes et tous les mouvements.

Solutions

1. S. Augustin parle dans ce passage des raisons idéales relatives aux natures propres des choses particulières ; c'est pourquoi on y trouve une diversité et une pluralité, selon leurs rapports divers aux réalités, comme on l'a expliqué dans la première Partie. Mais nous avons dit! que la loi a un rôle de direction pour ordonner nos actes au bien commun. Or les choses qui sont diverses en elles-mêmes sont considérées comme faisant un seul être en tant qu'elles sont ordonnées à quelque chose de commun. C'est pourquoi la loi éternelle est une, parce qu'elle est la raison de cet ordre.

2. Au sujet d'une parole quelconque, on peut considérer soit la parole elle-même, soit les réalités qu'elle exprime. La parole extérieure, en effet, est proférée par les lèvres de l'homme ; mais toutes les choses signifiées par les mots humains sont exprimées par cette parole. Il en va de même du verbe mental de l'homme qui est quelque chose de conçu par l'esprit et par quoi l'homme exprime mentalement ce qu'il pense. Ainsi donc, en Dieu, le Verbe lui-même, qui est la conception de l'intelligence du Père, est signifié comme une personne ; mais toutes les choses qui sont comprises dans la science du Père, qu'elles soient essentielles ou personnelles, ou qu'elles soient même des œuvres de Dieu, sont exprimées par ce Verbe, comme S. Augustin l'a montré. Or, parmi tout ce qui est exprimé par ce Verbe, se trouve la loi éternelle elle-même. Il ne s'ensuit pourtant pas que la loi éternelle soit appelée une personne en Dieu. Toutefois, elle est appropriée au Fils, à cause de la parenté entre la raison et la parole.

3. La raison de l'intellect divin n'est pas dans le même rapport avec les choses que celle de l'intellect humain. Car l'intellect humain est mesuré par les choses, en ce sens que la pensée de l'homme n'est pas vraie par elle-même ; elle n'est dite vraie que par son accord avec la réalité ; en effet, « de ce que la chose existe ou n'existe pas, l'opinion elle-même est vraie ou fausse ». Au contraire, l'intellect divin est la mesure des réalités, en ce sens que chaque chose ne réalise en elle-même la vérité que dans la mesure où elle reproduit le modèle conçu par l'intellect divin, comme on l'a expliqué dans la première Partie. C'est pourquoi l'intellect divin est vrai par lui-même ; par conséquent sa conception est la vérité elle-même.


2. La loi éternelle est-elle connue de tous ?

Objections

1. Il ne semble pas. Car l'Apôtre écrit (1 Corinthiens 2.11) : « Personne ne connaît ce qui est en Dieu, sinon l'Esprit de Dieu. » Mais la loi éternelle est une idée existant dans la pensée divine. Donc elle est inconnue de tout le monde, sauf de Dieu seul.

2. S. Augustin écrit « Par la loi éternelle, il convient que toutes choses soient parfaitement ordonnées. » Mais tout le monde ne peut connaître comment toutes choses sont parfaitement ordonnées. Donc tout le monde ne connaît pas la loi éternelle.

3. S. Augustin écrit encore « La loi éternelle est celle dont les hommes ne peuvent pas juger. » Mais on lit dans les Éthiques : « Chacun juge bien ce qu'il connaît. » Donc la loi éternelle ne nous est pas connue.

En sens contraire, S. Augustin déclare : « La connaissance de la loi éternelle a été imprimée en nous. »

Réponse

On peut connaître une chose d'une double manière : soit en elle-même, soit dans l'effet qu'elle produit, où l'on retrouve quelque ressemblance de sa cause. C'est ainsi que quelqu'un ne voyant pas le soleil dans sa substance, le connaît cependant dans son rayonnement. C'est en ce sens qu'il faut dire que nul ne peut connaître la loi éternelle telle qu'elle est en elle-même, sauf Dieu et les bienheureux qui voient Dieu par son essence. Mais toute créature raisonnable connaît cette loi éternelle selon le rayonnement, plus ou moins grand, de cette loi. En effet, toute connaissance de la vérité est un rayonnement et une participation de la loi éternelle qui est, elle-même, vérité immuable, dit S. Augustin. La vérité, tous les hommes la connaissent quelque peu, tout au moins quant aux principes premiers de la loi naturelle. Pour le reste, les uns participent davantage, d'autres moins à la connaissance de la vérité ; et par suite, connaissent plus ou moins la loi éternelle.

Solutions

1. Les choses qui sont en Dieu ne peuvent être connues par nous en elles-mêmes; mais elles nous sont manifestées dans leurs effets, selon l'épître aux Romains (Romains 1.20) : « Les mystères invisibles de Dieu sont perçus par notre intelligence à travers les créatures. »

2. Bien que chacun connaisse la loi éternelle selon sa capacité, de la façon qu'on vient de dire, personne ne peut la saisir dans toute sa compréhension. Elle ne peut pas, en effet, se manifester intégralement par ses effets. C'est pourquoi connaître la loi éternelle de cette façon n'exige pas que l'on connaisse tout l'ordre des choses selon lequel toutes les créatures sont parfaitement ordonnées.

3. On peut concevoir de deux manières le fait de porter un jugement. D'une part, à la manière dont une faculté de connaissance juge de son objet propre selon ce qui est dit au livre de Job (Job 12.11) : « L'oreille ne juge-t-elle pas les paroles, et le palais de celui qui mange ne juge-t-il pas la saveur ? » C'est selon ce mode que le Philosophe déclare que « chacun juge bien ce qu'il connaît », c'est-à-dire en jugeant si ce qui est proposé est vrai. D'autre part, un supérieur porte sur un inférieur une sorte de jugement pratique pour savoir si celui-ci doit ou non se comporter de telle manière. Évidemment nul ne peut juger de cette façon la loi éternelle.


3. Toute loi découle-t-elle de la loi éternelle ?

Objections

1. Il semble que non. Nous avons établi, en effet, qu'il y avait une loi du foyer de convoitises. Or celle-ci ne découle pas de la loi divine qui est la loi éternelle ; c'est en effet de la convoitise que relève la prudence de la chair dont l'Apôtre dit (Romains 8.7) : « Elle ne peut pas être soumise à la loi de Dieu. » Toute loi ne procède donc pas de la loi éternelle.

2. De la loi éternelle rien d'inique ne peut découler; car, comme on l'a dit : « Par la loi éternelle il convient que toutes choses soient parfaitement ordonnées. » Or, certaines lois sont iniques, selon Isaïe (Ésaïe 10.1) : « Malheur à ceux qui portent des lois iniques. » Par conséquent toute loi ne procède pas de la loi éternelle.

3. S. Augustin remarque que « la loi qui est écrite pour régir le peuple, permet à juste titre beaucoup de choses qui sont punies par la providence divine ». Donc même toute loi juste ne procède pas de la loi éternelle.

En sens contraire, au livre des Proverbes (Proverbes 6.15), la Sagesse divine déclare : « C'est par moi que les rois règnent et que les législateurs portent de justes lois. » Mais les principes de la Sagesse divine constituent la loi éternelle, comme nous l'avons dit ci-dessus. Donc toutes les lois procèdent de la loi éternelle.

Réponse

Nous avons dit précédemment que la loi comportait une raison qui dirige les actes à leur fin. Or, en toute série ordonnée de moteurs, il convient que la force d'un moteur second lui vienne d'un moteur premier, puisque celui qui meut comme agent second ne meut que dans la mesure où il reçoit lui-même le mouvement du premier. Nous voyons la même chose chez tous les gouvernants : le programme de gouvernement se transmet du chef suprême aux gouvernants en second ; par exemple le plan qui doit être réalisé dans la cité est communiqué par le roi à ses subalternes sous forme de précepte. De même encore, dans le domaine des arts techniques, les procédés de fabrication sont communiqués par l'ingénieur aux artisans subalternes qui travaillent de leurs mains. Donc, puisque la loi éternelle est le programme du gouvernement chez le gouverneur suprême, il est nécessaire que tous les plans de gouvernement, qui existent dans les gouvernants subalternes, dérivent de la loi éternelle. Il s'ensuit que toutes les lois, quelles qu'elles soient, dérivent de la loi éternelle dans la mesure où elles procèdent de la raison droite. C'est pourquoi S. Augustin dit que « dans la loi temporelle, il n'est rien de juste ni de légitime que les hommes n'aient tiré de la loi éternelle ».

Solutions

1. Le foyer de convoitise a raison de loi dans l'homme en tant qu'il est une peine imposée par la justice divine ; et de ce fait, il est évident qu'il découle de la loi éternelle. Toutefois, en tant qu'il incline au péché, il est contraire à la loi de Dieu, et n'a pas raison de loi, ce qui ressort des explications précédentes.

2. La loi humaine a raison de loi en tant qu'elle est conforme à la raison droite ; à ce titre il est manifeste qu'elle découle de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s'écarte de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n'a plus raison de loi, elle est plutôt une violence. Toutefois, dans une loi inique, en tant qu'elle garde une apparence de loi, à raison de l'ordre émanant de l'autorité qui la porte, il y a encore une dérivation de la loi éternelle. Car « toute autorité vient du Seigneur Dieu » selon S. Paul (Romains 13.1).

3. Lorsqu'on dit que la loi humaine permet certaines choses, ce n'est pas toujours qu'elle les approuve, mais plutôt parce qu'elle est impuissante à les redresser. La loi divine, elle, impose sa direction à beaucoup de faits qui échappent au pouvoir de la loi humaine. Il y a en effet plus de choses soumises à la cause supérieure qu'aux causes subalternes. Aussi le fait que la loi humaine ne se mêle pas des choses qu'elle est incapable de régenter, cela même provient de la loi éternelle. Il en serait autrement si elle approuvait ce que la loi éternelle interdit. Il ne s'ensuit donc pas que la loi humaine ne découle pas de la loi éternelle, mais seulement qu'elle ne peut coïncider parfaitement avec elle.


4. Les êtres nécessaires sont-ils soumis à la loi éternelle ?

Objections

1. Ce qui est nécessaire et éternel est soumis, semble-t-il à la loi éternelle. En effet, tout ce qui est raisonnable est soumis à la raison. Or la volonté divine est raisonnable, puisqu'elle est juste. Elle est donc soumise à la loi éternelle. Mais la loi éternelle, c'est la raison divine. Donc la volonté de Dieu est soumise à la loi éternelle ; et comme elle-même est une réalité éternelle, on peut conclure que même les choses nécessaires et éternelles sont soumises à la loi éternelle.

2. Tout ce qui est soumis au roi est soumis à la loi du roi. Or le Fils de Dieu, dit la 1e épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 15.24, 28), « sera soumis à son Père quand il lui remettra son règne ». Donc le Fils, qui est éternel, est soumis à la loi éternelle.

3. La loi éternelle est la raison de la providence divine. Or beaucoup de réalités nécessaires sont soumises à la providence divine : par exemple les éléments immuables des substances incorporelles et des corps célestes. Donc, même ce qui est nécessaire est soumis à la loi éternelle.

En sens contraire, ce qui est nécessaire ne peut se comporter différemment et n'a donc pas besoin d'en être détourné. Si la loi, au contraire, est imposée aux hommes, c'est pour qu'ils soient détournés du mal nous l'avons vu. Donc ce qui est nécessaire n'est pas soumis à la loi.

Réponse

Nous avons démontré que la loi éternelle est la raison, le plan, du gouvernement divin. Donc, tout ce qui est soumis au gouvernement divin est soumis aussi à la loi éternelle ; et ce qui échappe au gouvernement éternel, échappe aussi à la loi éternelle. Cette distinction peut être éclairée par un exemple emprunté à ce qui nous concerne. C'est seulement ce que l'homme peut faire qui est soumis au gouvernement humain ; mais ce qui relève de la nature même de l'homme échappe à ce gouvernement, par exemple que l'homme ait une âme, des pieds et des mains. Ainsi donc, est soumis à la loi éternelle tout ce qui se trouve dans les êtres créés par Dieu, qu'il s'agisse de réalités nécessaires ou contingentes. Mais ce qui se rapporte à la nature ou à l'essence divine, n'est pas sujet de la loi éternelle ; c'est en réalité cette loi éternelle elle-même.

Solutions

1. Il y a deux manières d'envisager la volonté divine. D'abord en elle-même, et alors la volonté de Dieu s'identifie avec son essence, et n'est donc pas soumise au gouvernement divin ni à la loi éternelle : elle s'identifie avec cette loi. D'une autre manière, nous pouvons envisager la volonté divine par rapport aux effets que Dieu veut dans les créatures ; ces effets créés sont soumis à la loi éternelle, en tant que leur raison existe dans la sagesse divine. C'est en fonction de ces effets que la volonté de Dieu est dite raisonnable. En elle-même, elle devrait plutôt être appelée la raison.

2. Le Fils de Dieu n'est pas fait par Dieu. Il est engendré naturellement par lui. C'est pourquoi il n'est pas soumis à la providence divine ni à la loi éternelle ; il est plutôt la loi éternelle par appropriation, comme l'établit S. Augustin. On dit pourtant qu'il est soumis au Père, eu égard à la nature humaine qu'il a assumée, et de ce point de vue on dit également que le Père est plus grand que lui (Jean 14.28).

3. Nous acceptons l'objection, parce qu'elle porte sur les êtres nécessaires qui sont créés.

4. (Argument en sens contraire.) Le Philosophe écrit : « Certaines réalités nécessaires ont une cause de leur nécessité » ; et c'est ainsi que l'impossibilité même de se comporter différemment, elles la tiennent d'un autre. Leur nécessité est une sorte d'empêchement souverainement efficace qu'elles subissent. De fait, tout être qui est empêché l'est dans la mesure où il ne peut se comporter autrement qu'on en a disposé pour lui.


5. Les êtres naturels et contingents sont-ils soumis à la loi éternelle ?

Objections

1. Il semble que non. En effet, la promulgation est essentielle à la loi, on nous l'a dit. Mais la promulgation ne peut être faite qu'à des créatures raisonnables auxquelles on peut édicter quelque chose. Seules, par conséquent, les créatures douées de la raison sont soumises à la loi éternelle, non les êtres naturels contingents.

2. « Ce qui obéit à la raison participe de quelque manière de la raison ». dit le livre 1 des Éthiques. Mais la loi éternelle est la raison suprême, nous venons de le dire. Puisque les réalités naturelles contingentes ne participent de la raison en aucune façon, et sont entièrement irrationnelles, il semble qu'elles ne soient pas soumises à la loi éternelle.

3. La loi éternelle est souverainement efficace. Or, c'est dans les réalités naturelles contingentes que se produisent des déficiences. Ces réalités ne sont donc pas soumises à la loi éternelle.

En sens contraire, il est écrit au livre des Proverbes (Proverbes 8.29) : « Quand Dieu assignait à l'océan ses limites et qu'il imposait aux flots la loi de ne pas dépasser leurs rives... »

Réponse

Il faut parler différemment de la loi de l'homme, et de la loi éternelle qui est la loi de Dieu. En effet, la loi de l'homme ne s'étend qu'aux créatures raisonnables qui sont soumises à l'homme. La raison en est que la loi imprime une direction aux actes qui conviennent aux sujets d'un gouvernement quelconque ; c'est pourquoi nul à proprement parler n'impose de loi à ses propres actes. Or, tout ce que l'on fait dans l'usage des créatures irrationnelles soumises à l'homme, se fait par l'action de l'homme lui-même qui meut de tels êtres ; car les créatures sans raison ne se conduisent pas par elles-mêmes, mais sont conduites par d'autres, nous l'avons dit antérieurement. C'est pourquoi l'homme ne peut pas imposer de loi aux êtres sans raison, quel que soit leur état de dépendance envers lui. Quant aux êtres raisonnables qui lui sont soumis, il peut leur imposer une loi, en tant que par son précepte ou par quelque déclaration il imprime en leur pensée une règle qui devient leur principe d'action. Or, de même que l'homme imprime, par son ordre ainsi déclaré, une sorte de principe interne d'action chez un autre homme qui lui est soumis, Dieu aussi imprime à toute la nature les principes de ses actes propres. C'est pourquoi l'on dit que Dieu commande de cette façon à tout nature selon cette parole du Psaume (Psaumes 148:6) : « Il a posé une loi qui ne disparaîtra pas. » Pour ce motif aussi tous les mouvements et tous les actes de la nature entière sont soumis à la loi éternelle : Cependant les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle d'une manière particulière, en ce qu'elles sont mues par la providence divine et non plus par l'intelligence du précepte divin, comme c'est le cas des créatures raisonnables.

Solutions

1. L'impression du principe interne d'action dans les êtres de la nature, joue le même rôle que la promulgation de la loi à l'égard des hommes ; car la promulgation de la loi imprime dans les hommes une sorte de principe de direction des actes humains, nous venons de le dire.

2. Les créatures sans raison ne participent pas de la raison humaine et ne lui obéissent pas; elles participent cependant de la raison divine en y obéissant. La puissance de la raison divine s'étend plus loin, en effet, que celle de la raison humaine. Et de même que les membres du corps humain se meuvent au commandement de la raison, sans toutefois participer de cette raison, parce qu'ils n'ont pas en eux-mêmes une connaissance d'ordre rationnel, de même les créatures non raisonnables sont mues par Dieu sans être pour autant dotées de raison.

3. Les déficiences qui se produisent dans les êtres de nature sont certes étrangères à l'ordre des causes particulières, mais non des causes universelles, et de la cause première, qui est Dieu, à la providence de qui rien ne peut échapper comme nous l'avons dit dans la première Partie, et puisque la loi éternelle est la raison, le plan de la providence divine, comme nous l'avons dit, les déficiences des êtres de nature sont soumises à la loi éternelle.


6. Toutes les choses humaines sont-elles soumises à la loi éternelle ?

Objections

1. Il ne semble pas. S. Paul écrit en effet (Galates 5.18) : « Si vous êtes conduits par l'esprit de Dieu, vous n'êtes plus sous la loi. » Mais les hommes justes qui sont enfants de Dieu par adoption sont conduits par l'Esprit de Dieu, selon l'épître aux Romains (Romains 8.14) : Donc les hommes ne sont pas tous sous la loi éternelle.

2. S. Paul écrit encore (Romains 8.7) : « La prudence de la chair est ennemie de Dieu ; elle n'est donc pas soumise à la loi de Dieu. » Or, nombreux sont les hommes qui se laissent dominer par la prudence de la chair. Donc tous les hommes ne sont pas soumis à la loi éternelle qui est la loi de Dieu.

3. S. Augustin remarquait que « la loi éternelle est celle d'après laquelle les méchants méritent le malheur, et les bons la vie bienheureuse ». Or les hommes qui sont maintenant bienheureux ou damnés ne sont pas en état de mériter. Donc ils ne sont pas soumis à la loi éternelle.

En sens contraire, S. Augustin écrit aussi « Rien n'échappe, aucunement, aux lois du Créateur et de l'ordonnateur suprême qui assure la paix de l'univers. »

Réponse

Il y a deux manières pour une chose d'être soumise à la loi éternelle, comme nous l'avons dit à l'article précédent. Ou bien la loi éternelle est participée par mode de connaissance, ou bien par mode d'action et de passion, en tant que participée sous forme de principe interne d'activité. C'est de cette seconde manière que les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle, comme nous venons de l'établir. Mais la créature raisonnable, en possédant ce qui est commun avec toutes les créatures, a cependant en propre cet élément d'être dotée de raison. C'est pourquoi elle se trouve soumise à la loi éternelle à double titre : d'abord, parce qu'elle a une certaine connaissance de la loi éternelle, nous l'avons dit; ensuite, parce qu'il existe en toute créature raisonnable un penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi éternelle, car « de naissance nous sommes enclins à être vertueux », dit Aristote.

Cependant, ces deux modes existent d'une façon imparfaite et comme décomposée chez les pécheurs. En eux l'inclination naturelle à la vertu est faussée par l'habitus vicieux. De plus, leur connaissance naturelle du bien est obscurcie par les passions et la facilité à pécher. Chez les bons, ce double mode se réalise d'une manière plus parfaite parce que la connaissance de foi et de sagesse s'ajoute en eux à la connaissance naturelle du bien; et au penchant naturel vers le bien, s'ajoute antérieurement l'impulsion de la grâce et de la vertu.

Ainsi donc, les bons sont parfaitement soumis à la loi éternelle, puisqu'ils agissent toujours en s'y conformant. Quant aux pécheurs, ils sont soumis à la loi éternelle, mais d'une manière imparfaite en ce qui regarde leurs actes, puisque c'est d'une façon imparfaite qu'ils connaissent le bien et sont inclinés vers lui. Toutefois, ce qui est déficient dans leur activité est compensé du côté de la passivité ; nous voulons dire que les méchants subissent la peine que leur fixe la loi éternelle, en proportion de ce qu'ils ont négligé de faire pour être conformes aux exigences de cette loi. Aussi S. Augustin dit-il : « J'estime que les justes agissent selon la loi éternelle », et ailleurs : « Dieu sait ramener à l'ordre les âmes qui l'abandonnent et, par leur misère bien méritée, fournir aux parties inférieures de sa création des lois parfaitement appropriées. »

Solutions

1. Cette parole de S. Paul peut être comprise de deux façons. D'abord « être sous la loi » peut s'entendre de celui qui est soumis contre son gré à l'obligation légale comme à un fardeau. Aussi la Glose précise-t-elle que « celui-là est sous la loi qui s'abstient d'une œuvre mauvaise non point par amour de la justice, mais par crainte du châtiment dont la loi le menace ». En ce sens, les hommes spirituels ne sont pas sous la loi, car sous l'influx de la charité que l'Esprit Saint répand dans leur cœur, ils accomplissent de bon gré ce que la loi prescrit. On peut aussi entendre la parole de l'Apôtre en ce sens que les œuvres de celui qui agit sous l'influx de l'Esprit Saint, sont dites œuvres de l'Esprit Saint plutôt que de l'homme lui-même. Et puisque l'Esprit Saint n'est pas soumis à la loi, pas plus que le Fils, comme on l'a montré précédemment, il s'ensuit que ces œuvres, en tant qu'elles sont attribuées à l'Esprit Saint, ne sont pas soumises à la loi. Cela est attesté par l'Apôtre lorsqu'il dit (2 Corinthiens 3.17) : « Où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. »

2. La prudence de la chair ne peut être soumise à la loi de Dieu dans le domaine de l'action, puisqu'elle incline à des actes contraires à la loi de Dieu. Elle est cependant soumise à la loi de Dieu en ce qui regarde la passivité, parce qu'elle mérite de subir une peine selon la loi de la justice divine. Néanmoins, la prudence humaine n'est prédominante en aucun homme au point que le bien intégral de sa nature soit détruit. C'est pourquoi demeure chez l'homme un penchant à agir selon la loi éternelle. Car nous avons établi précédemment que le péché ne détruit pas tout bien de la nature.

3. C'est le même principe qui maintient une réalité orientée vers la fin et qui la meut vers cette fin ; par exemple, la pesanteur qui précipite le corps lourd vers le sol, l'y fait aussi demeurer au repos. Semblablement la même loi éternelle selon laquelle certains méritent la béatitude ou le châtiment, les maintient également dans cette béatitude ou ce châtiment. En ce sens, les bienheureux et les damnés sont soumis à la loi éternelle.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant