- Qu'est-ce que la loi naturelle ?
- Quels sont les préceptes de la loi naturelle ?
- Tous les actes des vertus relèvent-ils de la loi naturelle ?
- La loi naturelle est-elle unique chez tous ?
- Cette loi est-elle sujette au changement ?
- Cette loi peut-elle être effacée de l'âme de l'homme ?
Objections
1. Il semble que la loi naturelle soit un habitus. Car le Philosophe dit : « Il y a trois choses dans l'âme : la puissance, l'habitus et la passion. » Mais la loi naturelle n'est pas une des puissances de l'âme, ni l'une des passions ; on peut s'en convaincre en énumérant celles-ci. La loi naturelle est donc un habitus.
2. S. Basile dit que la « conscience morale, ou syndérèse, est la loi de notre intelligence », ce qui ne peut s'entendre que de la loi naturelle. Mais la syndérèse est un habitus, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Donc la loi naturelle est un habitus.
3. La loi naturelle demeure toujours dans l'homme, comme nous le montrerons. Or la raison de l'homme, dont la loi relève, ne pense pas toujours à la loi naturelle. La loi naturelle n'est donc pas un acte mais un habitus.
En sens contraire, S. Augustin définit l'habitus : « Ce qui permet d'agir quand on en a besoin. » Or la loi naturelle n'est pas ainsi ; elle existe en effet chez les petits enfants et chez les damnés, qui ne peuvent pas agir par elle. Donc la loi naturelle n'est pas un habitus.
Réponse
Une réalité peut être appelée habitus de deux façons. D'abord au sens propre et essentiel ; et en ce sens la loi naturelle n'est pas un habitus. En effet, il a été dit précédemment que la loi naturelle est établie par la raison, de même qu'une proposition est aussi l'œuvre de la raison. Mais ce que l'on fait et ce qui sert à le faire n'est pas identique ; car l'habitus de la grammaire permet de réaliser un discours correct. Donc, puisque l'habitus est ce qui permet d'agir, il est impossible qu'une loi soit un habitus au sens propre et essentiel.
Cependant, on peut désigner par le mot habitus ce qui est possédé grâce à l'habitus ; ainsi appelle-t-on « foi » ce qui est l'objet de la foi. Si l'on prend en ce sens le mot habitus, on peut dire que la loi naturelle est un habitus. Car les préceptes de la loi naturelle sont tantôt l'objet d'une considération actuelle de la raison, et tantôt sont en elle seulement à l'état « habituel », mais non conscient. C'est dans cette acception que la loi naturelle peut être qualifiée d'habitus de la même manière que les principes indémontrables des sciences spéculatives, qui ne s'identifient pas avec l'habitus des premiers principes, mais constituent son objet, son contenu.
Solutions
1. Aristote veut ici rechercher à quel genre d'être se rattache la vertu ; et puisqu'il est évident que la vertu est un principe d'action, il limite son énumération aux réalités qui sont principes des actes humains, à savoir les puissances, les habitus et les passions. Cela n'empêche nullement qu'il y ait dans l'âme autre chose, par exemple un certain acte, comme le vouloir est en celui qui veut, ou la connaissance en celui qui connaît ; ou les propriétés naturelles de l'âme qui existent en elle, comme l'immortalité, etc.
2. En appelant la syndérèse la loi de notre intelligence, on la conçoit comme un habitus dont l'objet comprend les préceptes de la loi naturelle, qui sont les principes premiers de l'action humaine.
3. Cet argument prouve que la loi naturelle demeure dans l'homme sous forme habituelle ; nous le concédons.
Quant à l'objection En sens contraire, il y a lieu de remarquer que parfois, en raison de quelque empêchement, on ne peut user de ce qu'on possède pourtant sous forme habituelle. Ainsi l'homme ne peut pas faire usage de la science qu'il possède, au moment où il est pris par le sommeil ; de même un enfant, en raison de son trop jeune âge, ne peut se servir de l'habitus des premiers principes de l'intelligence, ni même de la loi naturelle qui pourtant réside en lui à l'état d'habitus.
Objections
1. Il semble que la loi naturelle ne contienne pas plusieurs préceptes, mais un seul. La loi, en effet, rentre dans le genre du précepte, comme on l'a établi. Donc, s'il y avait de nombreux préceptes de la loi naturelle, il s'ensuivrait qu'il y aurait aussi de nombreuses lois naturelles.
2. La loi naturelle est une conséquence de la nature humaine. Mais la loi humaine est une dans sa totalité, bien qu'elle soit multiple en ses parties. Par conséquent, ou bien il n'existe qu'un seul précepte de la loi naturelle, à cause de l'unité de l'ensemble ; ou bien il y a de nombreux préceptes selon la multiplicité des parties de la nature humaine. Et en ce cas, il faudra que même ce qui se rattache au penchant de la convoitise, appartienne à la loi naturelle.
3. La loi relève de la raison, on l'a dit. Or la raison est unique chez l'homme. Donc le précepte de la loi naturelle doit également être unique.
En sens contraire, les préceptes de la loi naturelle jouent dans l'homme le même rôle à l'égard de l'action que les principes premiers dans la démonstration. Or les premiers principes indémontrables de la pensée sont multiples. Donc les principes de la loi naturelle sont également multiples.
Réponse
Nous avons dit précédemment que les préceptes de la loi naturelle étaient, par rapport à la raison pratique, ce que les principes premiers de la démonstration sont par rapport à la raison spéculative ; les uns et les autres sont en effet des axiomes évidents par eux-mêmes. Or un axiome peut être dit évident par lui-même de deux façons : d'abord, selon son contenu ; puis, par rapport à nous. Toute proposition est dite connue en elle-même, si l'attribut appartient à la définition du sujet ; il arrive toutefois que pour celui qui ignore la définition de ce sujet, une telle proposition ne soit pas évidente par elle-même. Ainsi cette proposition : « L'homme est doué de raison » est évidente en elle-même d'après la nature même de l'homme, car qui dit « homme » dit « raisonnable » ; et cependant pour celui qui ignore ce qu'est l'homme, cette proposition n'est pas évidente par elle-même. Il s'ensuit, selon Boèce, qu'il y a certaines phrases ou propositions qui sont connues en elles-mêmes par tous les hommes, comme ces propositions dont les termes sont connus de tous ; par exemple : « Un tout quelconque est plus grand que l'une de ses parties » ; ou encore : « Les choses égales à une même chose sont égales entre elles. » Mais d'autres propositions ne sont connues que des sages qui saisissent la signification des termes qui les composent. Ainsi, pour celui qui sait qu'un ange n'a pas de corps, il apparaît évident de soi qu'un tel être n'est pas circonscrit dans un lieu : ce qui n'est pas manifeste pour tous les esprits peu cultivés qui ne saisissent pas cela.
Il y a un ordre entre les vérités qui ne tombent pas sous le sens de tout le monde. En effet, ce qui est saisi en premier lieu, c'est l'être, dont la notion est incluse dans tout ce que l'on conçoit. Et c'est pourquoi le premier axiome indémontrable est que « l'on ne peut en même temps affirmer et nier », ce qui se fonde sur la notion d'être et de non-être ; et c'est sur ce principe que toutes les autres vérités sont fondées, comme dit le livre IV des Métaphysiques. Mais de même que l'être est en tout premier lieu objet de connaissance proprement dite, de même le bien est la première notion saisie par la raison pratique qui est ordonnée à l'action. En effet, tout ce qui agit le fait en vue d'une fin qui a raison de bien. C'est pourquoi le principe premier de la raison pratique est celui qui se fonde sur la raison de bien, et qui est : « Le bien est ce que tous les êtres désirent. » C'est donc le premier précepte de la loi qu'il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal. C'est sur cet axiome que se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle : c'est dire que tout ce qu'il faut faire ou éviter relève des préceptes de la loi naturelle ; et la raison pratique les envisage naturellement comme des biens humains.
Mais parce que le bien a raison de fin, et le mal raison du contraire, il s'ensuit que l'esprit humain saisit comme des biens, et par suite comme dignes d'être réalisées toutes les choses auxquelles l'homme se sent porté naturellement ; en revanche, il envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C'est selon l'ordre même des inclinations naturelles que se prend l'ordre des préceptes de la loi naturelle. En effet, l'homme se sent d'abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances, en ce sens que toute substance recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cette inclination, ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire, relèvent de la loi naturelle.
En second lieu, il y a dans l'homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi appartient à la loi naturelle ce que « la nature enseigne à tous les animaux », par exemple l'union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc.
En troisième lieu, on trouve dans l'homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d'être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi a-t-il une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société. En ce sens, appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : par exemple que l'homme évite l'ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit vivre, et toutes les autres prescriptions qui visent ce but.
Solutions
1. Tous ces préceptes de la loi naturelle appartiennent à une seule loi naturelle parce qu'ils se réfèrent tous à un seul précepte premier.
2. Toutes les inclinations relatives à quelque partie que ce soit de la nature humaine, par exemple celles du concupiscible et de l'irascible, appartiennent à la loi naturelle en tant qu'elles sont réglées par la raison. Aussi les préceptes de la loi naturelle sont-ils multiples, si on les considère chacun en particulier; mais ils ont une seule racine communes.
3. Si la raison est unique en elle-même, elle est pourtant le principe d'ordre de tout ce qui regarde l'homme. C'est pourquoi tout ce qui peut être réglé par la raison est contenu dans la loi de la raison.
Objections
1. Il semble que les actes des vertus ne relèvent pas tous de la loi de nature. On a dit en effet que le propre de la loi est d'ordonner au bien commun. Or certains actes des vertus assurent le bien particulier de tel ou tel individu, ce qui est surtout évident pour les actes de tempérance. Donc, les actes des vertus ne sont pas tous ordonnés par la loi naturelle.
2. Tous les péchés s'opposent à certains actes vertueux. Donc, si tous les actes des vertus relevaient de la loi naturelle, il semble que tous les péchés seraient contre nature. Cependant on ne dit cela que de certains péchés.
3. Tout le monde s'entend sur ce qui est conforme à la nature. Or, au sujet des actes de ces vertus, cette entente universelle n'existe pas, car l'un considère comme vertueux ce qu'un autre estime vicieux. Donc les actes des vertus ne relèvent pas tous de la loi de nature.
En sens contraire, S. Jean Damascène écrit que « les vertus sont naturelles ». Donc les actes de ces vertus sont eux aussi soumis à la loi naturelle.
Réponse
Nous pouvons parler des actes des vertus de deux façons : en tant qu'ils sont vertueux; et en tant qu'ils sont tels actes déterminés par leur espèce propre. Si nous parlons des actes vertueux en tant que vertueux, ils relèvent tous de la loi naturelle. Nous avons prouvé en effet n que relèvent de la loi naturelle toutes les inclinations que l'homme tient de sa nature. Mais chacun est incliné naturellement à l'activité qui convient à sa forme, comme le feu est incliné à chauffer. Aussi, puisque l'âme raisonnable est la forme propre de l'homme, il y a en tout humain une inclination naturelle à agir selon la raison. À ce point de vue, par conséquent, les actes des vertus sont tous régis par la loi naturelle ; la raison de chacun édicte en effet qu'il faut agir vertueusement. Mais, si nous parlons des actes des vertus considérés en eux-mêmes, dans leur espèce particulière, alors ces actes ne relèvent pas tous de la loi naturelle. Il y a en effet beaucoup de choses qui se font selon la vertu, auxquelles pourtant la nature ne donne de prime abord aucune inclination. C'est par une investigation de la raison que les hommes les découvrent, et les reconnaissent utiles pour vivre bien.
Solutions
1. La tempérance a pour objet les convoitises naturelles dans le boire, le manger et les actes sexuels, qui sont ordonnées au bien commun de la nature comme les autres lois sont ordonnées au bien commun de la moralité.
2. On peut appeler nature de l'homme ou bien celle qui est propre à l'homme ; et en ce sens tous les péchés, en tant qu'ils sont contraires à la raison, sont contraires à la nature, comme le montre S. Jean Damascène ; ou bien on appelle nature de l'homme celle qui est commune à l'homme et aux autres animaux ; et en ce sens on appelle contre nature certains péchés spéciaux, par exemple contre l'union du mâle et de la femelle, qui est commune à tous les animaux, l'accouplement entre mâles, qu'on appelle spécialement le vice contre naturel.
3. Cet argument est valable pour les actes considérés en eux-mêmes. Aussi, à cause de la diversité des conditions humaines, certains actes peuvent être vertueux pour certaines personnes, parce qu'ils leur sont proportionnés et leur conviennent, tandis que ces mêmes actes seront vicieux pour d'autres, parce qu'ils ne leur sont pas proportionnés.
Objections
1. Il semble que non. Il est dit en effet dans les Décrets que « le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et dans l'Évangile ». Mais cette loi n'est pas commune à tous ; puisqu'il est dit dans l'épître aux Romains (Romains 10.16) : « Tous n'obéissent pas à l'Évangile. » La loi naturelle n'est donc pas unique chez tous.
2. « Ce qui est conforme à la loi est déclaré juste », selon le livre des Éthiques. Mais dans le même livrer on affirme que rien n'est juste pour tous au point d'exclure toute diversité. Par conséquent, la loi naturelle n'est pas la même chez tous.
3. Tout ce à quoi l'homme est incliné selon sa nature relève de la loi naturelle, nous l'avons dit. Mais des hommes différents sont inclinés par nature à des fins différentes : ceux-ci à la convoitise, ceux-là à la recherche des honneurs, d'autres enfin à d'autres choses. Donc la loi naturelle n'est pas unique chez tous.
En sens contraire, Isidore de Séville écrit « Le droit naturel est commun à toutes les nations. »
Réponse
Nous l'avons dit précédemment, tout ce vers quoi l'homme est incliné par nature relève de la loi naturelle ; et il est propre à l'homme d'être incliné à agir selon la raison. Mais il appartient à la raison de procéder des principes communs aux conclusions propres, selon le livre I des Physiques. Toutefois la raison spéculative et la raison pratique se comportent différemment sur ce point. En effet, la raison spéculative s'occupe principalement des choses nécessaires, où il est impossible qu'il en soit autrement ; aussi la vérité se rencontre-t-elle sans aucune défaillance dans les conclusions particulières comme dans les principes généraux.
La raison pratique, au contraire, s'occupe de réalités contingentes qui comprennent les actions humaines. C'est pourquoi, bien que dans les principes généraux il y ait quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières, plus on rencontre de défaillances. Ainsi donc, dans les sciences spéculatives, la vérité est identique pour tous, tant dans les principes que dans les conclusions. Pourtant, cette vérité n'est pas connue de tous les esprits dans les conclusions, mais seulement dans les principes que l'on appelle « les axiomes universels ». Dans le domaine de l'action, au contraire, la vérité ou la rectitude pratique n'est pas la même pour tous dans les applications particulières, mais uniquement dans les principes généraux; et chez ceux pour lesquels la rectitude est identique dans leurs actions propres, elle n'est pas également connue de tous.
Il est donc évident que dans les principes communs de la raison spéculative ou pratique, la vérité ou la rectitude est unique pour tous, et connue également de tous. Quant aux conclusions propres de la raison spéculative, la vérité est la même pour tous, mais elle n'est pas connue également de tous ; ainsi est-il vrai pour tous que le triangle a trois angles égaux à deux droits, encore que ce ne soit pas connu de tous. Mais la vérité ou la rectitude n'est pas la même pour tous quand on arrive aux conclusions propres de la raison pratique, et même là où se réalise l'identité, elle n'est pas également connue de tous. Par exemple, il est vrai et droit aux yeux de tous que l'on agisse selon la raison. De ce principe il s'ensuit comme une conclusion propre qu'il faut rendre ce qu'on a reçu en dépôt. Et ceci est vrai dans la plupart des cas ; mais il peut se faire qu'en certains cas il devienne nuisible et par conséquent déraisonnable de restituer un dépôt : par exemple si quelqu'un le réclame en vue de combattre la patrie. Et ici, plus on descend aux détails, plus les exceptions se multiplient ; par exemple lorsqu'on stipule que les dépôts doivent être restitués avec telle caution ou de telle façon. Plus on ajoute de conditions particulières, plus les exceptions peuvent se multiplier et se diversifier pour qu'il soit injuste ou de restituer, ou de ne pas le faire.
Ainsi donc, il faut dire que la loi de nature est identique pour tous dans ses premiers principes généraux, tout autant selon sa rectitude objective que selon la connaissance qu'on peut en avoir. Quant à certaines applications propres qui sont comme les conclusions des principes généraux, elle est identique pour tous dans la plupart des cas, et selon sa rectitude et selon sa connaissance ; toutefois, dans un petit nombre de cas, elle peut comporter des exceptions, d'abord dans sa rectitude, à cause d'empêchements particuliers (de la même façon que les natures soumises à la génération et à la corruption manquent leurs effets dans un petit nombre de cas, à cause d'empêchements) ; elle comporte encore des exceptions quant à sa connaissance ; c'est parce que certains ont une raison faussée par la passion, par une coutume mauvaise ou par une mauvaise disposition de la nature. Ainsi jadis, chez les peuples germains, le pillage n'était pas considéré comme une iniquité, alors qu'il est expressément contraire à la loi naturelle, comme le rapporte Jules César dans son livre sur « la guerre des Gaules ».
Solutions
1. Cette phrase ne doit pas être comprise en ce sens que tout ce qui est compris dans la Loi mosaïque et dans l'Évangile relève de la loi naturelle, puisque beaucoup de leurs enseignements sont au-dessus de la nature ; mais en ce sens que tout ce qui relève de la loi de nature s'y trouve pleinement enseigné. Aussi Gratien, après avoir dit que « le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et l'Évangile », ajoute immédiatement cet exemple : « On y ordonne à chacun de faire à autrui ce qu'il veut qu'on fasse à lui-même. »
2. La parole du Philosophe doit s'entendre de ce qui est juste naturellement, non pas à titre de principes généraux, mais comme les conclusions dérivées de ces principes ; dans la plupart des cas elles sont justes, mais plus rarement elles sont défectueuses.
3. De même que la raison domine chez l'homme, et commande aux autres puissances, ainsi faut-il que toutes les inclinations naturelles qui relèvent des autres puissances soient ordonnées selon la raison. C'est pourquoi tout le monde convient généralement que toutes les inclinations humaines doivent être dirigées par la raison.
Objections
1. Il semble que la loi de nature puisse être changée. En effet l’Ecclésiastique dit (Ecclésiastique 17.11) : « Il leur donna en outre la connaissance et la loi de vie », la Glose commente : « Il a voulu que la Loi fût écrite pour corriger la loi naturelle. » Mais ce que l'on corrige est changé. Donc la loi naturelle peut être changée.
2. Le meurtre d'un innocent et aussi l'adultère et le vol sont des actes contraires à la loi naturelle. Mais on voit que cela a été changé par Dieu, par exemple lorsqu'il prescrivit à Abraham de tuer son fils innocent (Genèse 22.2), ou lorsqu'il commanda aux juifs de subtiliser les vases empruntés aux Égyptiens (Exode 12.35) ; ou enfin quand il ordonna à Osée de prendre une femme de prostitution (Osée 1.2). Donc la loi naturelle peut être changée.
3. S. Isidore écrit que « la possession commune de tous les biens et la même liberté pour tous sont de droit naturel ». Mais nous voyons que l'une et l'autre ont été modifiées par les lois humaines. Il semble donc que la loi naturelle puisse subir des modifications.
En sens contraire, il est dit dans les Décrets : « Le droit naturel date de l'origine de la créature raisonnable ; il ne change pas avec le temps, mais il demeure immuable. »
Réponse
Que la loi naturelle soit changée peut se comprendre de deux manières. D'une part, on peut y ajouter. Et en ce sens rien n'empêche que la loi naturelle soit changée, car on a ajouté à la loi naturelle — soit par la loi divine, soit par les lois humaines —, beaucoup de choses qui sont utiles à la vie humaine. D'autre part, on peut concevoir un changement dans la loi naturelle par mode de suppression, en ce sens qu'une prescription disparaisse de la loi naturelle, alors qu'elle en faisait partie auparavant. De cette manière, la loi de nature est absolument immuable quant à ses principes premiers. Quant à ses préceptes seconds, dont nous avons dit à l'article précédent qu'ils étaient comme des conclusions propres, toutes proches des premiers principes, la loi naturelle ne change pas, sans que son contenu cesse d'être juste dans la plupart des cas. Toutefois il peut y avoir des changements en tel cas particulier, et rarement, en raison de causes spéciales qui empêchent d'observer ces préceptes, comme on l'a dit à l'article précédent.
Solutions
1. Si la loi écrite est présentée comme correctif de la loi de nature, c'est parce qu'elle complétait ce qui manquait à celle-ci ; ou parce que la loi de nature était sur certains points si dénaturée dans le cœur de certains hommes que ceux-ci considéraient comme un bien ce qui était un mal en soi ; une telle corruption exigeait un redressement.
2. Tous les hommes, tant coupables qu'innocents, meurent de mort naturelle. Cette mort est voulue par la puissance divine, à cause du péché originel, selon le 1er livre de Samuel (1 Samuel 2.6) : « C'est Dieu qui fait mourir et qui fait vivre. » C'est pourquoi la mort peut être infligée sans aucune injustice par ordre de Dieu, à n'importe quel homme, coupable ou innocent. Semblablement l'adultère consiste à s'unir avec la femme d'autrui ; mais la femme que prit Osée lui avait été destinée selon la loi de Dieu qui lui fut divinement révélée. Il s'ensuit que le fait de s'unir à telle ou telle femme, sur l'ordre de Dieu, n'est ni un adultère, ni un acte de débauche. Le même raisonnement vaut pour le vol qui consiste à prendre le bien d'autrui. Car tout ce qu'un homme prend sur l'ordre de Dieu, maître de toutes choses, il ne le prend pas sans la volonté du maître, ce qui serait voler. D'ailleurs, ce n'est pas seulement dans le domaine des choses humaines que tout ce qui est commandé par Dieu est par le fait même obligé ; mais même dans le domaine de la nature, tout ce que Dieu fait est naturel de quelque manière, ainsi qu'il a été dit dans notre première Partie.
3. Une chose est dite de droit naturel de deux façons. D'une part, parce que la nature y incline, par exemple : « Il ne faut pas faire de tort à autrui. » D'autre part, parce que la nature ne suggère pas le contraire : ainsi pourrions-nous dire qu'il est de droit naturel que l'homme soit nu, parce que la nature ne l'a pas doté d'un vêtement ; c'est une invention de l'art. En ce sens on dit que « la possession commune de tous les biens et la liberté identique pour tous » y sont de droit naturel ; c'est-à-dire que la distinction des possession et la servitude ne sont pas suggérées par la nature, mais par la raison des hommes pour le bien de la vie humaine. Et même en cela, la loi de nature n'est pas modifiée, sinon par addition.
Objections
1. Il semble bien, car on parle dans l'épître aux Romains (Romains 2.4) « des païens qui n'ont pas de loi », et la Glose explique : « Dans l'intime de l'homme renouvelé par la grâce, est inscrite la loi de justice que la faute avait effacée. » Mais la loi de justice est la loi naturelle. Donc la loi de nature peut être effacée.
2. La loi de grâce est plus efficace que la loi de nature. Or la loi de grâce est effacée par le péché. Donc à plus forte raison la loi de nature peut-elle être effacée.
3. Ce qui est établi par la loi est proposé comme juste. Mais il y a beaucoup de choses établies par les hommes qui sont contraires à la loi de nature. Par conséquent la loi de nature peut être effacée du cœur des hommes.
En sens contraire, S. Augustin confesse « Ta loi, Seigneur, est inscrite dans le cœur des hommes et aucune iniquité ne l'en efface. » Or la loi écrite dans le cœur des hommes est la loi naturelle. Donc la loi naturelle ne peut pas être effacée.
Réponse
Nous avons établi dans les articles précédents qu'appartiennent à la loi naturelle d'abord quelques principes plus généraux qui sont connus de tous ; ensuite quelques préceptes secondaires, plus particuliers, qui sont comme des conclusions proches de ces principes. Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d'aucune façon être effacée du cœur des hommes, de façon universelle. Elle est cependant effacée dans une activité particulière parce que la raison est empêchée d'appliquer le principe général au cas particulier dont il s'agit à cause de la convoitise ou d'une autre passion.
Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes, soit en raison de propagandes perverses, de la façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d'habitus corrompus. C'est ainsi que certains individus ne considéraient pas le brigandage comme un péché, ni même les vices contre nature, comme le dit encore S. Paul (Romains 1.24).
Solutions
1. Le péché efface la loi de la nature, non dans sa teneur générale, mais en particulier ; à moins toutefois qu'il ne s'agisse de préceptes secondaires de la loi de nature, de la façon que nous venons de dire.
2. Bien que la grâce soit plus efficace que la nature, celle-ci est cependant plus essentielle à l'homme et partant, plus durable.
3. Cet argument procède de la considération des préceptes seconds de la loi naturelle, contre lesquels quelques législateurs ont édicté des prescriptions iniques.
Étudions maintenant ce qu'est la loi humaine. Il faut d'abord étudier la loi en elle-même (Q. 95) ; puis quel est son pouvoir (Q. 96) ; enfin, se demander si elle peut être changée (Q. 97).