- La loi humaine est-elle sujette au changement ?
- Doit-elle toujours être changée quand il se présente quelque chose de meilleur ?
- Est-elle abolie par la coutume, et celle-ci acquiert-elle force de loi ?
- L'application de la loi humaine doit-elle être modifiée par la dispense des gouvernants ?
Objections
1. Il semble que la loi humaine doit être absolument immuable. Elle dérive en effet de la loi naturelle, on l'a dit. Or la loi naturelle demeure immuable. Donc la loi humaine également doit demeurer immuable.
2. « Une mesure doit être absolument fixe », dit Aristote. Or la loi humaine est la mesure des actes humains. Donc elle doit demeurer immuablement.
3. La notion même de loi comporte que celle-ci soit juste et droite, comme on l'a exposée. Or ce qui est droit une fois est toujours droit. Donc ce qui est la loi une fois doit toujours être la loi.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « La loi temporelle, bien qu'elle soit juste, peut être modifiée selon la justice au cours des temps. »
Réponse
Nous avons dit que la loi est une sentence de raison qui dirige les actes humains.
À cet égard, il y a un double motif à ce que la loi humaine soit modifiée à juste titre : du côté de la raison, et du côté des hommes dont les actes sont réglés par la raison. Je dis bien du côté de la raison parce qu'il semble naturel à la raison humaine de parvenir progressivement de l'imparfait au parfait. Ainsi dans les sciences spéculatives voyons-nous que les premiers philosophes n'ont transmis que des résultats imparfaits. Ceux-ci, dans la suite, ont été enseignés par les successeurs de façon plus parfaite. Il en va de même dans les techniques. Les premiers qui ont cherché à découvrir ce qui pourrait être utile à la communauté humaine, incapables de tout envisager par eux-mêmes, se sont contentés d'établir des outils imparfaits, insuffisants sur beaucoup de points. Ceux qui sont venus dans la suite ont apporté des changements, en créant des procédés moins souvent inférieurs à l'intérêt commun.
Du côté des hommes dont les actes sont réglés par la loi, cette loi peut être modifiée à juste titre, en raison des changements survenus dans la condition des hommes, auxquels des instruments différents sont adaptés selon la diversité des situations. S. Augustin en donne un exemple : « Si le peuple est bien police, sérieux et gardien très vigilant de l'intérêt public, il est juste de porter une loi qui permette à un tel peuple de se donner à lui-même des magistrats qui administrent l’État. Toutefois si, devenu peu à peu dépravé, ce peuple vend son suffrage et confie le gouvernement à des hommes infâmes et scélérats, il est juste qu'on lui enlève la faculté de conférer les honneurs publics et qu'on revienne à la décision prise par un petit nombre de bons citoyens. »
Solutions
1. La loi naturelle est une participation de la loi éternelle, nous l'avons dit. C'est pourquoi elle demeure sans changement ; elle tient ce caractère de l'immutabilité et de la perfection de la raison divine qui a constitué la nature. Mais la raison humaine est changeante et imparfaite. Et c'est pourquoi la loi est modifiable. En outre, la loi naturelle ne contient que quelques préceptes universels qui demeurent toujours ; au contraire, la loi établie par l'homme contient des préceptes particuliers, selon les divers cas qui se présentent.
2. Une mesure doit être fixe dans la mesure du possible. Dans les choses changeantes, il ne peut pas y avoir quelque chose d'absolument immuable. C'est pourquoi la loi humaine ne peut pas être absolument immuable.
3. Ce qui est droit dans le domaine des choses corporelles est dit tel de façon absolue ; aussi cela demeure-t-il toujours droit, pour ce qui dépend de lui. La rectitude de la loi, en revanche, est relative à l'utilité commune, à laquelle une chose unique et identique n'est pas toujours adaptée, nous venons de le dire. Aussi la rectitude entendue en ce dernier sens peut-elle changer.
Objections
1. Il semble que l'on doive toujours modifier la loi humaine quand il se présente quelque chose de meilleur. En effet, les lois humaines sont, comme les autres arts, découvertes par la raison humaine. Mais dans les autres arts, on change ce qu'on avait d'abord établi, si quelque chose de meilleur se présente. Il faut donc faire de même pour les lois humaines.
2. D'après l'enseignement du passé, on peut pourvoir à l'avenir. Or, si les lois humaines n'avaient pas été modifiées quand sont survenus des procédés meilleurs, de multiples inconvénients s'en seraient suivis, car les lois anciennes contiennent beaucoup d'éléments grossiers. Il semble donc que les lois doivent être changées toutes les fois qu'il se présente quelque chose de meilleur à prescrire.
3. Les lois humaines sont établies pour régler des cas particuliers. Or dans le domaine des choses particulières, nous ne pouvons acquérir de connaissance parfaite que par l'expérience : « ce qui exige du temps », selon Aristote. Il semble donc qu'au cours des temps un meilleur statut puisse se présenter.
En sens contraire, il est dit dans les Décrets « C'est une honte ridicule et pleine d'impiété que nous laissions violer les traditions reçues jadis de nos pères. »
Réponse
Nous avons dit à l'article précédent qu'une loi humaine était changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien public. Or la modification même de la loi, en tant que telle, nuit quelque peu au salut commun. Car pour assurer l'observation des lois, l'accoutumance a une puissance incomparable, à ce point que ce qu'on fait contre l'habitude générale, même s'il s'agit de choses de peu d'importance, paraît très grave. C'est pourquoi lorsque la loi est changée, la force coercitive de la loi diminue dans la mesure où l'accoutumance est abolie. C'est pourquoi on ne doit jamais modifier la loi humaine, à moins que l'avantage apporté au bien commun contrebalance le tort qui lui est porté de ce fait. Ce cas se présente quand une utilité très grande et absolument évidente résulte d'un statut nouveau, ou encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la loi usuelle contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très nuisible. Ainsi est-il noté par Justinien que « dans l'établissement d'institutions nouvelles, l'utilité doit être évidente pour qu'on renonce au droit qui a été longtemps tenu pour équitable ».
Solutions
1. Dans les choses de l'art, c'est la raison seule qui est efficace ; et c'est pourquoi partout où une meilleure raison se présente, il faut modifier ce qu'on avait établi auparavant. Mais les lois tirent leur plus grande force de l'habitude, selon le Philosophe. C'est pourquoi il ne faut pas les changer facilement.
2. Cet argument conclut que les lois doivent être changées, non pas toutefois par n'importe quelle amélioration, mais pour une grande utilité ou nécessité comme on vient de le dire.
3. Même réponse.
Objections
1. Il ne semble pas que la coutume puisse acquérir force de loi, ni faire disparaître la loi. La loi humaine, en effet, dérive de la loi naturelle et de la loi divine. Or la coutume des hommes ne peut changer ni la loi de nature, m la loi divine. Elle ne peut donc pas davantage changer la loi humaine.
2. De plusieurs choses mauvaises ne peut résulter une chose bonne. Or celui qui commence le premier à agir contrairement à la loi, agit mal. Donc la multiplication d'actes semblables ne produira aucun bien. Mais la loi est un bien, puisqu'elle est la règle des actes humains. Donc la loi ne peut pas être évincée par la coutume de telle sorte que la coutume acquière force de loi.
3. Porter des lois appartient aux pouvoirs publics chargés de gouverner la multitude; aussi les personnes privées ne peuvent-elles pas faire de loi. Or la coutume tire sa valeur des actions de personnes privées. Donc la coutume ne peut pas obtenir force de loi en sorte que la loi serait abrogée.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « La coutume du peuple et les institutions des anciens doivent être tenues pour des lois. Et de même que les prévaricateurs des lois divines, les contempteurs des coutumes ecclésiastiques doivent être réprimés. »
Réponse
Toute loi émane de la raison et de la volonté du législateur; la loi divine et la loi naturelle, de la volonté raisonnable de Dieu ; la loi humaine, de la volonté de l'homme réglée par la raison. Mais de même que la raison et la volonté de l'homme se manifestent par la parole pour les choses à faire, ainsi se manifestent-elles par des actes, car chacun semble choisir comme un bien ce qu'il réalise par ses œuvres. Or, il est évident que par le moyen de la parole, en tant qu'elle manifeste le mouvement intérieur et les conceptions de la raison humaine, la loi peut être changée et aussi expliquée. Aussi, par le moyen des actes, très multipliés, qui créent une coutume, la loi peut être changée, voire expliquée ; et même des pratiques peuvent s'établir qui obtiennent force de loi du fait que, par des actes extérieurs multipliés, on exprime d'une façon très efficace et le mouvement intérieur de la volonté, et la conception de la raison ; car lorsqu'un acte se répète un grand nombre de fois, cela paraît bien émaner d'un jugement délibéré de la raison. De ce fait, la coutume a force de loi, abolit la loi et interprète la loi.
Solutions
1. La loi naturelle et divine procède de la volonté divine, nous venons de le dire. Par conséquent, elle ne peut être changée par une coutume émanée de la volonté de l'homme, mais uniquement par l'autorité divine. Il s'ensuit qu'aucune coutume ne peut prévaloir contre la loi divine ou la loi naturelle. S. Isidore demande en effet « que l'usage s'incline devant l'autorité ; et que la pratique irrégulière soit vaincue par la loi et la raison ».
2. Nous avons accordé plus haut que les lois humaines sont en certains cas insuffisantes ; il est donc possible d'agir indépendamment de la loi dans le cas où la loi se trouve en défaut, sans que cette manière d'agir soit mauvaise. Lorsque des cas semblables se multiplient, en raison d'un changement dans la situation des hommes, il est alors manifesté par la coutume que la loi n'est plus utile. La même évidence éclaterait si une loi contraire était promulguée. Mais si le même motif qui faisait l'utilité de la première loi demeure, ce n'est pas la coutume qui évince la loi, mais la loi qui évince la coutume; à moins que peut-être la loi semble inutile pour cette unique raison qu'elle n'est plus applicable selon la coutume du pays, ce qui était une des conditions de la loi. De fait, il est difficile de détruire la coutume du grand nombre.
3. Le peuple dans lequel une coutume s'introduit peut se trouver en deux états. S'il s'agit d'une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition rendue manifeste par la coutume, que sur l'autorité du chef qui n'a le pouvoir de faire des lois qu'au titre de représentant de la multitude. C'est pourquoi, bien que les individus ne puissent pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer. S'il s'agit maintenant d'une société qui ne jouit pas du libre pouvoir de se faire à elle-même la loi, ni de repousser une loi posée par son chef, la coutume elle-même qui prévaut dans ce peuple obtient force de loi en tant qu'elle est tolérée par ceux à qui il appartient d'imposer la loi à la multitude. De ce fait même, ils semblent approuver la nouveauté introduite par la coutume.
Objections
1. Il semble que les gouvernants ne puissent pas accorder de dispense dans les lois humaines. Car la loi est établie « pour l'utilité générale », dit S. Isidore. Or l'utilité générale ne doit pas être suspendue pour l'avantage privé d'un individu, puisque « le bien du peuple est plus divin que celui d'un individu », dit Aristote. Il semble donc qu'on ne doive pas accorder de dispense à quelqu'un pour qu'il agisse contre la loi générale.
2. Le Deutéronome (Deutéronome 1.17) prescrit à ceux qui exercent l'autorité : « Vous entendrez le petit comme le grand et vous ne ferez pas acception de personnes, car la sentence est à Dieu. » Mais concéder à l'un ce qu'on refuse d'une manière générale à tous semble bien faire acception de personnes. Donc ceux qui gouvernent le peuple ne peuvent pas accorder de telles dispenses, parce que c'est contraire à la loi divine.
3. La loi humaine, pour être juste, doit être conforme à la loi naturelle et à la loi divine; sinon « elle ne serait plus en harmonie avec la religion et ne s'accorderait plus avec la discipline des mœurs », ce qui est exigé de la loi d'après S. Isidore. Or, aucun homme ne peut dispenser de la loi divine et naturelle. Donc pas davantage de la loi humaine.
En sens contraire, S. Paul déclare (1 Corinthiens 9.17 Vg) : « Le droit de dispense m'a été confié. »
Réponse
À proprement parler, le mot « dispense » signifie une distribution mesurée d'un bien commun à des besoins particuliers ; ainsi celui qui gouverne une maison est appelé « dispensateur » en tant qu'il attribue à chacun des membres de la famille, avec discernement et mesure, le travail à faire et les denrées nécessaires à la vie. Ainsi donc, en toute société, on dit que quelqu'un « dispense », parce qu'il règle de quelle manière un précepte général sera accompli par chacun des individus. Or, il arrive parfois qu'un précepte adapté, dans la plupart des cas, au bien du peuple, ne convienne pas à telle personne, ou dans tel cas donné, soit parce qu'il empêcherait un bien supérieur, soit même parce qu'il entraînerait quelque mal, comme nous l'avons montré précédemment. Or, il serait dangereux qu'une telle situation fût soumise au jugement privé de n'importe qui ; sauf peut-être à cause d'un danger évident et subit, nous l'avons déjà dit. Voilà pourquoi celui qui est chargé de gouverner le peuple a le pouvoir de dispenser de la loi humaine, qui dépend de son autorité : afin qu'il accorde la permission de ne pas observer la loi, aux personnes et dans les cas où la loi n'atteint pas sa fin.
Toutefois, s'il accorde cette permission sans ce motif, et uniquement par un caprice de sa volonté, il sera infidèle à son rôle de dispensateur, ou bien il sera imprudent ; infidèle, s'il n'a pas en vue le bien commun ; imprudent, s'il ignore le motif de la dispense. C'est pourquoi le Seigneur demande en Luc (Luc 12.42) : « Quel est, penses-tu, le dispensateur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa maison ? »
Solutions
1. Quand on accorde à quelqu'un une dispense pour ne pas observer la loi commune, ce ne doit pas être au préjudice de l'intérêt général, mais dans l'intention de favoriser cet intérêt.
2. Il n'y a pas acception des personnes si l'on prend des mesures inégales pour des personnes de situation inégale. Aussi, lorsque la condition exceptionnelle d'une personne exige raisonnablement de prendre une disposition spéciale à son égard, il n'y a pas acception des personnes si on lui accorde une faveur particulière.
3. La loi naturelle, comprenant les préceptes généraux qui ne sont jamais en défaut, ne peut pas être l'objet de dispense. Mais les hommes peuvent parfois dispenser des autres préceptes, qui sont comme les conclusions des premiers principes : par exemple, de ne pas restituer un dépôt à celui qui a trahi la patrie, ou autre chose du même genre. Quant à la loi divine, tout homme se trouve à son égard comme une personne privée vis-à-vis de la loi publique à laquelle elle est soumise. Aussi, de même que nul ne peut dispenser de la loi publique humaine, sinon le législateur dont la loi tire son autorité, ou celui auquel il a confié ce soin ; de même aussi, dans les préceptes de droit divin édictés par Dieu, nul ne peut accorder de dispense, sinon Dieu ou celui à qui Dieu en remettrait spécialement le soin.
Voici maintenant le traité de la loi ancienne, considérée d'abord en elle-même (Q. 98), puis dans ses préceptes (Q. 99).