Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

109. LA NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE

  1. L'homme peut-il, sans la grâce, connaître quelque chose de vrai ?
  2. Peut-il, sans la grâce de Dieu, faire et vouloir quelque chose de bien ?
  3. Aimer Dieu par-dessus tout ?
  4. Observer les préceptes de la loi ?
  5. Mériter la vie éternelle ?
  6. Se préparer à la grâce ?
  7. Se relever du péché ?
  8. Éviter le péché ?
  9. L'homme qui possède la grâce peut-il, sans un autre secours divin, faire le bien et éviter le péché ?
  10. Peut-il, par lui-même, persévérer dans le bien ?

1. L'homme peut-il sans la grâce, connaître quelque chose de vrai ?

Objections

1. Il ne semble pas, car à propos de S. Paul (1 Corinthiens 12.3) : « Nul ne peut dire : “Jésus est Seigneur”, que sous l'action de l'Esprit Saint », nous lisons dans la Glose ambrosienne : « Tout ce qui est vrai, dit par quiconque, vient de l'Esprit Saint. » Or le Saint-Esprit habite en nous par la grâce. Donc, sans la grâce, nous ne pouvons connaître la vérité.

2. S. Augustin écrit : « Les certitudes les plus grandes des sciences sont comparables à ces objets que le soleil éclaire pour qu'on puisse les voir ; seulement, dans ce cas, c'est Dieu qui donne la lumière ; la raison, pour l'esprit, est comme le regard pour l'œil ; et les yeux de l'esprit, ce sont les sens de l'âme. » Or le sens corporel, si pur qu'il soit, ne peut voir un objet si celui-ci n'est éclairé par le soleil. De même l'esprit humain, si parfait qu'il soit, ne peut, par ses raisonnements, connaître la vérité sans l'illumination divine ; et cette illumination relève du secours de la grâce.

3. L'esprit humain ne peut atteindre la vérité qu'en réfléchissant : c'est l'avis de S. Augustin. Or l'Apôtre écrit (2 Corinthiens 3.5) : « De nous-mêmes nous ne pouvons penser quelque chose qui vienne vraiment de nous. » L'homme ne peut donc, par lui-même, connaître la vérité sans le secours de la grâce.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « je n'approuve pas ce que j'ai dit dans cette prière : “Ô Dieu qui as voulu qu'il n'y ait que les purs à connaître la vérité...” On peut objecter en effet que beaucoup ne sont pas purs qui connaissent nombre de choses vraies. » Or c'est par la grâce que l'homme acquiert la pureté, selon cette parole du Psaume (Psaumes 51.12) : « Crée en moi un cœur pur, ô Dieu ; restaure en ma poitrine un esprit droit. » L'homme peut donc, sans la grâce et par lui-même, parvenir à la vérité.

Réponse

Connaître la vérité, c'est faire usage de la lumière intellectuelle ou la mettre en exercice, car selon l'Apôtre (Éphésiens 5.13) : « Tout ce qui est manifesté est lumière. » Or toute activité comporte un certain mouvement ; entendons ici le mouvement au sens large selon lequel on dit, avec le Philosophe que les actes d'intellection et de vouloir sont des mouvements. Par ailleurs nous constatons que le mouvement, dans les êtres corporels, ne requiert pas seulement la forme qui est principe de mouvement et d'action, mais aussi l'impulsion d'un premier moteur. Le premier moteur, dans l'ordre physique, c'est le corps céleste ; c'est pourquoi, si parfaite que soit la chaleur du feu, elle ne causerait aucune altération sans la motion du corps céleste.

Or, de même que tous les mouvements corporels se ramènent à celui du corps céleste comme à leur premier moteur matériel, ainsi, à l'évidence, tous les mouvements, tant corporels que spirituels, se ramènent au premier moteur qui est Dieu. Et donc, si parfaite qu'on suppose une nature, corporelle ou spirituelle, elle ne peut passer à l'action sans être mue par Dieu. Laquelle motion, cependant, dépend d'une disposition de la providence divine, non d'une nécessité de nature comme la motion du corps céleste.

Bien plus, ce n'est pas seulement toute motion qui vient de Dieu comme du premier moteur, mais toute perfection formelle relève de lui comme de l'Acte premier. Ainsi donc, l'action de l'intelligence et de tout être créé dépend de Dieu à deux points de vue : d'abord parce que toute créature tient de lui la forme par laquelle elle agit ; ensuite parce qu'elle est mue par lui à agir.

Or toute forme, imprimée par Dieu aux choses créées, n'a d'efficacité que par rapport à une activité déterminée qui lui est propre, et au-delà de laquelle elle ne peut agir que si une autre forme lui est surajoutée ; ainsi l'eau ne peut chauffer que si elle a été elle-même chauffée par le feu. De même, l'intelligence humaine possède une forme, à savoir la lumière intelligible, qui de soi est suffisante à lui faire connaître certains objets intelligibles ; ce sont ceux que nous pouvons connaître à partir des choses sensibles. Mais il est d'autres objets intelligibles plus élevés, que l'intelligence ne peut connaître si elle n'est perfectionnée par une lumière plus puissante, comme la lumière de foi ou de prophétie. Cette lumière, on l'appelle lumière de grâce, parce qu'elle est surajoutée à la nature.

Ainsi donc il faut dire que, pour la connaissance de n'importe quelle vérité, l'homme a besoin du secours divin, en ce sens que son intelligence doit être mue à son acte par Dieu. Mais il n'a pas besoin dans tous les cas, pour connaître la vérité, d'une nouvelle illumination surajoutée à l'illumination naturelle ; c'est seulement dans les cas qui dépassent la connaissance naturelle, que ce besoin existe. Pourtant quelquefois, par sa grâce, Dieu instruit miraculeusement certains hommes sur des choses que la raison naturelle peut connaître, de même que parfois Dieu produit miraculeusement certains effets que la nature peut réaliser.

Solutions

1. Toute vérité, quel que soit celui qui l'exprime, vient de l'Esprit Saint comme source de la lumière naturelle et comme exerçant sur l'esprit de l'homme une motion pour saisir et dire le vrai. Non comme habitant en lui par la grâce sanctifiante ou comme le gratifiant de quelque don habituel surajouté à la nature : cela ne se rencontre que pour certaines vérités à connaître et à dire, spécialement dans ce qui a rapport à la foi ; c'est précisément de cela que parlait l'Apôtre.

2. Le soleil corporel illumine au-dehors, mais le soleil intelligible qu'est Dieu illumine au-dedans. De là vient que la lumière naturelle innée dans l'âme est elle-même une illumination de Dieu par laquelle il nous éclaire pour connaître les objets qui appartiennent à la connaissance naturelle. Pour cela, aucune autre illumination n'est requise, mais seulement pour les objets qui dépassent la connaissance naturelle.

3. Nous avons toujours besoin du secours divin pour penser quoi que ce soit, car Dieu meut l'intelligence à agir, et la pensée, c'est précisément l'intelligence en acte, comme le montre S. Augustin.


2. L'homme peut-il sans la grâce de Dieu, vouloir et faire quelque chose de bien ?

Objections

1. Ce dont l’homme est maître se trouve évidemment en son pouvoir. Mais il est maître de ses actes, et surtout de son vouloir. Il peut donc, par lui-même et sans le secours de la grâce, vouloir et faire le bien.

2. Tout être a pouvoir sur ce qui est conforme à sa nature plus que sur ce qui ne lui est pas naturel. Mais le péché, au dire du Damascène est contre nature, tandis que l'œuvre vertueuse correspond à la nature de l'homme, ainsi que nous l'avons dit. Donc, puisque l'homme, par lui-même, peut pécher, à plus forte raison peut-il, par lui-même, vouloir et faire le bien.

3. Le bien de l'intelligence, c'est le vrai, selon Aristote. Mais l'intelligence peut connaître le vrai par elle-même, car tout être a par lui-même le pouvoir d'accomplir son opération naturelle. Donc, à plus forte raison, l'homme pourra, par lui-même, faire et vouloir le bien.

En sens contraire, d'après l'Apôtre (Romains 9.16) : « Il ne dépend pas de celui qui veut, de vouloir, ni de celui qui court, de courir ; mais de Dieu qui fait miséricorde. » Et S. Augustin écrit : « Sans la grâce, que ce soit en pensée, en vouloir, en amour ou en action, les hommes ne font absolument aucun bien. »

Réponse

La nature de l'homme peut être considérée à un double point de vue ; soit dans son intégrité, telle qu'elle fut en notre premier père avant le péché, soit dans sa corruption, telle qu'elle se trouve en nous après le péché d'Adam. bans ces deux états, la nature humaine a besoin pour faire ou vouloir un bien quelconque, du secours divin pour être mise en mouvement, Dieu étant le premier moteur, comme nous l'avons dit. Mais, dans l'état de nature intègre, pour ce qui est de la forme dont procède l'opération, elle suffisait à rendre l'homme capable, par ses seules forces naturelles, de vouloir et de faire le bien proportionné à sa nature, auquel est ordonnée la vertu acquise ; mais non le bien qui dépasse la nature, auquel est ordonnée la vertu infuse. Au contraire, dans l'état de nature corrompue, l'homme est impuissant, même en ce qui regarde sa nature, et il ne peut, par ses seules forces naturelles, accomplir tout le bien qui lui est proportionné. Néanmoins, parce que le péché ne corrompt pas entièrement la nature humaine et ne lui enlève pas tout son bien, il reste que l'homme, dans cet état, peut, par sa vertu naturelle, réaliser quelque bien particulier comme bâtir des maisons, planter des vignes, etc. Mais il ne peut accomplir tout le bien qui lui est connaturel, sans y manquer en rien. Ainsi un malade peut bien faire quelques mouvements, mais il ne peut, sans le secours de la médecine, se mouvoir comme un homme en parfaite santé.

Ainsi donc, dans l'état de nature intègre, l’homme a besoin d'une vertu surajoutée à la vertu naturelle uniquement pour accomplir et vouloir le bien surnaturel. Mais, dans l'état de nature corrompue, il en a besoin à un double titre : d'abord pour être guéri ; ensuite pour accomplir le bien surnaturel, lequel est le bien méritoire. En outre, dans l'un comme dans l'autre état, l'homme a besoin du secours divin pour être mû à bien agir.

Solutions

1. L'homme est maître de ses actes ; il peut vouloir et ne pas vouloir du fait de la délibération rationnelle, laquelle est susceptible de se porter dans un sens ou dans un autre. Mais s'il décide en toute maîtrise de délibérer ou de ne pas délibérer, ce ne peut être que par une délibération antécédente. Et comme on ne peut, de délibération en délibération, remonter à l'infini, il faut bien en venir finalement à un principe extérieur qui meut le libre arbitre de l'homme ; ce principe ; supérieur à l'esprit humain, c'est Dieu, comme le prouve Aristote. C'est pourquoi l'esprit d'un homme sain n'a pas une telle maîtrise sur son acte qu'il n'ait besoin d'être mû par Dieu. À plus forte raison en est-il ainsi du libre arbitre de l'homme devenu infirme après le péché, car il est empêché d'accomplir le bien du fait de la corruption de la nature.

2. Pécher n'est pas autre chose que manquer au bien qui convient à la nature de chacun. Or, de même que la créature n'existe que par un autre et que, considérée en elle-même, elle est néant, de même a-t-elle besoin d'être conservée par un autre dans le bien qui convient à sa nature. Par elle-même en effet elle peut se dérober au bien, tout comme elle peut retourner au néant si elle n'est conservée par Dieu.

3. Même le vrai, l'homme ne peut le connaître sans le secours divin, nous l'avons dit plus haut. Pourtant, la nature humaine est davantage corrompue par le péché sous le rapport de l'appétit du bien que sous le rapport de la connaissance du vrai.


3. L'homme peut-il sans la grâce, aimer Dieu par-dessus toutes choses ?

Objections

1. Il ne semble pas. Aimer Dieu par-dessus toutes choses, c'est en effet l'acte propre et principal de la charité. Or l'homme, par lui-même, ne peut posséder la charité, car l'épître aux Romains (Romains 5.5) écrit : « La charité de Dieu a été diffusée dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. » L'homme ne peut donc par ses seules forces naturelles aimer Dieu par-dessus tout.

2. Aucune nature ne peut se surpasser elle-même. Or, aimer quelque chose plus que soi, c'est se porter vers quelque chose qui est au-dessus de soi. Aucune nature créée ne peut donc, sans le secours de la grâce, aimer Dieu plus qu'elle-même.

3. On doit à Dieu, souverain Bien, un amour suprême qui consiste à l'aimer plus que tout. Mais l’homme ne peut, sans la grâce, donner à Dieu cet amour suprême qui lui est dû : autrement la grâce n'aurait plus de raison d'être. Donc l'homme ne peut sans la grâce, avec ses seules forces naturelles aimer Dieu plus que tout.

En sens contraire, selon l'opinion de certains, le premier homme fut créé avec les seuls dons naturels. Or, dans cet état, il est évident que l'homme aurait aimé Dieu de quelque façon. Mais il ne pouvait l'aimer d'un amour moindre, ou simplement égal à l'amour qu'il se portait à lui-même, car, dans ce cas, il aurait commis un péché. Il fallait donc qu'il aimât Dieu plus que lui-même. Et donc il pouvait, par ses seules forces naturelles, aimer Dieu plus que lui-même et par-dessus tout.

Réponse

Nous l'avons dit dans la première Partie quand nous avons rapporté les diverses opinions sur l'amour naturel des anges : l'homme, dans l'état de nature intègre, pouvait accomplir le bien qui lui est connaturel sans le complément d'un don gratuit, quoi que non sans le secours de la motion divine. Or, aimer Dieu par-dessus tout est connaturel à l'homme, et aussi bien à toute créature, non seulement rationnelle mais irrationnelle, et même inanimée, selon le mode d'aimer qui convient à chaque créature. La raison en est qu'il est naturel à chaque être de désirer et d'aimer quelque chose conformément à son aptitude innée ; Aristote écrit que « toute chose agit selon sa disposition naturelle ».

Or, il est manifeste que le bien de la partie est pour le bien du tout. D'où il suit que chaque être particulier aime, d'un appétit ou amour naturel, son bien propre en vue du bien commun de tout l'univers, qui est Dieu. Et c'est pourquoi Denys peut écrire : « Dieu fait converger toutes choses vers l'amour de lui-même. » Dès lors l’homme, dans l'état de nature intègre, référait l'amour de soi à l'amour de Dieu comme à sa fin, et il en était de même de son amour pour toutes les autres choses. Ainsi aimait-il Dieu plus que lui-même et par-dessus tout.

Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme en est incapable, car l'appétit de sa volonté rationnelle, en raison de la corruption de la nature, poursuit son bien privé, s'il n'est grâce de Dieu.

Il faut donc conclure que l’homme, dans l'état de nature intègre, n'avait pas besoin, pour aimer Dieu naturellement par-dessus tout, du don d'une grâce surajoutée aux dons naturels, bien qu'il lui fallût à cet effet le secours de Dieu, premier moteur. Mais, dans l'état de nature corrompue, l’homme a besoin du secours de la grâce qui vient guérir la nature.

Solutions

1. La charité aime Dieu par-dessus tout d'une façon plus éminente que la nature. La nature en effet aime Dieu plus que tout le reste en tant qu'il est principe et fin du bien naturel ; la charité aime Dieu en tant qu'il est l'objet de la béatitude, et que l'homme se trouve établi de quelque façon en société spirituelle avec Dieu. En outre la charité est supérieure à la dilection naturelle de Dieu, en ce qu'elle comporte une certaine promptitude et délectation, comme il arrive pour tout habitua vertueux, si on le compare à l'acte bon issu de la simple raison naturelle dépourvue d'habitus.

2. Quand on dit qu'aucune nature ne peut se dépasser elle-même, cela ne signifie pas qu'elle ne puisse se porter vers un objet qui lui est supérieur ; il est manifeste en effet que notre intelligence peut atteindre, par sa connaissance naturelle, certaines choses qui sont au-dessus d'elle, comme c'est évident pour la connaissance naturelle de Dieu. Mais cela signifie que notre nature ne peut produire un acte qui dépasse les limites de sa puissance ; or tel n'est pas l'acte qui consiste à aimer Dieu par-dessus tout, puisque cet acte, nous venons de le dire, est naturel à toute créature.

3. L'amour est dit suprême non seulement en fonction de la suprématie de l'objet aimé, mais aussi en fonction de la raison et de la manière de l'aimer. Sous cet aspect le suprême degré de l'amour est celui dont Dieu est aimé comme celui qui est lui-même notre béatitude. Nous l'avons montré.


4. L'homme peut-il sans la grâce, observer les préceptes de la loi ?

Objections

1. S. Paul écrit aux Romains (Romains 2.14) : « Les païens qui n'ont pas de loi accomplissent naturellement les prescriptions de la loi. » Or ce que l'homme accomplit naturellement, il peut le faire par lui-même et sans la grâce. Tel est donc le cas pour les préceptes de la loi.

2. S. Jérôme écrit : « Ils sont dignes de malédiction, ceux qui prétendent que Dieu a prescrit des choses impossibles à l'homme. » Mais est impossible à l'homme ce qu'il ne peut accomplir par lui-même. Donc l'homme peut, par lui-même, accomplir tous les préceptes de la loi.

3. Le plus grand de tous les préceptes de la loi, comme on le voit en S. Matthieu, est celui-ci : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. » Mais, on l'a prouvé plus haut, l'homme, par ses seules forces naturelles, peut accomplir ce précepte en aimant Dieu par-dessus tout. Il peut donc aussi, sans la grâce, observer tous les préceptes de la loi.

En sens contraire, S. Augustin enseigne qu'il appartient à l'hérésie pélagienne « de croire que l'homme puisse, sans la grâce, observer tous les commandements divins ».

Réponse

On peut accomplir les préceptes de la loi d'une double manière. D'abord en ce qui regarde la substance même de l'œuvre : par exemple s'il s'agit pour l'homme d'accomplir des œuvres de justice, de force ou de toute autre vertu. Sous ce rapport, l'homme, dans l'état de nature intègre, peut accomplir tous les préceptes de la loi. S'il n'en était pas ainsi, il n'aurait pas pu ne pas pécher, étant donné que le péché n'est autre chose que la transgression des préceptes divins. Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme ne peut observer tous les préceptes divins sans la grâce qui vient guérir la nature.

Au second point de vue, on peut observer les préceptes de la loi non seulement en ce qui regarde la substance même de l'œuvre, mais aussi quant à la manière de les accomplir, c'est-à-dire par charité. Sous ce rapport, que ce soit dans l'état de nature intègre ou de nature corrompue, l'homme est incapable, sans la grâce, d'observer les préceptes de la loi. Aussi S. Augustin, après avoir affirmé que « sans la grâce, les hommes ne font absolument aucun bien », ajoute-t-il : « Non seulement quand il s'agit pour eux, sous la lumière de la grâce, de savoir ce qu'il y a à faire, mais aussi quand il s'agit, avec son aide, d'accomplir avec amour le précepte qu'ils connaissent. »

Ajoutons que, dans les deux cas, l'homme a toujours besoin du secours de Dieu qui le meut à accomplir les préceptes, nous l'avons déjà dit.

Solutions

1. « Que l'on ne s'émeuve pas, écrit S. Augustin de voir l'Apôtre affirmer que les païens observent naturellement les préceptes de la loi : c'est l'Esprit de grâce en effet qui instaure en nous l'image de Dieu selon laquelle notre nature a été créée. »

2. Ce que nous ne pouvons faire qu'avec le secours divin ne nous est pas tout à fait impossible, car, dit le Philosophe : « Ce que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons de quelque façon par nous-mêmes. » C'est pourquoi S. Jérôme, au passage cité plus haut, reconnaît que « la liberté de notre vouloir n'empêche pas que nous avons toujours besoin du secours de Dieu ».

3. Le précepte de l'amour de Dieu, l'homme ne peut pas l'accomplir par ses seules forces naturelles de la manière dont il est accompli par la charité, comme il ressort de ce qui précède.


5. Sans la grâce, l'homme peut-il mériter la vie éternelle ?

Objections

1. Le Seigneur dit en S. Matthieu (Matthieu 19.17) : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements. » Il semble donc que l'entrée dans la vie éternelle dépend de la volonté de l'homme. Or ce qui dépend de notre volonté, nous pouvons l'accomplir par nous-mêmes. Dès lors il apparaît que l'homme peut, par lui-même, mériter la vie éternelle.

2. La vie éternelle est la récompense donnée par Dieu aux hommes, d'après cette parole en S. Matthieu (Matthieu 5.12) : « Votre récompense est grande dans les cieux. » Mais Dieu accorde cette récompense à l'homme en proportion de ses œuvres, selon cette parole du Psaume (Psaumes 62.13) : « Tu rendras à chacun selon ses œuvres. » L'homme étant maître de ses actes, il semble donc qu'il a été mis en son pouvoir de parvenir à la vie éternelle.

3. La vie éternelle est la fin ultime de toute vie humaine. Or, dans la nature, toute chose peut, par ses propres forces, atteindre sa fin. À plus forte raison l'homme, qui est d'une nature supérieure, peut-il de lui-même, sans aucune grâce, parvenir à la vie éternelle.

En sens contraire, l'Apôtre écrit aux Romains (Romains 6.23) : « La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle. » Et s'il parle ainsi, c'est, dit la Glose, « pour nous faire comprendre que Dieu nous conduit à la vie éternelle par sa miséricorde ».

Réponse

Les actes qui conduisent à la fin doivent lui être proportionnés. Or un acte n'excède jamais le pouvoir auquel est proportionné le principe dont il procède. C'est pourquoi nous voyons dans la nature qu'aucune cause ne peut par son opération produire un effet qui dépasse son pouvoir réalisateur, ne pouvant produire par son opération qu'un effet proportionné à son efficacité. Or, la vie éternelle est une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine, nous l'avons montré. C'est pourquoi l'homme ne peut, par ses seules forces naturelles, produire des œuvres méritoires qui soient proportionnées à la vie éternelle ; il lui faut nécessairement pour cela une efficacité supérieure, qui est celle de la grâce. L'homme ne peut donc, sans la grâce, mériter la vie éternelle. Ce qu'il peut faire, ce sont des œuvres qui lui permettront d'atteindre quelque bien qui lui soit connaturel : ainsi il peut « cultiver son champ, boire, manger, avoir un ami » etc., dit S. Augustin dans sa troisième réponse contre les pélagiens.

Solutions

1. L'homme, par sa volonté, fait des œuvres méritoires de la vie éternelle. Mais, comme le dit encore S. Augustin, il faut, pour cela, que sa volonté soit préparée par la grâce de Dieu.

2. A propos du texte de S. Paul (Romains 6.23) « La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle », nous lisons dans la Glose : « Certes, la vie éternelle est accordée aux bonnes œuvres, mais ces œuvres elles-mêmes relèvent de la grâce de Dieu. » Nous l'avons dit nous-mêmes plus haut : pour observer les préceptes de la loi selon le mode requis qui rend méritoire leur observation, il faut la grâce.

3. La troisième objection fait état de la fin qui est connaturelle à l'homme. Mais la nature humaine, du fait qu'elle est plus noble que les autres, peut être conduite à une fin encore plus haute, du moins avec le secours de la grâce, fin que les natures inférieures ne peuvent d'aucune façon atteindre. Ainsi, comme le remarque Aristote, l'homme qui peut guérir grâce à certains remèdes, est en meilleure disposition, pour ce qui est de la santé, que celui qui est rebelle à toute médication.


6. L'homme peut-il sans la grâce, se préparer à la grâce ?

Objections

1. Rien d'impossible n'est prescrit à l’homme, on l'a dit plus haut. Mais nous lisons dans Zacharie (Zacharie 1.3) : « Revenez à moi et je reviendrai à vous. » Or revenir vers Dieu, ce n'est pas autre chose que se préparer à la grâce. C'est donc que, de lui-même, l’homme peut se préparer à la grâce.

2. L’homme se prépare à la grâce en faisant ce qui est en son pouvoir, car à celui qui agit ainsi, Dieu ne refuse pas sa grâce, selon cette parole en S. Luc (Luc 11.13) : « Dieu donne le bon esprit à ceux qui l'en prient. » Il est donc en notre pouvoir, semble-t-il, de nous préparer à la grâce.

3. Si l'homme a besoin d'une grâce pour se préparer à la grâce, il lui faudra une autre grâce pour se préparer à la première, et ainsi à l'infini, ce qui est inadmissible. Il faut donc en rester au point de départ et admettre que l'homme peut, sans la grâce, se préparer à la grâce.

4. On lit dans les Proverbes (Proverbes 16.1) : « C'est à l'homme de préparer son âme », ce qui suppose qu'il peut le faire par lui-même. Il peut donc se préparer à la grâce.

En sens contraire, le Seigneur dit en S. Jean (Jean 6.44) : « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire. » Mais si l'homme pouvait se préparer lui-même à la grâce, il n'aurait pas besoin d'y être attiré par un autre. C'est donc qu'il ne peut le faire sans le secours de la grâce.

Réponse

Il y a une double préparation de la volonté au bien. L'une la dispose à bien agir, et à jouir de Dieu. Une telle préparation de la volonté ne peut se faire sans le don habituel de la grâce qui est au principe de l'œuvre méritoire, nous l'avons dit à l'article précédent. — L'autre préparation s'entend de cette disposition de la volonté humaine qui la rend apte à obtenir le don de la grâce habituelle. Pour se préparer à la réception de ce don, on ne peut présupposer un autre don habituel dans l'âme, car on remonterait ainsi à l'infini. Mais il faut présupposer un secours gratuit de Dieu qui meuve l'âme antérieurement ou lui inspire le propos du bien à faire. Ce sont là en effet les deux modes selon lesquels nous avons besoin du secours divin, nous l'avons déjà dit.

Que nous ayons besoin, pour cette préparation à la grâce du secours de la motion divine, c'est évident. Étant donné en effet que tout agent agit pour une fin, il s'ensuit nécessairement que toute cause oriente ses effets vers sa propre fin. Et comme, d'autre part, à l'ordre des agents ou moteurs répond l'ordre des fins, il faut, de la même nécessité, que l'homme soit dirigé vers la fin ultime par la motion du premier moteur, tandis qu'au regard des fins prochaines il sera mû par les agents inférieurs. Ainsi, c'est sous la motion du général en chef que le soldat se porte vers la victoire, tandis qu'il suit le fanion de sa compagnie sous la motion du capitaine. Ainsi donc, Dieu étant la cause motrice absolument première, c'est sous sa motion que toutes choses se portent vers lui sous la raison générale de bien, selon laquelle chaque être tend à s'assimiler à Dieu à sa manière propre. Et en ce sens Denys écrit que « Dieu ordonne à lui-même toutes choses ». Mais les hommes justes, c'est comme à la fin spéciale qu'ils se donnent, comme au bien propre qu'ils entendent saisir, qu'il les ordonne à lui-même ; selon cette parole du Psaume (Psaumes 73.28) : « Il m'est bon d'adhérer à Dieu. » C'est pourquoi, que l'homme se porte vers Dieu, cela ne peut être sans que Dieu le meuve à se porter vers lui. Et cela n'est pas autre chose que se préparer à la grâce en se tournant en quelque sorte vers Dieu. Ainsi celui dont le regard est détourné du soleil se prépare à recevoir sa lumière en dirigeant ses regards vers lui. Il est donc évident que l'homme ne peut se préparer à recevoir la lumière de la grâce sans un secours gratuit de Dieu exerçant sur lui sa motion intérieure.

Solutions

1. Certes, la conversion de l'homme à Dieu se fait par le libre arbitre, et en ce sens il est prescrit à l'homme de se tourner vers Dieu. Mais le libre arbitre ne peut se tourner vers Dieu si Dieu ne le tourne vers lui, selon ce texte de Jérémie (Jérémie 31.18) : « Fais-moi revenir et je reviendrai, car tu es le Seigneur, mon Dieu » ; et dans les Lamentations (Lamentations 5.21) : « Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons. »

2. L'homme ne peut rien faire s'il n'est mû par Dieu, selon S. Jean (Jean 15.5) : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » C'est pourquoi, lorsqu'on dit que l'homme fait ce qui est en son pouvoir, on veut dire : en tant qu'il est mû par Dieu.

3. Cette objection ne porte que sur la grâce habituelle qui en effet requiert une préparation, car toute forme exige un sujet disposé à la recevoir. Mais s'il s'agit pour l'homme de recevoir une motion divine, il n'est pas besoin pour cela d'une autre motion, Dieu étant premier moteur. Donc il n'est pas nécessaire de rétrograder à l'infini.

4. Il appartient en effet à l'homme de préparer son âme, parce qu'il le fait par son libre arbitre. Mais il ne peut le faire sans l'aide de Dieu qui le meut et l'attire à lui, comme nous venons de le dire.


7. L'homme peut-il sans la grâce, se relever du péché ?

Objections

1. Ce qui est prérequis à la grâce se fait sans elle. Mais le relèvement du péché est prérequis à l'illumination de la grâce, selon cette parole de l'Apôtre (Éphésiens 5.14) : « Lève-toi d'entre les morts, et le Christ t'illuminera. » L'homme peut donc, sans la grâce, se relever du péché.

2. Le péché, on l'a dit, est opposé à la vertu comme la maladie à la santé. Mais l'homme malade peut, par la vertu de sa nature, recouvrer la santé sans le secours extérieur de la médecine, car il demeure en lui un principe vital d'où procède l'action de la nature. Il semble donc que, semblablement, l'homme puisse se guérir lui-même en passant de l'état de péché à l'état de justice, sans le secours d'une grâce extérieure.

3. Toute chose peut faire retour à l'activité qui lui est naturelle; ainsi l'eau chauffée revient d'elle-même à sa fraîcheur naturelle ; la pierre que l'on jette en l'air reprend d'elle-même son mouvement naturel qui est de tomber. Or le péché, comme le montre S. Jean Damascène est un acte qui va contre la nature. Il semble donc que l’homme puisse par lui-même faire retour de l'état de péché à l'état de justice.

En sens contraire, l'Apôtre écrit aux Galates (Galates 2.21) : « Si la justice vient de la loi, c'est donc que le Christ est mort pour rien », c'est-à-dire sans motif. Pour la même raison, si l’homme possède une nature qui puisse le justifier, il s'ensuit que la mort du Christ est vaine et sans objet, ce qui est inadmissible. Donc l’homme ne peut par lui-même être justifié, c'est-à-dire passer de l'état de péché à l'état de justice.

Réponse

D'aucune manière l’homme ne peut se relever du péché par lui-même et sans le secours de la grâce. Car si l'acte du péché passe, la culpabilité demeure; se relever du péché n'est pas la même chose que cesser de pécher. Se relever du péché, c'est, pour l’homme, restaurer en lui ce qu'il a perdu en péchant. Or l’homme, par le péché, encourt un triple dommage, nous l'avons montré ; une souillure, la corruption de sa bonté naturelle, et une dette de peine. Il contracte une souillure, car la laideur du péché le prive de la beauté de la grâce. Sa bonté naturelle est corrompue car, sa volonté n'étant plus soumise à Dieu, il en résulte que la nature toute entière de l’homme pécheur est privée de son ordre. Enfin, la dette de peine fait qu'en péchant mortellement il mérite la damnation éternelle.

Or il est manifeste que chacun de ces trois dommages ne peut être réparé que par Dieu. La beauté de la grâce provient du resplendissement de la divine lumière ; une telle beauté ne peut être restaurée que par une nouvelle illumination de Dieu, d'où la nécessité d'un don habituel qui est la lumière de grâce. De même, l'ordre de la nature, qui suppose la soumission de la volonté humaine à Dieu, ne peut être rétabli que si Dieu attire à lui la volonté de l'homme. Enfin la dette de peine éternelle ne peut être remise que par Dieu, contre qui l'offense a été commise et qui est le juge des hommes. Pour que l’homme se relève du péché, le secours de la grâce est donc requis, à la fois sous forme de don habituel et sous forme de motion divine intérieure.

Solutions

1. Adressée à l'homme, pareille injonction concerne l'acte de son libre arbitre, acte nécessairement impliqué dans le relèvement du péché. Aussi quand il est dit : « Lève-toi, et le Christ t'illuminera », cela ne signifie pas que le relèvement du péché précède en sa totalité l'illumination de la grâce, mais que l'homme reçoit la lumière de la grâce justifiante quand, par son libre arbitre mû par Dieu, il fait l'effort nécessaire pour sortir du péché.

2. La raison naturelle n'est pas le principe suffisant de cette santé que l’homme tient de la grâce justifiante. Ce principe, c'est la grâce elle-même, et il est enlevé par le péché. L’homme ne peut donc se guérir lui-même, mais il a besoin que la lumière de la grâce lui soit infusée à nouveau : de même que, pour ressusciter un corps mort, il faut lui rendre son âme.

3. Quand une nature est intègre, elle peut se rétablir elle-même en ce qui lui est conforme et proportionné ; mais, en ce qui dépasse sa nature, elle ne le peut sans un secours extérieur. Or, quand la nature humaine déchoit en commettant le péché, elle perd son intégrité et se trouve corrompue, nous venons de le dire; c'est pourquoi elle ne peut se rétablir elle-même, pas même en ce qui regarde son bien connaturel, et encore moins pour ce qui est du bien de la justice surnaturelle.


8. L'homme peut-il sans la grâce, éviter le péché ?

Objections

1. Selon S. Augustin, « on ne pèche pas lorsque l'on fait ce qu'on ne peut éviter ». Donc si l'homme en état de péché mortel ne peut éviter le péché, il s'ensuit que, tout en péchant, il ne pèche pas, ce qui est absurde.

2. On corrige quelqu'un afin qu'il ne tombe pas dans le péché. Donc, si l’homme en état de péché mortel ne peut pas ne pas pécher, on le corrige en vain, ce qui est absurde.

3. On lit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 15.17) « Devant l'homme sont la vie et la mort, le bien et le mal : ce qu'il aura choisi lui sera donné. » Mais celui qui pèche ne cesse pas d'être homme. Il a donc encore le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, ce qui suppose qu'il peut, sans la grâce, éviter le péché.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « Si quelqu'un nie qu'il soit nécessaire de prier pour ne pas entrer en tentation (et on le nie si l'on soutient que, pour ne pas pécher, le secours de la grâce divine n'est pas nécessaire, mais qu'il suffit, ayant pris connaissance de la loi, de la seule volonté humaine), que toutes les oreilles s'éloignent, et que toutes les bouches portent contre lui l'anathème. »

Réponse

Nous pouvons parler de l'homme à un double point de vue : selon qu'il se trouve dans l'état de nature intègre, ou de nature corrompue. Dans l'état de nature intègre, même sans la grâce habituelle, l'homme pouvait ne pas pécher, ni mortellement ni véniellement : car pécher n'est pas autre chose que s'écarter de ce qui est conforme à la nature, et cela, dans l'état d'intégrité, l'homme pouvait l'éviter. Il avait besoin cependant du secours de Dieu le conservant dans le bien, sans quoi la nature elle-même tomberait dans le néant.

Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme, pour s'abstenir entièrement du péché, a besoin que la grâce habituelle vienne guérir la nature. Dans la vie présente cependant, cette guérison se fait d'abord dans la partie spirituelle de l'âme, tandis que l'appétit charnel n'est pas encore totalement réparé ; d'où ce passage de l'épître aux Romains (Romains 7.25) où l'Apôtre parle au nom de l'homme restauré dans la grâce : « Dans mon esprit je sers la loi de Dieu ; dans ma chair, je suis asservi à la loi du péché. » Certes, dans cet état, l'homme peut éviter le péché mortel qui, nous l'avons vu, relève de la raison, mais il ne peut éviter tout péché véniel, à cause de la corruption de l'appétit inférieur et sensible.

La raison en effet peut bien réprimer chacun des mouvements sensibles, pris en particulier, — et c'est ce qui donne à chacun de ces mouvements le caractère de péché et d'acte volontaire, — mais elle ne peut les réprimer tous ; car, tandis qu'elle s'efforce de résister à l'un d'eux, il peut arriver qu'un autre surgisse, auquel elle n'a pas toujours le loisir de prêter attention, nous l'avons dit précédemment.

De même, avant que la raison humaine, de qui relève le péché mortel, soit réparée par la grâce sanctifiante, elle peut éviter chaque péché mortel pris en particulier, et pendant un certain temps, car elle n'est pas nécessairement toujours en train de pécher. Mais qu'elle demeure longtemps sans péché mortel, cela n'est pas possible. Aussi S. Grégoire écrit-il que « le péché qui n'est pas bientôt effacé par la pénitence, entraîne par son propre poids vers un autre péché ». La raison en est que, si l'appétit inférieur doit être soumis à la raison, de même la raison doit se soumettre à Dieu et établir en lui la fin de son vouloir. Tandis en effet que les mouvements de l'appétit inférieur doivent être réglés par le jugement de la raison, ainsi faut-il que tous les actes humains soient réglés par la fin. Or, quand l'appétit inférieur n'est pas totalement soumis à la raison, il se produit inévitablement des mouvements désordonnés dans l'appétit sensible ; il en sera de même pour la raison de l'homme si elle n'est pas soumise à Dieu ; et de nombreux désordres se produiront dans les actes rationnels eux-mêmes. Si l'homme en effet n'a pas son cœur affermi en Dieu au point de ne vouloir aucunement être séparé de lui par l'obtention d'un bien ou la fuite d'un mal, bien des choses vont se présenter que l'homme cherchera à acquérir ou à éviter, et pour lesquelles il n'hésitera pas à se séparer de Dieu en méprisant ses préceptes : c'est ainsi qu'il pèche mortellement. Cela se produit surtout dans les rencontres soudaines où l'homme agit en fonction d'une fin préconçue et d'un habitus préexistant, remarque Aristote. Sans doute, sous l'influence d'une réflexion préalable, l'homme peut agir en dehors de l'ordre de la fin préconçue et en dehors de son inclination habituelle. Mais parce qu'une telle réflexion n'est pas toujours possible pour l'homme, il ne peut demeurer longtemps sans agir conformément au désordre de sa volonté détournée de Dieu, à moins que celle-ci ne soit promptement remise dans l'ordre par la grâce.

Solutions

1. L'homme peut éviter chaque péché pris en particulier ; il ne peut cependant pas les éviter tous si ce n'est par la grâce, nous venons de le dire. Et parce que c'est sa faute s'il ne se prépare pas à recevoir la grâce, il s'ensuit que le fait pour lui de ne pouvoir éviter le péché sans la grâce ne l'excuse pas du péché qu'il commet.

2. La correction est utile, car, dit S. Augustin, « de la douleur de la correction naît la volonté de régénération ; à condition cependant qu'il s'agisse d'un fils de la promesse, chez qui, au fracas de la correction extérieure qui retentit et qui frappe, se joint aussi l'inspiration secrète de Dieu suscitant antérieurement le vouloir ». La correction est donc nécessaire, car, pour s'abstenir du péché, il faut que l'homme le veuille ; mais elle serait insuffisante sans le secours de Dieu. C'est pourquoi nous lisons dans l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 7.13) : « Considère l'œuvre de Dieu : nul ne peut corriger celui que Dieu a dédaigné ».

3. Comme le remarque S. Augustin, cette parole de l'Ecclésiastique s'entend de l'homme dans l'état de nature intègre, alors qu'il n'était pas encore esclave du péché, et qu'il pouvait pécher ou ne pas pécher. Maintenant encore, tout ce que l'homme veut lui est donné ; mais qu'il veuille le bien, cela lui vient du secours de la grâce.


9. Une fois qu'il a obtenu la grâce l'homme peut-il par lui-même faire le bien et éviter le péché sans le secours d'une autre grâce ?

Objections

1. Un don est inutile ou imparfait s'il n'atteint pas le but pour lequel il est accordé. Or la grâce nous est donnée précisément pour que nous puissions faire le bien et éviter le péché. Si elle n'y parvient pas, c'est donc qu'elle est donnée en vain ou qu'elle est imparfaite.

2. Par la grâce, le Saint-Esprit habite en nous, selon cette parole de l'Apôtre (1 Corinthiens 3.16) : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? » Mais l'Esprit Saint qui est tout-puissant, est bien capable à lui seul de nous porter à bien agir et de nous garder du péché. L'homme, en état de grâce, peut donc, sans un autre secours de grâce, faire le bien et éviter le mal.

3. Si l'homme qui a obtenu la grâce a besoin d'un autre secours de grâce pour bien vivre et s'abstenir du péché, on ne voit pas pourquoi cet autre secours, une fois obtenu, n'en réclamerait pas encore un troisième, et ainsi de suite à l'infini ; ce qui est inadmissible. Donc celui qui est en grâce n'a besoin de rien autre pour bien agir et s'abstenir du péché.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « De même qu'un œil corporel parfaitement sain ne peut voir sans le secours d'une vive lumière, de même l'homme, fût-il pleinement justifié, ne peut vivre bien s'il n'est aidé par l'éternelle lumière de la justice divine. » Or la justification s'opère par le moyen de la grâce, selon cette parole de l'épître aux Romains (Romains 3.24) : « Ils sont justifiés par la faveur de sa grâce. » L'homme en état de grâce a donc besoin, pour bien vivre dans la rectitude, d'un autre secours de grâce.

Réponse

Comme nous l'avons dit plus haut, l'homme, pour vivre avec rectitude, a doublement besoin du secours de Dieu. Selon un premier mode, il lui faut un don habituel qui guérisse sa nature corrompue, et, l'ayant guérie, l'élève aussi jusqu'à lui faire accomplir des œuvres qui méritent la vie éternelle, car cela dépasse le pouvoir de sa nature. Selon un second mode, l'homme a besoin du secours de la grâce par laquelle Dieu le meut à agir.

Pour ce qui est du premier mode de secours, l'homme déjà en état de grâce n'a pas besoin d'une nouvelle grâce habituelle infuse. Mais, sous le second mode, il lui faut un secours de grâce par lequel Dieu le meut à bien agir. Et cela, pour deux raisons. D'abord pour une raison générale, en ce sens, nous l'avons dit. qu'aucune créature ne peut produire un acte quelconque sinon en vertu de la motion divine. Ensuite, pour une raison spéciale, à cause de la condition dans laquelle se trouve la nature humaine. Bien que la grâce en effet la guérisse dans sa partie spirituelle, il demeure en elle une corruption et une infection dans sa partie chamelle qui la rendent, comme dit S. Paul (Romains 7.25) « asservie à la loi du péché ». Il reste aussi une certaine obscurité d'ignorance dans l'intelligence en sorte que, remarque encore l'Apôtre (Romains 8.26) : « Nous ne savons que demander pour prier comme il faut. » Car, selon la diversité des conjonctures, et parce que nous ne nous connaissons pas parfaitement nous-mêmes, nous ne pouvons pleinement savoir ce qui nous est utile. D'après le livre de la Sagesse (Sagesse 9.14) : « Les pensées des mortels sont hésitantes et nos prévisions incertaines. » Aussi est-il nécessaire que nous soyons dirigés et protégés par Dieu, qui connaît toutes choses et qui peut tout. Pour cette raison, même à ceux qui déjà sont régénérés et devenus fils de Dieu par la grâce, il convient encore de dire : « Ne nous induis pas en tentation ; — que ta volonté se fasse sur la terre comme au ciel... » et autres formules semblables de l'oraison dominicale.

Solutions

1. La grâce habituelle ne nous est pas donnée pour rendre inutile un secours divin ultérieur ; toute créature a besoin en effet d'être conservée par Dieu dans le bien qu'elle a reçu de lui. C'est pourquoi si, après avoir reçu la grâce, l'homme a encore besoin du secours divin, on ne peut en conclure que cette grâce a été donnée en vain ou qu'elle est imparfaite. Même dans l'état de gloire, quand la grâce sera parvenue à sa pleine perfection, l'homme aura encore besoin du secours divin. Ici-bas, il est vrai, la grâce est de quelque manière imparfaite en ce sens qu'elle ne guérit pas totalement l'homme, nous venons de le dire.

2. L'opération du Saint-Esprit, par laquelle il nous meut et nous protège, ne se limite pas au don habituel qu'il cause en nous. En plus de cet effet, il nous meut et nous protège de concert avec le Père et le Fils.

3. Cet argument conclut seulement que l'homme n'a pas besoin d'une autre grâce habituelle.


10. L'homme en état de grâce peut-il par lui-même persévérer dans le bien ?

Objections

1. Il semble que l'homme en état de grâce n'ait pas besoin du secours de la grâce pour persévérer. En effet, le Philosophe montre que la persévérance, comme la continence, est quelque chose de moins parfait que la vertu. Or, du seul fait que l'homme est justifié par la grâce, il possède les vertus sans qu'il soit besoin d'un autre secours de grâce. À plus forte raison en est-il de même pour la persévérance.

2. Toutes les vertus sont infusées dans l'âme en même temps. Or la persévérance est considérée comme une vertu. Elle doit donc être donnée lorsque les autres vertus sont infusées en même temps que la grâce.

3. Selon l'Apôtre (Romains 5.15) le don du Christ a rendu à l'homme plus qu'il n'avait perdu par le péché d'Adam. Mais Adam avait reçu le pouvoir de persévérer. A plus forte raison ce pouvoir nous est-il restitué par la grâce du Christ. Ainsi l'homme n'a pas besoin de la grâce pour persévérer.

En sens contraire, S. Augustin écrit « Pourquoi la persévérance est-elle demandée à Dieu si elle n'est pas donnée par Dieu ? N'est-ce pas se moquer que de lui demander ce qu'on sait qu'il ne donne pas et qui est, pour cette raison, au pouvoir de l’homme ? » Or, la persévérance est demandée par ceux qui sont déjà sanctifiés par la grâce ; et, d'après S. Augustin s'appuyant sur S. Cyprien, c'est ce que nous voulons dire quand nous disons : « Que ton nom soit sanctifié. » L'homme en état de grâce a donc besoin que la persévérance lui soit accordée par Dieu.

Réponse

Le mot persévérance peut avoir une triple signification. Quelquefois il signifie en un homme l'habitus par lequel il est disposé intérieurement à résister avec fermeté aux tristesses envahissantes qui pourraient le détourner de la vertu ; en ce sens, la persévérance est aux tristesses ce que la continence est aux convoitises et aux délectations mauvaises, dit Aristote. — En un autre sens, la persévérance désigne un habitua dont l'acte est le propos que forme un homme de persévérer jusqu'au bout dans le bien.

Prise dans l'un et l'autre sens, la persévérance est infusée dans l'âme avec la grâce, comme la continence et les autres vertus.

Mais la persévérance peut aussi signifier une certaine continuation dans le bien jusqu'à la fin de la vie. Sous ce rapport l'homme en état de grâce n'a certes pas besoin pour persévérer d'une autre grâce habituelle, mais il lui faut un secours divin qui le dirige et le protège contre les assauts de la tentation, comme l'article précédent l'a montré. C'est pourquoi, après avoir été justifié par la grâce, il est nécessaire que l’homme demande à Dieu le don de la persévérance, afin d'être préservé du mal jusqu'à la fin de sa vie. À beaucoup en effet la grâce est donnée, sans qu'il leur soit donné de persévérer dans la grâce.

Solutions

1 et 2. La première objection procède de la persévérance prise au premier sens; la deuxième, de la persévérance prise au deuxième sens.

3. S. Augustin écrit : « L'homme, en son premier état, reçut le don de pouvoir persévérer, mais non de persévérer en fait. À présent, par la grâce du Christ, beaucoup reçoivent le don de la grâce qui leur permet de pouvoir persévérer, et il leur est accordé en outre de persévérer. » Ainsi le don du Christ l'emporte sur la faute d'Adam. Pourtant, dans l'état d'innocence, l'homme pouvait plus facilement persévérer que nous ne le pouvons dans l'état présent, car il n'y avait en lui aucune rébellion de la chair contre l'esprit. Avec la grâce du Christ, la réparation de la nature, bien qu'elle soit commencée pour ce qui est de l'esprit, n'est pas encore achevée pour ce qui est de la chair. Cela n'aura lieu que dans la patrie, où l'homme non seulement pourra persévérer, mais en outre ne pourra plus pécher.

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