1.[1] Pilate, qui commandait en Judée, amena son armée de Césarée et l'établit à Jérusalem pour prendre ses quartiers d'hiver. Il avait eu l'idée, pour abolir les lois des Juifs, d'introduire dans la ville les effigies de l'empereur qui se trouvaient sur les enseignes, alors que notre loi nous interdit de fabriquer des images ; c'est pourquoi ses prédécesseurs avaient fait leur entrée dans la capitale avec des enseignes dépourvues de ces ornements. Mais, le premier, Pilate, à l'insu du peuple — car il était entré de nuit — introduisit ces images à Jérusalem et les y installa. Quand le peuple le sut, il alla en masse à Césarée et supplia Pilate pendant plusieurs jours de changer ces images de place. Comme il refusait, disant que ce serait faire insulte à l'empereur, et comme on ne renonçait pas à le supplier, le sixième jour, après avoir armé secrètement ses soldats, il monta sur son tribunal, établi dans le stade pour dissimuler l'armée placée aux aguets. Comme les Juifs le suppliaient à nouveau, il donna aux soldats le signal de les entourer, les menaçant d'une mort immédiate s'ils ne cessaient pas de le troubler et s'ils ne se retiraient pas dans leurs foyers. Mais eux, se jetant la face contre terre et découvrant leur gorge, déclarèrent qu'ils mourraient avec joie plutôt que de contrevenir à leur sage loi. Pilate, admirant leur fermeté dans la défense de leurs lois, fit immédiatement rapporter les images de Jérusalem à Césarée.
[1] Sections 1 et 2 = Guerre, II, 169-177.
2. Pilate amena de l'eau à Jérusalem aux frais du trésor sacré, en captant la source des cours d'eau à deux cents stades de là. Les Juifs furent très mécontents des mesures prises au sujet de l'eau. Des milliers de gens se réunirent et lui crièrent de cesser de telles entreprises ; certains allèrent même jusqu'à l'injurier violemment, comme c'est la coutume de la foule. Mais lui, envoyant un grand nombre de soldats revêtus du costume juif et porteurs de massues dissimulées sous leur robes au lieu de réunion de cette foule, lui ordonna personnellement de se retirer. Comme les Juifs faisaient mine de l'injurier, il donna aux soldats le signal convenu à l'avance, et les soldats frappèrent encore bien plus violemment que Pilate le leur avait, prescrit, châtiant à la fois les fauteurs de désordre et, les autres. Mais les Juifs ne manifestaient aucune faiblesse, au point que, surpris sans armes par des gens qui les attaquaient de propos délibéré, ils moururent en grand nombre sur place ou se retirèrent couverts de blessures. Ainsi fut réprimée la sédition.
3.[2] Vers le même temps vint Jésus, homme sage, si toutefois il faut l'appeler un homme. Car il était un faiseur de miracles et le maître des hommes qui reçoivent avec joie la vérité. Et il attira à lui beaucoup de Juifs et beaucoup de Grecs[3]. C'était le Christ. Et lorsque sur la dénonciation de nos premiers citoyens, Pilate l'eut condamné à la crucifixion, ceux qui l'avaient d'abord chéri ne cessèrent pas de le faire, car il leur apparut trois jours après ressuscité, alors que les prophètes divins avaient annoncé cela et mille autres merveilles à son sujet. Et le groupe appelé d'après lui celui des Chrétiens n'a pas encore disparu.
[2] Ce passage nous semble une interpolation chrétienne : 1° il interrompt le récit des événements funestes survenus aux Juifs sous Tibère, car έτερόν τι δεινόν (65) ne peut que renvoyer à la fin de 62 ; 2° Josèphe évite autant que possible de parler des mouvements messianiques qui ont tous pour but ou pour effet l'expulsion des Romains de Judée ; 3° les expressions employées en parlant du Christ ne peuvent avoir été écrites que par un homme appartenant au moins à une secte judéo-chrétienne. On peut admettre qu'il s'agit là d'une note marginale mise par un lecteur chrétien et passée ensuite dans le texte. L'interpolation a dû se faire vers l'époque de Concile de Nicée. Georges MATHIEU et LEON HERRMANN. [Sur le résidu authentique de ce texte, analogue à celui que la vieille version slave offre dans la Guerre, voir Th. Reinach, Revue des Etudes Juives t. XXXV. 1897, p. 1 et suiv. ; Rev. archéol., 1926, I, p. 322 ; Congrès d'histoire du Christianisme, t. I (1928), p. 99-113 ; Rev. des Etudes slaves, 1927, p. 53-74. – S. R]
[3] C'est-à-dire de gens pratiquant le polythéisme, par opposition aux sectateurs des religions orientales.
4. Vers le même temps un autre trouble grave agita les Juifs et il se passa à Rome, au sujet du temple d'Isis, des faits qui n'étaient pas dénués de scandale. Je mentionnerai d'abord l'acte audacieux des sectateurs d'Isis et je passerai ensuite au récit de ce qui concerne les Juifs. Il y avait à Rome une certaine Paulina, déjà noble par ses ancêtres et qui, par son zèle personnel pour la vertu, avait encore ajouté à leur renom ; elle avait la puissance que donne la richesse, était d'une grande beauté et, dans l'âge où les femmes s'adonnent le plus à la coquetterie, menait une vie vertueuse. Elle était mariée à Saturninus, qui rivalisait avec elle par ses qualités. Decius Mundus, chevalier du plus haut mérite, en devint amoureux. Comme il la savait de trop haut rang pour se laisser séduire par des cadeaux — car elle avait dédaigné ceux qu'il lui avait envoyés en masse — il s'enflamma de plus en plus, au point de lui offrir deux cent milles drachmes attiques pour une seule nuit. Comme elle ne cédait pas même à ce prix, le chevalier, ne pouvant supporter une passion si malheureuse, trouva bon de se condamner à mourir de faim pour mettre un terme à la souffrance qui l'accablait. Il était bien décidé à mourir ainsi et s'y préparait. Mais il y avait une affranchie de son père, nommée Idé qui était experte en toutes sortes de crimes. Comme elle regrettait vivement que le jeune homme eût décidé de mourir — car on voyait bien qu'il touchait à sa fin — elle vint à lui et l'excita par ses paroles, lui donnant l'assurance qu'il jouirait d'une liaison avec Paulina. Voyant qu'il avait écouté avec faveur ses prières, elle dit qu'il lui faudrait seulement cinquante mille drachmes pour lui conquérir cette femme. Ayant ainsi relevé l'espoir du jeune homme et reçu l'argent demandé, elle prit une autre voie que les entremetteurs précédents, parce qu'elle voyait bien que Paulina ne pouvait être séduite par de l'argent. Sachant qu'elle s'adonnait avec beaucoup d'ardeur au culte d'Isis, Idé s'avisa du stratagème suivant. Après avoir négocié avec quelques-uns des prêtres et leur avoir fait de grands serments, et surtout après avoir offert de l'argent, vingt mille drachmes comptant et autant une fois l'affaire faite, elle leur dévoile l'amour du jeune homme et les invite à l'aider de tout leur zèle à s'emparer de cette femme. Eux, séduits par l'importance de la somme, le promettent ; le plus âgé d'entre eux, se précipitant chez Paulina, obtint audience, demanda à lui parler sans témoins. Quand cela lui eut été accordé, il dit qu'il venait de la part d'Anubis, car le dieu, vaincu par l'amour qu'il avait pour elle, l'invitait à aller vers lui. Elle accueillit ces paroles avec joie, se vanta à ses amies du choix d'Anubis et dit à son mari qu'on lui annonçait le repas et la couche. Son mari y consentit, parce qu'il avait éprouvé la vertu de sa femme. Elle va donc vers le temple et, après le repas, quand vint le moment de dormir, une fois les portes fermées par le prêtre à l'intérieur du temple et les lumières enlevées, Mundus, qui s'était caché là auparavant, ne manqua pas de s'unir à elle et elle se donna à lui pendant toute la nuit, croyant, que c'était le dieu. Il partit avant que les prêtres qui étaient au courant de son entreprise eussent commencé leur remue-ménage, et, Paulina, revenue le matin chez son mari, raconta l'apparition d'Anubis et s'enorgueillit même à son sujet après de ses amies. Les uns refusaient d'y croire, considérant la nature du fait, les autres regardaient la chose comme un miracle ; n'ayant aucune raison de la juger incroyable eu égard à la vertu et à la réputation de cette femme. Or, le troisième jour après l'événement, Mundus, la rencontrant, lui dit : « Paulina, tu m'as épargné deux cents mille drachmes que tu aurais pu ajouter à ta fortune, et tu n'as pourtant pas manqué de m'accorder ce que je te demandais. Peu m'importe que tu te sois efforcée d'injurier Mundus ; me souciant non pas des noms, mais de la réalité du plaisir, je me suis donné le nom d'Anubis. » Il la quitta après avoir ainsi parlé. Elle, pensant pour la première fois au crime, déchire sa robe et, dénonçant à son mari la grandeur de l'attentat, lui demande de ne rien négliger pour la venger. Celui-ci alla dénoncer le fait à l'empereur. Quand Tibère eut de toute l'affaire une connaissance exacte par une enquête auprès des prêtres, il les fait crucifier ainsi qu'Idé, cause de l'attentat et organisatrice des violences faites à cette femme ; il fit raser le temple et ordonna de jeter dans le Tibre la statue d'Isis. Quant à Mundus, il le condamna à l'exil, jugeant qu'il ne pouvait lui infliger un châtiment plus grave parce que c'était l'amour qui lui avait fait commettre sa faute. Voilà les actes honteux par lesquels les prêtres d'Isis déshonorèrent leur temple. Je reviens maintenant à l'exposé de ce qui arriva vers ce temps-là aux Juifs vivant à Rome, ainsi que je l'ai déjà annoncé plus haut.
5. Il y avait un Juif qui avait fui son pays parce qu'il était accusé d'avoir transgressé certaines lois et craignait d'être châtié pour cette raison. Il était de tous points vicieux. Établi alors à Rome, il feignait d'expliquer la sagesse des lois de Moïse. S'adjoignant trois individus absolument semblables à lui, il se mit à fréquenter Fulvia, une femme de la noblesse, qui s'était convertie aux lois du judaïsme, et ils lui persuadèrent d'envoyer au temple de Jérusalem de la pourpre et de l'or. Après les avoir reçus, ils les dépensèrent pour leurs besoins personnels, car c'était dans ce dessein qu'ils les avaient demandés dès le début. Tibère, à qui les dénonça son ami Saturninus, mari de Fulvia[4], à l'instigation de sa femme, ordonna d'expulser de Rome toute la population juive. Les consuls, ayant prélevé là-dessus quatre mille hommes, les envoyèrent servir dans l'île de Sardaigne ; ils en livrèrent au supplice un plus grand nombre qui refusaient le service militaire par fidélité à la loi de leurs ancêtres. Et c'est ainsi qu'à cause de la perversité de quatre hommes les Juifs furent chassés de la ville.
[4] Il est étrange que le mari de Fulvia et celui de Paulina soient homonymes ; d'autre part, si l'on n'admet pas l'identité des deux personnages, on ne voit pas pourquoi l'histoire d'Anubis est racontée. Elle aurait pu irriter Tibère contre les religions exotiques en général, mais cela même n'est pas dit.