Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

114. LE MÉRITE

Il nous reste à étudier le mérite qui est l'effet de la grâce coopérante.

  1. L'homme peut-il mériter de Dieu quelque chose ?
  2. Peut-on, sans la grâce, mériter la vie éternelle ?
  3. Peut-on, par la grâce, mériter de plein droit la vie éternelle ?
  4. La grâce tient-elle principalement de la charité d'être le principe du mérite ?
  5. Peut-on mériter pour soi-même la première grâce ?
  6. Peut-on la mériter pour autrui ?
  7. Peut-on mériter pour soi-même son relèvement après la chute ?
  8. Peut-on mériter pour soi-même un accroissement de grâce ou de charité ?
  9. Peut-on mériter pour soi-même la persévérance finale ?
  10. Les biens temporels sont-ils objet de mérite ?

1. L'homme peut-il mériter de Dieu quelque chose ?

Objections

1. Il ne le semble pas. Personne en effet ne mérite une récompense du seul fait qu'il rend à autrui ce qu'il lui doit. Or, au dire d’Aristote : « tout le bien que nous faisons ne saurait compenser ce que nous devons à Dieu, car nous lui devons toujours davantage ». C'est pourquoi nous lisons en S. Luc (Luc 17.10) : « Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : “Nous sommes de pauvres serviteurs, nous n'avons fait que ce que nous devions.” » L'homme ne peut donc mériter quelque chose de la part de Dieu.

2. Par cela qu'on fait à son propre profit on ne mérite rien, semble-t-il, de celui à qui cela ne profite nullement. Or l'homme bénéficie lui-même de ses bonnes actions, ou il en fait bénéficier un autre homme, mais non pas Dieu. Il est écrit en effet dans le livre de Job (Job 35.7) : « Si tu es juste, que lui donnes-tu ? ou que reçoit-il de ta main ? » L'homme ne peut donc rien mériter de la part de Dieu.

3. Quiconque mérite quelque chose de quelqu'un fait de celui-ci son débiteur : c'est un dû en effet que de récompenser celui qui le mérite. Mais Dieu n'est débiteur de personne, selon l'épître aux Romains (Romains 11.35) : « Qui l'a prévenu de ses dons pour devoir être payé de 'retour ? » On ne peut donc rien mériter auprès de Dieu.

En sens contraire, nous lisons dans Jérémie (Jérémie 31.16) : « Ton travail aura sa récompense. » Or la récompense suppose le mérite. Il semble donc que l'homme peut mériter de la part de Dieu.

Réponse

Mérite et récompense ont le même objet. La récompense en effet est la rétribution que l'on donne à quelqu'un en compensation de son œuvre ou de son effort : elle en est en quelque sorte le prix. Et de même que donner un juste prix pour une chose reçue est un acte de justice, ainsi en est-il quand on récompense, en les rétribuant, une œuvre ou un effort. Or la justice consiste en une sorte d'égalité, comme l'enseigne Aristote. Ainsi donc la justice proprement dite a sa place là où il y a égalité proprement dite. Pour ceux entre qui il n'y a pas égalité proprement dite, il n'y a pas non plus entre eux de justice proprement dite, il ne peut y avoir qu'une certaine sorte de justice, comme on parle de droit paternel ou de droit dominatif, remarque Aristote. C'est pourquoi là où se trouve le « juste » au sens strict, on trouve aussi le mérite et la récompense au sens strict de la notion. Là au contraire où le « juste » ne se trouve qu'en un sens diminué la notion de mérite ne s'applique pas au sens strict, mais en un sens diminué, pour autant que quelque chose y subsiste encore de la notion de justice : c'est en ce sens diminué que le fils mérite quelque chose de son père, l'esclave de son maître.

Or il est évident qu'entre Dieu et l'homme, il y a le maximum d'inégalité, car entre eux il y a une distance infinie, et tout le bien qui appartient à l’homme vient de Dieu. De l’homme à Dieu, il ne peut donc y avoir une justice supposant une égalité absolue, mais seulement une certaine justice proportionnelle, en ce sens que l'un et l'autre agissent selon le mode d'action qui leur est propre. Or le mode et la mesure des puissances d'activité de l'homme lui sont donnés par Dieu. C'est pourquoi le mérite de l’homme auprès de Dieu ne peut se concevoir qu'en présupposant l'ordination divine ; ce qui signifie que l'homme, par son opération, obtiendra de Dieu, à titre de récompense, ce à quoi Dieu lui-même a ordonné la faculté par laquelle il opère. Ainsi en est-il des réalités naturelles qui, par leurs mouvements et leurs opérations, atteignent ce à quoi Dieu les a ordonnées. Il y a une différence cependant, car la créature rationnelle se meut elle-même à l'action par le moyen de son libre arbitre, ce qui fait que son action a raison de mérite, tendis qu'il n'en est pas ainsi pour les autres créatures.

Solutions

1. L'homme mérite en tant que ce qu'il doit c'est par sa propre volonté qu'il le fait. Autrement, l'acte de justice qui consiste à payer sa dette ne serait pas méritoire.

2. Dieu, dans nos bonnes actions, ne cherche pas son utilité, mais sa gloire qui est la manifestation de sa bonté ; et cette gloire, il la cherche également par ses propres œuvres. Ce n'est pas lui d'ailleurs qui gagne au culte que nous lui rendons ; c'est nous. Voilà pourquoi, si nous acquérons quelque mérite auprès de Dieu, ce n'est pas que nos œuvres lui procurent quelque avantage, mais c'est en tant que nous œuvrons pour sa gloire.

3. Notre action n'étant méritoire qu'en vertu de l'ordination divine, qui lui est antérieure, le mérite ne rend pas Dieu débiteur à notre égard, mais à l'égard de lui-même : en ce sens qu'il faut que l'ordination qu'il a imprimée aux créatures soit accomplie.


2. Peut-on, sans la grâce, mériter la vie éternelle ?

Objections

1. Il semble bien, car l'homme mérite de Dieu ce à quoi Dieu lui-même l'a ordonné, on l'a dit. Mais l’homme est naturellement ordonné à la béatitude comme à sa fin ; c'est pourquoi aussi son désir naturel le porte à vouloir être heureux. L’homme peut donc, par ses seules forces naturelles et sans la grâce, mériter la béatitude qui est la vie éternelle.

2. La même œuvre, moins elle est due plus elle est méritoire. Mais une œuvre bonne faite par celui qui a été prévenu de moindres bienfaits est moins due. Comme donc celui qui n'a que les biens naturels a reçu de Dieu de moindres bienfaits qu'un autre qui a reçu en outre les biens de grâce, il semble que ses œuvres soient plus méritoires devant Dieu. Il en résulte que si celui qui a la grâce peut mériter en quelque manière la vie éternelle, bien plus encore le pourra celui qui ne l'a pas.

3. La miséricorde et la libéralité de Dieu dépassent à l'infini la miséricorde et la libéralité humaines. Mais un homme peut mériter d'un autre homme une récompense même si jamais auparavant il n'a joui de sa faveur. À plus forte raison l'homme peut-il, sans la grâce, mériter de Dieu la vie éternelle.

En sens contraire, l'Apôtre écrit aux Romains (Romains 6.23) : « La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle. »

Réponse

Comme nous l'avons déjà notée l’homme, sans la grâce, peut être envisagé en deux états différents : dans l'état de nature intègre ; ce fut le cas d'Adam avant le péché ; — et dans l'état de nature corrompue : c'est notre cas avant la réparation du péché par la grâce. Si nous parlons du premier état, le seul motif pour lequel l’homme ne pouvait pas, par ses seules forces naturelles et sans la grâce, mériter la vie éternelle, c'est que son mérite dépendait de la préordination divine. Or nul acte n'est ordonné par Dieu à un objet disproportionné à la faculté dont il procède ; car il est établi par la Providence divine que nul être n'agit au delà de son pouvoirs. Or, la vie éternelle est un bien sans proportion avec le pouvoir de la nature créée, car elle transcende même sa connaissance et son désir, selon cette parole de l'Apôtre (1 Corinthiens 2.9) : « (Nous annonçons) ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l’homme. » Voilà pourquoi aucune nature créée n'est principe suffisant de l'acte méritoire de la vie éternelle, tant qu'elle n'a pas reçu en surcroît ce don surnaturel qu'on appelle la grâce.

Si maintenant nous parlons de l'homme dans l'état de chute, un second motif s'ajoute au premier, et c'est l'obstacle du péché. Le péché est en effet une offense faite à Dieu, qui exclut de la vie éternelle, ainsi que nous l'avons montré précédemment. Personne, en état de péché, ne peut mériter la vie éternelle s'il n'est réconcilié d'abord avec Dieu, et sa faute pardonnée, ce qui est l'œuvre de la grâce. Car ce qui est dû au pécheur, ce n'est pas la vie, c'est la mort, selon l'épître aux Romains (Romains 6.23) : « Le salaire du péché, c'est la mort. »

Solutions

1. Dieu a ordonné la nature humaine à atteindre cette fin qu'est la vie éternelle par le secours de la grâce, non par sa vertu propre. C'est de cette manière que son acte peut mériter la vie éternelle.

2. Sans la grâce, l'homme ne peut produire une œuvre à celle qui procède de la grâce ; en effet, une action a d'autant plus de valeur que son principe est plus parfait. Il en serait autrement si l'on supposait que, de part et d'autre, l'opération a la même valeur.

3. Si l'on s'en rapporte à la première raison donnée dans la réponse, il apparaît qu'il n'en va pas de même de Dieu et de l'homme. L’homme tient de Dieu le pouvoir de bien faire ; il ne le tient pas de son semblable. C'est pourquoi l'homme ne peut mériter quelque chose de la part de Dieu qu'en vertu du don que Dieu lui a fait; c'est ce que l'Apôtre exprime clairement quand il écrit (Romains 11.35) : « Qui l'a prévenu de ses dons pour devoir être payé de retour ? » Au contraire, grâce à ce qu'on a reçu de Dieu, on peut acquérir quelque mérite auprès d'un homme sans avoir bénéficié de ses faveurs.

Si l'on s'en rapporte à la seconde raison, tirée de l'obstacle du péché, le cas est semblable pour l'homme et pour Dieu ; car là aussi, l'homme ne peut mériter auprès d'un autre homme qu'il a offensé, s'il ne répare sa faute et ne se réconcilie avec lui.


3. Peut-on, par la grâce, mériter de plein droit la vie éternelle ?

Objections

1. Il semble que non, car l'Apôtre écrit aux Romains (Romains 8.18) : « Les souffrances du temps présent ne sont pas d'une telle valeur qu'on puisse les comparer à la gloire qui doit se révéler en nous. » Or, parmi les œuvres méritoires, il n'en est pas de supérieures aux souffrances des saints. Donc aucune œuvre humaine ne mérite de plein droit la vie éternelle.

2. A propos de la parole de S. Paul : « La grâce de Dieu est la vie éternelle », nous lisons dans la Glose ce commentaire : « Sans doute l'Apôtre aurait pu dire : Le salaire de la justice, c'est la vie éternelle. Mais il a préféré affirmer : La grâce de Dieu est la vie éternelle, en ce sens que Dieu nous conduit à la vie éternelle par un effet de sa miséricorde, et non à cause de nos mérites. Mais ce que l'on mérite de plein droit, ce n'est pas par miséricorde, c'est en vertu de son mérite qu'on le reçoit. Il semble donc que l'homme ne puisse par la grâce mériter en justice la vie éternelle.

3. Pour être méritoire en stricte justice, l'acte doit, semble-t-il, s'égaler à la récompense. Or aucun acte de la vie présente ne peut s'égaler à la vie éternelle, qui surpasse notre connaissance et notre désir. Elle surpasse même la charité et la dilection d'ici-bas, comme elle surpasse la nature. L'homme ne peut donc, par la grâce, mériter de plein droit la vie éternelle.

En sens contraire, la rétribution accordée d'après un jugement équitable apparaît comme méritée de plein droit. Mais la vie éternelle est accordée par Dieu d'après un jugement de justice, selon l'Apôtre (2 Timothée 4.8) : « Et maintenant, voici qu'est préparée pour moi la couronne de justice que le Seigneur me donnera en ce jour-là, lui, le juste juge. » C'est donc que l'homme peut mériter de plein droit la vie éternelle.

Réponse

L'œuvre méritoire de l'homme peut être envisagée à un double point de vue : soit en tant qu'elle procède du libre arbitre ; soit en tant qu'elle procède de la grâce du Saint-Esprit. Si on la considère en elle-même et en tant qu'elle procède du libre arbitre, il ne peut y avoir mérite de plein droit en raison d'une trop grande inégalité. Mais l'on peut parler de convenance, à cause d'une certaine égalité proportionnelle ; il apparaît convenable en effet qu'à l'homme qui agit selon son pouvoir Dieu réponde en le récompensant excellemment selon son pouvoir à lui.

Si nous parlons de l'œuvre méritoire en tant qu'elle procède de la grâce du Saint-Esprit, alors c'est de plein droit qu'elle est méritoire de la vie éternelle. En ce sens en effet, la valeur du mérite se mesure à la vertu de l'Esprit Saint qui nous meut vers la vie éternelle, selon cette parole en S. Jean (Jean 4.4) : « Il y aura en lui une source jaillissant en vie éternelle. » Le prix de l'œuvre également correspond à la noblesse de la grâce, par laquelle l'homme, fait participant de la nature divine, est adopté par Dieu comme fils, à qui est dû l'héritage par le droit de l'adoption, selon cette parole de S. Paul (Romains 8.17) : « Si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers. »

Solutions

1. L'Apôtre parle des souffrances des saints considérées en elles-mêmes, dans leur réalité substantielle.

2. Le commentaire de la Glose doit s'entendre en ce sens que la cause première de notre entrée dans la vie éternelle, c'est la miséricorde de Dieu. Notre mérite ne vient qu'ensuite.

3. La grâce du Saint-Esprit telle qu'elle est en nous présentement égale la gloire, sinon actuellement du moins virtuellement : comme la semence de l'arbre qui a en elle de quoi produire l'arbre tout entier. Et pareillement par la grâce habite en l'homme le Saint-Esprit, qui est la cause suffisante de la vie éternelle ; c'est pourquoi l'Apôtre l'appelle « les arrhes de notre héritage » (2 Corinthiens 1.22).


4. La grâce tient-elle principalement de la charité d'être le principe du mérite ?

Objections

1. Il ne semble pas. En effet, c'est à l'œuvre accomplie qu'est due la rétribution, selon cette parole (Matthieu 20.8) : « Appelle les ouvriers et donne à chacun son salaire. » Mais de toute vertu une œuvre procède puisque, nous l'avons dit, la vertu est un habitus opératif. Il semble donc que toute vertu est au même titre source de mérite.

2. L'Apôtre écrit (1 Corinthiens 3.8) : « Chacun recevra son propre salaire à la mesure de son propre labeur. » Mais la charité rend le labeur moins pesant plutôt qu'elle ne l'augmente, car, écrit S. Augustin : « Tout ce qui est dur et accablant, l'amour le rend facile et le réduit presque à rien. » La charité n'est donc pas davantage source de mérite que les autres vertus.

3. La vertu qui est davantage source de mérite, c'est, semble-t-il, celle dont les actes sont le plus méritoires. Or il apparaît que les actes les plus méritoires sont les actes de foi, de patience ou de force ; la chose est évidente chez les martyrs qui combattirent pour la foi, jusqu'à la mort avec patience et courage. Il y a donc des vertus qui sont sources de mérite bien plus que la charité.

En sens contraire, le Seigneur déclare, d'après S. Jean (Jean 14.21) : « Si quelqu'un m'aime, il sera aimé de mon Père ; je l'aimerai, et je me manifesterai à lui. » Mais la vie éternelle consiste dans la connaissance manifeste de Dieu, selon cette autre parole du Seigneur en S. Jean (Jean 17.3) : « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le Dieu véritable et vivant, etc. » Le mérite de la vie éternelle réside donc principalement dans la charité.

Réponse

Nous l'avons dit, il y a deux raisons qui font qu'un acte humain mérite. Cela vient d'abord et principalement de l'ordination divine, en vertu de laquelle l'acte est dit méritoire du bien auquel l'homme est ordonné par Dieu ; en second lieu cela découle du libre arbitre, l'homme se différenciant des autres créatures en ceci qu'il agit par lui-même, qu'il est un agent volontaire. Or, à ces deux points de vue, le mérite consiste principalement dans la charité.

D'abord, en effet, il faut considérer que la vie éternelle consiste dans la jouissance de Dieu. Or le mouvement de l'âme humaine vers la fruition du bien divin est l'acte propre de la charité, et par lui les actes des autres vertus sont ordonnés à cette fin pour autant qu'elles sont soumises à l'impulsion de la charité. C'est pourquoi le mérite de la vie éternelle appartient premièrement à la charité, et secondairement aux autres vertus pour autant que leurs actes se font sous l'impulsion de la charité.

De même ce que nous faisons par amour il est manifeste que nous le faisons le plus volontiers et donc le plus volontairement. C'est pourquoi, même sous ce rapport où il est requis que l'acte soit volontaire pour être méritoire, c'est principalement à la charité que le mérite est attribué.

Solutions

1. Parce que la charité a pour objet la fin dernière, elle meut les autres vertus à l'action. Car l'habitus qui a pour objet la fin commande toujours les habitus qui regardent les moyens, nous l'avons montré.

2. Une œuvre peut être laborieuse et difficile d'une double façon. D'abord parce qu'elle est grande en elle-même ; en ce sens le poids du labeur concourt à l'augmentation du mérite. Ainsi, la charité ne diminue pas le labeur : elle fait au contraire que l'on s'attaque à de plus grands travaux. Comme le remarque S. Grégoire dans une homélie : « Si elle existe, elle entreprend de grandes choses. » En second lieu, la difficulté peut provenir de celui qui accomplit l'œuvre ; ce que l'on fait sans empressement est toujours laborieux et difficile. Cette peine-là, qui diminue le mérite, la charité la supprime.

3. L'acte de foi n'est méritoire que s'il s'agit d'une foi « opérant par la charité », comme dit l'épître aux Galates (Galates 5.6). Il en est de même des actes de patience et de force : ils ne sont méritoires que s'ils sont accomplis par charité, selon cette parole de l'Apôtre (1 Corinthiens 13.3) : « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. »


5. Peut-on mériter pour soi-même la première grâce ?

Objections

1. Il semble que oui, car S. Augustin affirme : « La foi mérite la justification. » Or c'est la première grâce qui justifie l'homme. On peut donc mériter pour soi la première grâce.

2. Dieu ne donne sa grâce qu'à ceux qui en sont dignes. Mais on n'est digne de recevoir un don qu'à la condition de l'avoir mérité en justice. Donc on peut mériter en justice la première grâce.

3. Dans l'ordre humain, on peut mériter un don déjà reçu ; ainsi celui auquel son maître a fait cadeau d'un cheval peut dans la suite mériter ce cheval en en faisant bon usage au service de son maître. Mais Dieu est plus libéral que l’homme. Donc, à plus forte raison, l'homme peut mériter auprès de Dieu la première grâce déjà reçue, par le moyen des œuvres accomplies dans la suite.

En sens contraire, la notion de grâce est en opposition avec celle de salaire dû pour l'accomplissement d'une œuvre, selon l'épître aux Romains (Romains 11.6) : « À qui fournit un travail on ne compte pas le salaire à titre gracieux : c'est un dû. » Or le mérite de l’homme a pour objet ce qui lui est attribué à titre de salaire pour son travail. L’homme ne peut donc mériter la première grâce.

Réponse

Le don de la grâce peut être envisagé de deux manières : d'abord dans son caractère de don gratuit : en ce sens, il est évident que toute espèce de mérite s'oppose à l'idée même de grâce, car, comme l'Apôtre l'écrit aux Romains (Romains 11.6) : « Si c'est en raison des œuvres, ce n'est plus une grâce. »

En second lieu, on peut considérer dans la grâce la nature même de la chose qui est donnée. À ce point de vue, la grâce ne peut être méritée par celui qui ne la possède pas, car d'une part elle surpasse la capacité de la nature ; et d'autre part avant la grâce, dans l'état de péché, l’homme, du fait même de la faute, est empêché de mériter la grâce. En outre, quand il possède déjà la grâce, il ne peut mériter cette grâce déjà reçue ; la rétribution est en effet le résultat de l'œuvre accomplie ; la grâce au contraire est le principe en nous de toute œuvre bonne, nous l'avons dit plus haut. Et d'autre part, si l'on vient à mériter un autre don gratuit en vertu d'une grâce précédente, déjà ce don n'est plus premier. Il est donc manifeste que personne ne peut mériter pour soi la première grâce.

Solutions

1. S. Augustin reconnaît lui-même qu'il s'est trompé en pensant que le commencement de la foi venait de nous, et que sa consommation nous était donnée par Dieu : il se rétracte à ce sujet. Cette conception ne semble pas étrangère à l'idée que « la foi mérite la justification ». Mais si nous posons en principe, comme l'exige la vérité catholique, que le commencement de la foi nous est donné par Dieu, l'acte de foi lui-même est une conséquence de la première grâce, et on ne peut donc la mériter. Donc, par la foi, l’homme est justifié, non pas en ce sens qu'en croyant il mérite la justification, mais pour cette raison que, quand il est justifié, il croit ; et cela vient de ce que le mouvement de la foi est nécessaire à la justification de l'impie, nous l'avons déjà dit.

2. Dieu donne sa grâce seulement à ceux qui en sont dignes, non pas qu'ils soient dignes avant de recevoir la grâce, mais parce que Dieu, « qui seul donne la pureté à ceux qui furent conçus dans l'impureté » (Job 14.4 Vg), les rend dignes par le moyen de la grâce.

3. Toute œuvre bonne de l'homme procède de la première grâce comme de son principe. Elle ne procède pas d'un don humain quelconque. Il n'y a donc pas d'assimilation possible entre le don de la grâce et le don de l'homme.


6. Peut-on mériter pour autrui la première grâce ?

Objections

1. Il semble que oui, car, à propos de cette parole de l'évangile selon S. Matthieu (Matthieu 9.2) : « Jésus voyant leur foi... », nous lisons dans la Glose : « Quel n'est pas le prix de la foi personnelle devant Dieu, puisque déjà la foi d'autrui a pu obtenir de lui la guérison intérieure et extérieure d'un homme ! » Mais la guérison intérieure de l'homme s'obtient par la première grâce. C'est donc qu'on peut la mériter pour autrui.

2. Les prières des justes ne sont pas vaines mais efficaces, selon cette parole de S. Jacques (Jacques 5.16) : « La supplication assidue du juste a beaucoup de puissance. » Il avait écrit précédemment : « Priez les uns pour les autres afin que vous soyez sauvés. » Et, comme le salut de l'homme ne s'obtient que par la grâce, il semble donc que l'on peut mériter à autrui la première grâce.

3. Nous lisons en S. Luc (Luc 16.9) : « Faites-vous des amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'à votre mort ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. » Or cela ne peut se produire que par le moyen de la grâce qui, seule, permet de mériter la vie éternelle, ainsi que nous l'avons dit précédemment. Un homme peut donc, par son mérite, obtenir pour un autre la vie éternelle.

En sens contraire, Dieu dit en Jérémie (Jérémie 15.1) : « Même si Moïse et Samuel se tenaient devant ma face, je n'aurais pas pitié de ce peuple. » Et pourtant c'étaient des hommes de très grand mérite devant Dieu. Il semble donc que nul ne peut mériter pour un autre la première grâce.

Réponse

D'après ce que nous avons dit, on voit que ce que nous faisons a raison de mérite à deux titres :

1° En vertu de la motion divine qui fait qu'elles sont méritoires de plein droit.

2° Parce qu'elles procèdent du libre arbitre pour autant que nous agissons volontairement. De ce côté il y a un mérite de convenance : il convient en effet que lorsque l'homme fait bon usage de son pouvoir, Dieu agisse plus excellemment selon la surexcellence de son pouvoir.

On voit par là que personne, en dehors du Christ, ne peut mériter de plein droit pour autrui la première grâce. Chacun de nous en effet est mû par Dieu par le don de la grâce, afin de parvenir lui-même à la vie éternelle ; et il s'ensuit que le mérite en justice ne s'étend pas au-delà de cette motion. L'âme du Christ au contraire fut mue par Dieu au moyen de la grâce non seulement afin de le faire parvenir lui-même à la gloire de la vie éternelle, mais afin d'y conduire les autres, comme tête de l'Église et auteur de notre salut. C'est ce qu'enseigne l'épître aux Hébreux (Hébreux 2.10) : « Lui, l'auteur du salut, il devait conduire à la gloire un grand nombre de fils. »

Mais on peut mériter pour un autre la première grâce d'un méâce de Dieu accomplit la volonté de Dieu, il convient, selon la proportion fondée sur l'amitié, que Dieu accomplisse sa volonté du salut d'un autre. Pourtant il peut arriver qu'il y ait un obstacle de la part de celui dont un saint désire la justification. À un tel cas s'applique la parole de Jérémie citée plus haut.

Solutions

1. La foi des autres peut procurer à un individu le salut par mérite de convenance, non par mérite de justice.

2. L'efficacité de la prière s'appuie sur la miséricorde ; le mérite rigoureux s'appuie sur la justice. La prière tire son efficacité de la miséricorde, le mérite de plein droit de la justice, selon cette parole de Daniel (Daniel 9.18) : « Ce n'est pas en raison de nos œuvres justes que nous répandons devant toi nos supplications, mais en raison de tes grandes miséricordes. »

3. On dit que les pauvres qui reçoivent les aumônes accueillent leurs bienfaiteurs dans les tabernacles éternels, soit qu'ils obtiennent leur pardon en priant pour eux; soit qu'ils méritent en convenance leur salut par d'autres bonnes œuvres ; soit enfin, à s'en tenir à la lettre du texte, que celui qui exerce des œuvres de miséricorde auprès des pauvres, mérite d'être reçu dans les tabernacles éternels.


7. Peut-on mériter pour soi-même son relèvement après la chute ?

Objections

1. Il semble bien, car ce que l'homme demande à Dieu en justice, l'homme doit pouvoir le mériter. Mais, selon S. Augustin, rien de plus juste que de demander à Dieu son relèvement après la chute, et nous lisons dans le Psaume (Psaumes 71.9) : « Lorsque ma vigueur sera tombée, ne m'abandonne pas, Seigneur. » L'homme peut donc mériter son relèvement après la chute.

2. Les œuvres qu'un homme accomplit sont beaucoup plus profitables à lui-même qu'à autrui. Mais l'homme peut mériter de quelque manière pour autrui le relèvement après la chute, tout aussi bien que la première grâce. À plus forte raison peut-il mériter pour lui-même le relèvement après la chute.

3. L'homme qui, à un moment donné, fut en grâce, a mérité par ses bonnes œuvres la vie éternelle ; cela ressort de ce que nous avons dit précédemment. Mais nul ne peut parvenir â la vie éternelle s'il n'est relevé par la grâce. Cet homme a donc mérité son relèvement par la grâce.

En sens contraire, il est dit dans Ézéchiel (Ézéchiel 18.24) : « Si le juste se détourne de sa justice et commet le mal, on ne se souviendra plus de toute la justice qu'il a pratiquée. » Par conséquent ses précédents mérites n'auront aucune valeur pour son relèvement. Personne ne peut donc mériter d'avance, pour soi-même, de sortir du péché quand il y sera tombé.

Réponse

Personne ne peut mériter d'avance son relèvement, ni par un mérite de plein droit, ni par un mérite de convenance. Le mérite de plein droit en effet dépend essentiellement de la motion de la grâce divine, et cette motion est interrompue par le péché qui a suivi. Aussi tous les bienfaits que dans la suite le pécheur reçoit de Dieu, et qui lui permettent de réparer sa faute, ne sont-ils pas objet de mérite, car la motion de la grâce, reçue antérieurement, ne s'étend pas jusque-là.

Quant au mérite de convenance qui permet à un homme de mériter pour autrui la première grâce, il est empêché d'aboutir par l'obstacle du péché en celui pour qui on mérite. À plus forte raison l'efficacité de ce mérite est-elle entravée par l'obstacle qui se trouve et en celui qui mérite et en celui pour qui il mérite : ici la même personne. C'est pourquoi on ne peut aucunement mériter pour soi le relèvement après la chute.

Solutions

1. Le désir par lequel on souhaite le relèvement après la chute est appelé juste, aussi bien que la prière qui l'exprime parce que l'un et l'autre tendent vers la justice. Mais ils ne s'appuient pas sur la justice à la manière du mérite ; ils font seulement appel à la miséricorde.

2. On peut, d'un mérite de convenance, mériter pour autrui la première grâce, car dans ce cas il n'y a pas d'obstacle, du moins de la part de celui qui mérite. Mais il y a obstacle quand quelqu'un, après avoir eu le mérite de la grâce, s'éloigne de la justice.

3. Certains ont prétendu que, sauf par l'acte de la grâce finale, nul ne mérite la vie éternelle absolument, mais seulement sous condition, à savoir s'il persévère. Une telle manière de voir est déraisonnable ; car quelquefois l'acte de la grâce finale n'est pas plus méritoire que celui d'une grâce antérieure ; il l'est même moins que l'acte antécédent, en raison de l'accablement produit par la maladie. Il faut donc dire que n'importe quel acte de charité est méritoire absolument de la vie éternelle. Mais, par le péché qui suit, se trouve posé un obstacle au mérite précédent, qui empêche celui-ci de produire son effet ; ainsi en est-il des causes naturelles qui manquent leurs effets, à cause d'un obstacle survenu.


8. Peut-on mériter pour soi-même une augmentation de grâce ou de charité ?

Objections

1. Il ne semble pas. En effet, lorsqu'un homme a reçu la récompense qu'il a méritée, on ne lui doit pas d'autre rétribution. Ainsi est-il dit en S. Matthieu (Matthieu 6.5) à propos de certains hypocrites : « Ils ont reçu leur récompense. » Donc, si un homme méritait une augmentation de grâce ou de charité, il s'ensuivrait qu'une fois la grâce augmentée, il n'aurait plus à attendre d'autre récompense, ce qui est choquant.

2. Aucun être n'agit au-delà de ce qu'il est. Mais le principe du mérite, on l'a vu, c'est la grâce ou la charité. Donc personne ne peut mériter une grâce ou une charité plus grande que celle qu'il a.

3. Ce qui fait l'objet du mérite, l'homme l'acquiert par n'importe quel acte procédant de la grâce ou de la charité ; comme par tout acte de ce genre on mérite la vie éternelle. Donc, si l'augmentation de la grâce ou de la charité est objet de mérite, on mérite une augmentation de charité. Mais ce que l'homme mérite, il l'obtient infailliblement de Dieu, à moins que ne survienne l'obstacle du péché. C'est ce qui fait dire à S. Paul (2 Timothée 1.12) : « je sais en qui j'ai mis ma foi, et j'ai la conviction qu'il est capable de garder mon dépôt. » Il s'ensuivrait donc que la grâce ou la charité seraient accrues par n'importe quel acte méritoire. Or cela paraît impossible, car les actes méritoires ne sont pas toujours assez fervents pour suffire à accroître la charité. Cet accroissement n'est donc pas objet de mérite.

En sens contraire, S. Augustin écrit « La charité mérite de croître, et, par cette croissance, elle mérite de se parfaire. » Donc l'augmentation de la grâce ou de la charité est objet de mérite.

Réponse

Nous l'avons dit, cela est objet d'un mérite de plein droit, à quoi s'étend la motion de la grâce. Mais l'impulsion donnée par un agent moteur ne se réfère pas seulement au terme du mouvement elle vise également tout le progrès réalisé par le mobile au cours du mouvement. Or, le terme du mouvement de la grâce, c'est la vie éternelle ; le progrès dans ce mouvement se fait par l'accroissement de la charité ou de la grâce, selon cette parole des Proverbes (Proverbes 4.18) : « La route des justes est comme la lumière de l'aube dont l'éclat grandit jusqu'au plein jour », qui est le jour de la gloire. L'augmentation de la grâce est donc bien objet de mérite en justice.

Solutions

1. La récompense est le terme du mérite, mais il y a deux sortes de termes dans un mouvement : le terme ultime, et le terme intermédiaire qui est à la fois principe et terme ; c'est ce terme intermédiaire qui est la récompense constituée par l'accroissement de la grâce. Mais la récompense de la faveur humaine, c'est comme le terme ultime de ceux qui l'ont prise pour fin, si bien que pour eux il n'y a pas d'autre rétribution.

2. L'accroissement de la grâce n'excède pas le pouvoir de la grâce qu'on a déjà, bien qu'il la fasse plus grande ; c'est ainsi que l'arbre, qui est quantitativement supérieur à la semence, n'excède cependant pas le pouvoir de celle-ci.

3. Tout acte méritoire, quel qu'il soit, mérite à son auteur l'accroissement de la grâce, aussi bien que sa consommation, qui est la vie éternelle. Mais, de même que la vie éternelle n'est pas accordée immédiatement, mais en son temps, de même la grâce n'est pas augmentée aussitôt, mais au moment où l'homme se trouve suffisamment disposé à cet accroissement.


9. Peut-on mériter pour soi-même la persévérance finale ?

Objections

1. Il semble que ce soit vrai. Car ce que l'on obtient par la prière peut être objet de mérite quand on possède la grâce. Mais, en demandant la persévérance, les hommes l'obtiennent ; autrement, remarque S. Augustin. c'est en vain qu'on la demanderait dans l'oraison dominicale. La persévérance peut donc être objet de mérite quand on possède la grâce.

2. Ne pas pouvoir pécher est plus important que ne pas pécher. Mais l'impossibilité de pécher est objet de mérite, puisqu'on mérite la vie éternelle et que celle-ci implique nécessairement l'impeccabilité. À plus forte raison peut-on mériter de ne pas pécher en fait ; ce qui est persévérer.

3. L'augmentation de la grâce l'emporte sur la persévérance dans la grâce qu'on possède. Or, nous le savons. l'homme peut mériter l'accroissement de la grâce. À plus forte raison peut-il mériter de persévérer dans la grâce qu'il possède.

En sens contraire, tout ce que l'on mérite, on l'obtient de Dieu, à moins que le péché n'y fasse obstacle. Mais beaucoup accomplissent des œuvres méritoires, qui n'obtiennent pas la persévérance. On ne peut pas dire que la raison en est l'obstacle du péché, car ce qui s'oppose à la persévérance c'est précisément de pécher ; de sorte que si quelqu'un avait mérité la persévérance, Dieu ne permettrait pas qu'il tombe dans le péché. La persévérance n'est donc pas objet de mérite.

Réponse

Puisque l'homme possède par nature le libre arbitre qui peut incliner au bien ou au mal, on peut obtenir de Dieu la persévérance dans le bien de deux manières. D'abord en ce que le libre arbitre se trouve déterminé au bien par la grâce achevée ; c'est ce qui se produira dans la gloire. Puis en ce que la motion divine incline l'homme au bien jusqu'à la fin. Or, comme nous l'avons montré plus haut. ce qui est méritoire pour l'homme, c'est ce qui se présente comme un terme par rapport au mouvement du libre arbitre dirigé par la motion divine. Mais il n'en est pas ainsi pour ce qui se présente comme un principe par rapport à ce même mouvement. Aussi est-il clair que la persévérance dans la gloire, qui est au terme de ce mouvement, est objet de mérite, tandis que la persévérance d'ici-bas ne peut être méritée, car elle dépend uniquement de la motion divine, laquelle est au principe de tout mérite. Mais Dieu accorde gratuitement le bienfait de la persévérance, chaque fois qu'il l'accorde.

Solutions

1. Même ce que nous ne méritons pas, nous pouvons l'obtenir par la prière. Car Dieu écoute les pécheurs quand ils demandent pardon pour leurs fautes, et pourtant ils ne méritent pas ce pardon. C'est ce que montre S. Augustin à propos de ce texte de S. Jean (Jean 9.31) : « Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs. » Autrement, c'est en vain que le publicain aurait dit (Luc 18.13) : « Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis. » Pareillement, par la prière, on peut obtenir de Dieu, pour soi ou pour un autre, le don de la persévérance, bien qu'il ne soit pas objet de mérite.

2. La persévérance que l'on aura dans la gloire représente, pour le mouvement méritoire du libre arbitre, le terme auquel il doit aboutir ; mais il n'en est pas ainsi de la persévérance d'ici-bas ; nous venons d'en donner la raison.

3. Il faut en dire autant de l'accroissement de la grâce (terme intermédiaire du mouvement méritoire) : cela ressort de ce que nous avons exposé plus haut.


10. Les biens temporels sont-ils objet de mérite ?

Objections

1. Il semble que oui, car ce qui est promis à certains individus comme une récompense de la justice, est objet de mérite. Mais dans l'ancienne loi les biens temporels ont été ainsi promis. On le constate dans le Deutéronome (Deutéronome 28). Donc ces biens sont objet de mérite.

2. Est objet de mérite, semble-t-il, la récompense que Dieu accorde à un homme pour l'accomplissement d'un service. Mais parfois Dieu récompense ainsi les hommes en leur accordant certains biens temporels. Nous lisons en effet dans l'Exode (Exode 1.21) : « Parce que les sages-femmes avaient craint Dieu, il fit prospérer leurs maisons », ce que la Glose de S. Grégoire commente ainsi : « La récompense de leur générosité aurait pu leur valoir la vie éternelle, mais, s'étant rendues coupables de mensonge, elles reçurent une récompense terrestre. » — Nous lisons encore dans Ézéchiel (Ézéchiel 29.18) : « Le roi de Babylone a engagé son armée dans une entreprise grandiose contre Tyr ; ... et il n'en a retiré aucun profit. » Et le texte ajoute : « Tel sera le salaire de son armée : je lui donnerai le pays d'Égypte, car il a travaillé pour moi. » Les biens temporels peuvent donc être objet de mérite.

3. Ce que le bien est par rapport au mérite, le mal l'est par rapport au démérite. Or, parce qu'ils avaient démérité en péchant, Dieu a puni certains individus par des peines temporelles : ce fut le cas des habitants de Sodome (Genèse 19). Les biens temporels sont donc objet de mérite.

En sens contraire, les biens qui sont objet de mérite ne sont pas également répartis entre tous. Or les biens et les maux temporels se rencontrent aussi bien chez les bons que chez les mauvais, selon cette parole de l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 9.2) : « À tous un même sort, au juste et à l'impie, au bon et au méchant, au pur et à l'impur, à celui qui sacrifie et à celui qui méprise les sacrifices. » Les biens temporels ne sont donc pas objet de mérite.

Réponse

Ce qui fait l'objet d'un mérite est quelque chose de bon donné en récompense ou en rétribution. Or quelque chose est bon pour l'homme de deux manières : une absolument, l'autre relativement. Ce qui est absolument bon pour l'homme c'est la fin dernière selon cette parole du Psaume (Psaumes 73.28) : « Pour moi, être uni à Dieu, c'est le bien », c'est aussi, par voie de conséquence, tout ce qui est ordonné à obtenir cette fin. Ces biens-là sont purement et simplement objet de mérite. Par contre cela est bon pour l'homme relativement, non absolument, qui lui est bon présentement et sous un certain rapport. Les biens de ce genre ne sont pas objet de mérite, absolument parlant, mais seulement d'une façon relative.

Cela posé, il faut dire que, les biens temporels si on les considère comme favorisant l'accomplissement des œuvres vertueuses, lesquelles nous conduisent à la vie éternelle, ils sont objet de mérite directement et absolument, au même titre que l'accroissement de la grâce et tout ce qui permet à l'homme de parvenir à la béatitude, la première grâce une fois reçue. Aux hommes justes Dieu distribue biens et maux temporels autant qu'il leur est expédient pour parvenir à la vie éternelle en sorte que biens et maux temporels sont, sous ce rapport, purement et simplement des biens. De là cette parole du Psaume (Psaumes 34.11) : « Ceux qui craignent le Seigneur ne sont privés d'aucun bien », et du Psaume (Psaumes 37.25) : « je n'ai pas vu le juste abandonné. »

Mais si l'on considère les biens temporels en eux-mêmes, ils ne sont pas absolument bons pour l'homme, mais relativement. Sous ce rapport, ils ne sont objet de mérite qu'à certains égards, pour autant que Dieu meut les hommes à des actions d'ordre temporel et qu'il favorise la réussite de leurs projets. De même donc que la vie éternelle est d'une façon absolue la récompense des œuvres de justice accomplies sous la motion divine, comme nous l'avons dit, de même les biens temporels, considérés en eux-mêmes, peuvent être regardés comme une sorte de récompense, eu égard à la motion divine qui porte la volonté humaine à les poursuivre, bien que parfois les hommes n'aient pas en cela une intention droite.

Solutions

1. Comme dit S. Augustin : « Ces promesses temporelles furent la figure des biens spirituels à venir, qui s'accomplissent en nous. Ce peuple charnel s'attachait, en effet, aux promesses de la vie présente ; et ce n'est pas seulement leur langage, mais leur vie elle-même, qui fut prophétique. »

2. Les rétributions dont il est question sont attribuées à Dieu en raison de la motion divine et non par rapport à la malice de la volonté. Cela est vrai surtout en ce qui concerne le roi de Babylone qui n'assiégea pas Tyr pour servir Dieu, mais pour y établir sa domination usurpatrice. De même, pour ce qui est des sages-femmes : si elles montrèrent une bonne volonté en sauvant les enfants, cependant cette volonté n'était pas moralement rectifiée puisqu'elles commirent un mensonge.

3. Les maux temporels sont un châtiment pour les impies, parce qu'ils n'y trouvent aucun secours pour gagner la vie éternelle. Pour les justes au contraire qui y trouvent une aide, ces maux ne sont pas des châtiments, mais plutôt des remèdes, nous l'avons dit précédemment.

4. Réponse à l'objection en sens contraire : Tout arrive également pour les bons et pour les méchants, si l'on considère la substance même des biens et des maux temporels. Mais il n'en est pas de même si l'on envisage leur finalité, car, par eux, les bons sont acheminés à la béatitude, et non pas les méchants.

Ici s'achève la morale générale.

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