1. Peu de temps avant la mort du roi Hérode, Agrippa vivait à Rome. Élevé avec le fils de Tibère, Drusus, et très lié avec lui, il devint également l'ami d'Antonia, femme de Drusus le Grand[1] parce que sa mère Bérénice, que celle-ci estimait, lui avait demandé de faire avancer son fils dans les honneurs. Agrippa était d'un naturel magnifique et aimait à dépenser beaucoup en largesses, mais tant que sa mère vécut, il dissimula ses dispositions, parce qu'il voulait éviter la colère que cela provoquerait chez elle. Mais une fois Bérénice morte, livré à ses penchants, il dépensa sa fortune en prodigalités dans la vie quotidienne et par sa propension immodérée aux largesses ; il fit surtout de très grandes dépenses pour les affranchis de l'empereur dans l'espoir de se les concilier, si bien qu'en peu de temps il fut réduit à la gêne, ce qui l'empêchait de vivre à Rome. D'ailleurs, Tibère avait interdit aux amis de son fils défunt de se présenter à lui parce que leur vue, en lui rappelant le souvenir de son fils, ranimait sa douleur.
[1] Drusus frère [Nero Claudius Drusus Germanicus], frère de Tibère et père de Germanicus, mort accidentellement en Germanie en 9 av. J.-C., appelé ici grand-père pour le distinguer du fils de Tibère et peut-être aussi de Drusus, fils d'Agrippa et de Cypros, qui vient d'être cité (132).
2. Pour toutes ces raisons, Agrippa s'embarqua pour la Judée. Il partit très affligé, abattu par la perte de toutes ses richesses et par l'impossibilité de payer ses dettes à ses nombreux créanciers qui ne lui laissaient aucune échappatoire. Réduit donc à ne savoir que faire et honteux de sa situation, il se retira dans un fort à Malatha d'Idumée et songeait à se tuer. Son dessein fut deviné par Cypros sa femme, qui tenta de toutes les manières de l'en détourner. Elle écrivit aussi à sa sœur Hérodiade, femme du tétrarque Hérode, une lettre où elle lui révélait le projet d'Agrippa et l'extrémité qui l'y réduisait ; elle la priait, comme sa proche parente, de veiller à lui porter secours et d'y déterminer aussi son mari[2]. En voyant que Cypros essayait elle-même par tous les moyens de soulager son époux sans avoir autant de ressources qu'eux, Hérode et Hérodiade firent venir Agrippa, lui assignèrent comme résidence Tibériade avec une somme limitée pour vivre et l'honorèrent des fonctions d'agoranome de Tibériade. D'ailleurs, Hérode ne resta pas longtemps dans ces dispositions, bien que ce qu'il fit fût déjà insuffisant au gré de l'autre. En effet, à Tyr, dans un banquet, la chaleur du vin provoqua des insultes ; Agrippa jugea insupportable qu'Hérode lui reprochât d'être tourné dans l'indigence et de recevoir de lui ce qui était nécessaire pour vivre. Il se rendit auprès de Flaccus, personnage consulaire avec qui il avait été très lié auparavant à Rome et qui gouvernait alors la Syrie.
[2] καὶ τὸν ἄνδρα πρὸς τοῦτο παρακευάζειν E ; omis cett.
3. Il vécut alors auprès de Flaccus qui l'avait reçu avec Aristobule son frère, brouillé cependant avec lui. Leurs dissentiments n'allaient pas pourtant jusqu'à les empêcher de s'honorer mutuellement en apparence, par amitié pour le proconsul. Mais Aristobule n'abandonnait pas sa haine contre Agrippa et il finit par lui aliéner Flaccus pour la raison suivante. Les Damascènes avaient avec les Sidoniens une contestation de frontières et Flaccus allait leur donner audience à ce sujet. Connaissant l'influence très grande d'Agrippa sur lui, ils lui demandèrent d'être de leur parti et lui promirent une grosse somme. Agrippa s'efforça de faire tout pour aider les Damascènes. Mais Aristobule, qui avait découvert le pacte intervenu au sujet de l'argent, l'accusa auprès de Flaccus. Celui-ci, après avoir enquêté sur l'affaire et s'être éclairé sur la vérité, exclut Agrippa de son amitié. Retombé dans la plus extrême misère, il alla à Ptolémaïs et, n'ayant nul moyen de vivre ailleurs, décida de s'embarquer pour l'Italie. Comme sa pauvreté l'en empêchait, il ordonna à Marsyas, son affranchi, de lui fournir l'argent nécessaire en empruntant n'importe où. Marsyas pria Primus, affranchi de Bérénice, mère d'Agrippa, légalement mis par le testament de celle-ci au pouvoir d'Antonia, de lui fournir au moins cet argent sous sa propre signature et sa garantie. Mais l'autre, mettant au compte d'Agrippa certaines sommes dont il avait été dépouillé, força Marsyas à faire un acte portant vingt milles drachmes attiques, alors qu'il en versait deux mille cinq cents de moins. Marsyas accepta, parce qu'il lui était impossible d'agir autrement. Muni de cet argent, Agrippa, parvenu à Anthédon[3] et ayant frété un navire, était prêt à lever l'ancre ; mais Herennius Capito, gouverneur d'Iamnée, l'apprit et envoya des soldats pour exiger trois cents mille pièces d'argent dues par Agrippa au trésor impérial pendant son séjour à Rome ; ils le forcèrent à rester là. Il feignit alors d'obéir aux ordres reçus ; mais, la nuit venue, il coupa les amarres et fit voile pour Alexandrie. Là il demanda à Alexandre l'alabarque[4] de lui consentir un prêt de deux cent mille drachmes. Celui-ci refusa de les lui prêter, mais ne les refusa pas à Cypros, dont l'amour conjugal et les autres vertus l'avaient frappé d'admiration. Cypros s'engagea donc et Alexandre, leur ayant versé cinq talents à Alexandrie, promit de leur donner le reste à l'arrivée à Dicéarchia, parce qu'il craignait la prodigalité d'Agrippa[5]. Quant à Cypros, après avoir quitté son mari qui allait faire voile vers l'Italie, elle revint en Judée avec ses enfants.
[3] Sur la côte, au nord de Gaza.
[4] L'alabarque est le directeur général des douanes et péages.
[5] Voulant éviter qu'Agrippa ne dépense toute la somme pendant le voyage, l'alabarque lui ouvre un crédit à Pouzzoles.
4. Agrippa, ayant abordé à Pouzzoles, écrivit une lettre à l'empereur Tibère qui résidait à Caprée ; il était venu pour lui rendre hommage, le voir et lui demander la permission d'aborder à Caprée. Tibère se hâta de lui répondre très aimablement, entre autres choses, qu'il se réjouissait de le voir revenir sain et sauf à Caprée. Quand Agrippa y fut arrivé, sans rien renier de l'empressement qu'il avait montré dans sa lettre, Tibère l'embrassa et lui offrit l'hospitalité. Mais le lendemain l'empereur reçut d'Herennius Capito une lettre l'informant qu'Agrippa, après avoir emprunté trois cent mille drachmes et laissé passer le délai stipulé pour les rendre, avait, lorsqu'on lui avait réclamé la somme, pris la fuite hors du territoire soumis à son commandement, l'empêchant ainsi de pouvoir recouvrer l'argent. A la lecture de cette lettre, l'empereur, irrité, défendit à Agrippa de se présenter à lui avant d'avoir réglé ses dettes. Nullement ému de la colère de l'empereur, Agrippa demanda à Antonia, mère de Germanicus et du futur empereur Claude, de lui prêter les trois cent mille drachmes pour l'empêcher de perdre l'amitié de Tibère. En mémoire de Bérénice, mère d'Agrippa — car elles avaient été très liées — et parce qu'il avait été élevé avec Claude, elle lui donna l'argent, et, quand il eut payé ses dettes, il n'y eut plus d'obstacle à la bienveillance de Tibère. Ce fut à Agrippa que l'empereur, un peu plus tard, confia son petit-fils[6] lui ordonnant de l'accompagner dans toutes ses sorties. Comme il avait été accueilli avec faveur par Antonin, Agrippa se mit à servir Caius, son petit-fils, très honoré par suite de l'affection portée à son père[7]. Il y avait parmi les affranchis de l'empereur un certain Thallos, d'origine samaritaine ; lui ayant emprunté un million, Agrippa paya à Antonin ce qu'il lui devait et, dépensant le reste pour servir Caius. augmenta son crédit auprès de celui-ci.
[6] Tibérius, fils de Drusus le jeune.
[7] A Germanicus.
5. Agrippa faisait donc de très grands progrès dans l'amitié de Caius. Un jour qu'ils causaient en voiture au sujet de Tibère, Agrippa se mit à souhaiter — car ils étaient seuls — que Tibère laissât au plus vite le pouvoir à Caius qui en était plus digne en tous points. Ces paroles furent entendues par Eutychus, affranchi et cocher d'Agrippa, qui se tut sur le moment. Mais accusé par Agrippa de lui avoir volé des vêtements, ce qu'il avait réellement fait, il prit la fuite et, une fois arrêté et mené devant le préfet de la ville Pison, répondit, quand on lui demanda pourquoi il avait fui, qu'il avait à révéler à l'empereur des secrets touchant la sûreté de sa vie. L'ayant fait enchaîner, Pison l'envoya à Caprée, et Tibère, selon son habitude, le garda en prison, parce qu'il était plus temporisateur que ne le fut jamais roi ou tyran.
Tibère ne recevait jamais immédiatement les ambassades, et les généraux ou les gouverneurs qu'il avait nommés n'étaient jamais remplacés, à moins que la mort ne les surprit. C'est pourquoi aussi l'interrogatoire des prisonniers était différé. Lorsque ses familiers demandaient à Tibère la raison de ses atermoiements pour des choses de ce genre, il répondait que, s'il traînait les ambassades en longueur, c'était de crainte qu'au cas où il se débarrasserait d'elles tout de suite, d'autres ambassadeurs ne fussent nommés pour revenir le trouver et qu'il n'eût de nouveau l'ennui de les recevoir et de les renvoyer. Quant aux commandements, il les conservait longtemps à ceux qu'il avait choisis une fois pour toutes afin qu'ils fissent preuve de quelque réserve dans l'administration de leurs sujets. En effet, la nature de tous ceux qui avaient le pouvoir inclinait à la tyrannie, et ceux qui ne l'ont pas d'une manière stable[8], mais pour peu de temps et sans savoir quand ils en seront privés, sont plus portés au vol : mais s'ils sont investis de leurs fonctions pour plus longtemps, ils seront bientôt rassasiés de rapines et leurs gros profits leur inspireront plus de retenue pour le reste du temps. Au contraire, si on leur donnait immédiatement des successeurs, les sujets offerts en proie aux fonctionnaires ne pourraient jamais leur suffire, parce que ceux-ci ne verraient pas revenir les occasions qui avaient permis à leurs prédécesseurs de se gorger de butin et de se relâcher ensuite de leur âpreté au gain, puisqu'ils seraient déplacés avant d'avoir profilé de leur chance. Et voici ce que Tibère donnait en manière d'exemple[9]. Un blessé gisait à terre ; une quantité de mouches couvrait ses plaies. Un passant plaignit son infortune et, le croyant incapable de s'aider lui-même, se mit en devoir de chasser les mouches. Mais l'autre lui demanda de cesser d'agir ainsi. Le passant le questionna sur la raison qui lui faisait négliger d'échapper au mal qui avait fondu sur lui. « Tu me ferais, dit le blessé, un plus grave tort en chassant ces mouches ; car celles-ci, déjà pleines de mon sang, ne sont plus aussi acharnées à me tourmenter et se retiennent un peu. Mais si d'autres, avec des forces intactes et attirées par la faim, s'emparaient de mon corps déjà épuisé, elles le conduiraient au trépas ». C'est donc pour ces raisons que Tibère lui-même, parce que les tributaires étaient accablés par de nombreuses malversations, avait soin de ne pas changer continuellement leurs gouverneurs qui, à la façon des mouches, les harcelaient, craignant qu'à leur nature déjà portée à la cupidité s'ajoutât encore la perspective d'être bientôt privés du profit qu'ils en tiraient. Mon exposé sur les dispositions naturelles de Tibère est confirmé par ses actes mêmes ; en effet, dans ses vingt-deux ans de principat, il n'envoya au total aux Juifs que deux hommes pour gouverner leur peuple, Gratus et Pilate son successeur. Et ce n'est pas seulement envers les Juifs qu'il se comportait ainsi ; il ne tenait pas une autre conduite à l'égard de ses autres sujets. Quant aux prisonniers, il laissait entendre que, s'il remettait à plus tard leur interrogatoire, c'était pour qu'une condamnation à mort ne vînt pas alléger leurs maux présents, puisque ce n'était pas leur vertu qui les avait mis en telle situation, et pour qu'une peine plus grande s'ajoutât ainsi à celle qu'ils éprouvaient.
[8] παγίους A. E. (in margine) : πατρίους cett. codd. Niese.
[9] Le rôle du passant est attribué à Tibère par Microcosmos (Emblema 24 De Tiberio et paupere). Voir la fable du Renard, des Mouches et du Hérisson attribuée à Ésope (fable 314) par Aristote (Rhétorique, II, 1393, b. 23, 1394 a 2) et Plutarque (An seni gerenda sit respublica 12, 1-21 et imitée par La Fontaine (Fables, X11, 13)
6. Voilà pourquoi Eutychus n'obtenait pas d'audience et restait enchaîné. Avec le temps, Tibère, partant de Caprée, arrive à Tusculum à environ cent stades de Rome et Agrippa demande à Antonia d'obtenir que l'on écoute les accusations qu'Eutychus portait contre lui. Or, Antonia avait toujours du crédit auprès de Tibère en raison de leur parenté — car elle était la femme de son frère Drusus — et à cause de sa vertu, car, encore jeune, elle avait persisté dans le veuvage et refusé de se remarier bien qu'Augusta l'eût exhortée à le faire, vivant à l'abri de tout reproche.
D'autre part, elle avait rendu un très grand service à Tibère. En effet, une grande conspiration avait été ourdie centre lui par Séjan, son familier, qui avait alors le plus grand pouvoir parce qu'il avait le commandement de l'armée[10], la plupart des sénateurs et des affranchis s'étaient ralliés à lui ; l'armée avait été séduite, l'entreprise faisait de grands progrès et Séjan aurait réussi son coup si Antonia n'avait montré une audace plus avisée que la perversité de Séjan. Dès qu'elle apprit ce qui se machinait contre Tibère, elle lui écrivit tout en détail et, remettant la lettre à Pallas, celui de ses esclaves dont elle était le plus sûre, l'envoya auprès de Tibère à Caprée. Tibère, averti de la chose, mit à mort Séjan et ses complices, tandis qu'il honora encore plus Antonia, déjà estimée par lui, et lui accorda une confiance entière. Donc, sollicité par cette Antonia de questionner Eutychus : « Si, dit Tibère, Eutychus a menti pour amuser Agrippa, le châtiment que je lui ai infligé moi-même est une punition suffisante ; mais si à la torture on reconnaissait qu'il a dit la vérité, qu'Agrippa craigne, en voulant punir son affranchi, d'attirer plutôt sur lui-même un juste châtiment. »
[10] Chef de la garde impériale, le préfet était le conseiller militaire de l'empereur, de par sa présence à Rome.
Antonia raconta cela à Agrippa et celui-ci ne fit qu'insister davantage pour demander une enquête sur l'affaire. Comme il ne cessait de la supplier, Antonia saisit le moment favorable. Tibère se faisait porter, couché dans sa litière, précédé par son petit-fils Caius et par Agrippa qui venaient de prendre leur repas du matin, et Antonia marchait auprès de la litière ; elle lui demanda donc de faire appeler Eutychus et de l'interroger. Mais lui : « Eh bien, que les dieux sachent, ô Antonia, dit-il, que ce n'est pas de mon propre gré, mais forcé par la demande que je vais agir ainsi ». Après avoir dit cela, il ordonna à Macron[11], successeur de Séjan, d'amener Eutychus. Ce dernier arriva aussitôt. Tibère lui demanda ce qu'il avait à lui dire contre l'homme qui lui avait donné la liberté. L'autre répondit : « Maître, Caius que voici et Agrippa se faisaient transporter en char et j'étais assis à leurs pieds ; après avoir fait le tour de beaucoup de sujets de conversation, Agrippa dit à Caius : Si seulement arrivait enfin le jour où ce vieillard, en quittant la vie, te désignera comme maître du monde ; en effet, Tibère son petit-fils ne nous gênerait guère, car tu le ferais périr et la terre jouirait de la félicité et moi-même tout le premier. » Tibère considéra ces paroles comme dignes de créance et rappela aussitôt son ancien ressentiment contre Agrippa, parce qu'ayant reçu l'ordre de servir Tibère, petit-fils de l'empereur et fils de Drusus, Agrippa l'avait négligé en désobéissant aux ordres reçus et s'était entièrement mis du côté de Caius. « Macron, dit-il, fais enchaîner cet homme ». Marron, soit qu'il n'eût pas compris clairement à qui l'ordre s'appliquait, soit qu'il ne s'attendit pas à un tel ordre concernant Agrippa, temporisa pour être sûr de ce qu'avait dit Tibère. Mais quand l'empereur eut fait le tour de l'hippodrome et trouvé Agrippa encore debout : « Eh bien ! Macron, dit-il, j'ai ordonné d'enchaîner cet homme ! ». Et l'autre lui demandant encore quel homme : « Mais Agrippa ! » dit-il. Mais Agrippa eut recours aux prières, lui rappelant le fils dont il avait partagé la jeunesse et l'éducation donnée à Tibère ; néanmoins cela ne servit de rien et on l'emmena enchaîné et vêtu de pourpre.
[11] Naevius Sertorius Macro, préfet du prétoire après la chute de Séjan, tué en 38 sous Caligula.
Comme la chaleur était excessive et qu'on ne lui donnait avec ses aliments que peu de vin, la soif le brûlait ; il se désespérait de cela et le regardait comme une indignité. Ayant donc vu un des esclaves de Caius, nommé Thaumaste, qui portait de l'eau dans un vase, il lui demanda à boire. Quand l'autre lui eut volontiers tendu le vase et qu'il eut bu : « Puisque c'est pour mon bien, dit-il, ô esclave, que tu m'as rendu ce service, si je suis délivré de ces chaînes, je m'empresserai de demander ta liberté à Caius, car, même lorsque j'étais prisonnier, tu n'as pas plus manqué de me servir qu'auparavant lorsque j'étais en état d'être honoré. » Il tint parole et le paya de retour comme il le disait : plus tard, en effet, devenu roi, il affranchit avec éclat Thaumaste que lui avait donné Caius devenu empereur et il le nomma intendant de sa fortune. En mourant, il le laissa à son fils Agrippa et à sa fille Bérénice pour les servir dans les mêmes fonctions, si bien que Thaumaste mourut âgé avec cette dignité ; mais cela se passa bien plus tard.
7. Pour le moment, Agrippa se tenait enchaîné devant le palais, appuyé à un arbre parce qu'il était découragé, en compagnie de beaucoup de prisonniers enchaînés comme lui. Or, un oiseau se posa sur l'arbre auquel Agrippa s'était adossé ; les Romains appellent cet oiseau bubo[12]. Un prisonnier germain, l'ayant vu, demanda au soldat qui était cet homme vêtu de pourpre. Ayant appris qu'il se nommait Agrippa et était de race juive et parmi les plus nobles de cette nation, il demanda au soldat attaché à lui[13] de pouvoir parler au prisonnier, parce qu'il voulait l'interroger sur les choses de sa patrie. Il l'obtint et lorsqu'il fut tout près. « Jeune homme, lui dit-il au moyen d'un interprète, tu es bien accablé par la catastrophe soudaine qui t'a réduit à un malheur si brusque et si complet, et tu ne croiras pas à mes paroles qui pourraient t'expliquer les desseins divins par lesquels tu échapperas à ton malheur présent. Sache donc, — j'en atteste les dieux de ma patrie et ceux de ce pays qui nous ont donné ces fers que je ne dirai rien parce que la langue me démange, ni pour te réconforter en vain, car les prophéties de ce genre, lorsque les faits les démontent, apportent une souffrance plus pénible que si, dès le début, on n'en avait rien entendu. Mais à mes risques et périls j'ai cru juste de te dévoiler complètement l'avertissement des dieux. Il est impossible que tu ne sois pas rapidement délivré de ces chaînes et que tu n'arrives pas au comble des honneurs et de la puissance ; tu seras un objet d'envie pour tous ceux qui à présent prennent ton sort en pitié, et tu auras une fin heureuse avec des enfants à qui tu laisseras ta fortune. Mais souviens-toi que, lorsque tu reverras cet oiseau, tu n'auras plus que cinq jours à vivre. Et cela arrivera de la façon qu'indique le dieu qui t'a envoyé cet oiseau. Te priver de la connaissance de cette prédiction m'a semblé injuste, car la certitude du bonheur à venir doit t'aider à mépriser le malheur présent. Mais souviens-toi, quand tu auras le bonheur entre les mains, de me faire échapper à mon tour au sort qui nous est maintenant commun. » Cette prophétie du Germain prêta autant à rire à Agrippa qu'elle lui parut ensuite digne d'admiration.
[12] Hibou.
[13] Le soldat est attaché à la même chaîne que le prisonnier qu'il doit garder. Voir Sénèque, Ep. ad Lucilium VI : eadem catena et custodiam et militem copulat.
Antonia, très affligée du malheur d'Agrippa, considérait comme trop délicat et d'ailleurs impossible de parler de lui à Tibère ; mais elle obtenait de Macron que les soldats à qui sa garde était confiée fussent des gens convenables, commandés par un centurion qui lui serait attaché, qu'on lui accordât de se baigner chaque jour, qu'on donnât accès à ses affranchis et à ses amis et qu'on lui fournit toutes les autres facilités pour prendre soin de son corps. On laissait venir à lui son ami Silas et ses affranchis Marsyas et Stoicheus, qui lui apportaient les mets qu'il aimait et l'entouraient de tous les soins, lui fournissant des vêtements sous prétexte de les vendre et les étendant, sous lui, quand venait la nuit, grâce à la complicité des soldats avertis par Macron. Cela dura six mois. Telle était pendant ce temps la situation d'Agrippa.
8. Mais Tibère, revenu à Caprée, s'affaiblissait peu à peu ; bientôt sa maladie s'aggrava, il désespéra de guérir et ordonna à Evodus, l'affranchi qu'il estimait le plus, de lui amener ses enfants, parce qu'il désirait leur parler avant de mourir. Il n'avait plus d'enfants légitimes, car Drusus, son fils unique, était mort. Mais le fils de celui-ci, Tibère surnommé Gemellus, survivait, ainsi que le fils de son frère Germanicus. Ce denier était déjà un jeune homme : il avait reçu une éducation très soignée et était entouré de l'affection du peuple, qui l'honorait à cause des vertus de Germanicus son père. Celui-ci avait, en effet, atteint le comble de la faveur parmi le peuple, qu'il n'avait jamais froissé, grâce à la fermeté de son caractère et à l'affabilité de son accueil, et il en avait acquis l'estime en voulant se montrer équitable envers tous. Aussi non seulement le peuple et le sénat en faisaient grand cas, mais encore tous les peuples sujets, car les uns, qui l'avaient fréquenté, avaient été gagnés par l'agrément de son commerce et les autres avaient entendu les premiers leur en parler. A sa mort ce fut un deuil général[14], non parce que le dévouement à l'empire faisait feindre d'avoir subi une calamité, mais parce que chacun ressentait une affliction vraie et regardait la mort de Germanicus comme un malheur personnel, tant son commerce était agréable. Cela fut même un legs très utile à son fils auprès de tout le monde, et l'armée surtout était enthousiasmée, considérant comme une vertu de mourir, s'il le fallait, pour lui assurer le pouvoir.
[14] Voir Tacite, Annales II. 82-83 et III 1-4.
9. Après avoir donné à Evodus l'ordre de lui amener les enfants le lendemain vers l'aube, Tibère pria les dieux de ses pères de lui montrer par quelque signe manifeste celui qui devait succéder à l'empire, car, s'il s'efforçait de laisser le pouvoir au fils de son fils, il se fiait plutôt au signe que la divinité ferait paraître touchant ses héritiers qu'à son opinion et à sa volonté personnelles. Or, il se vit prédire que l'héritier de l'empire serait celui qui, le lendemain, arriverait le premier auprès de lui. Après réflexion, il envoya dire au précepteur de son petit-fils de lui amener l'enfant à la première heure, parce qu'il supposait que Dieu serait dupe du stratagème ; mais Dieu tourna en sens contraire la décision de Tibère. Donc l'empereur, après avoir formé son projet, ordonna à Evodus, dès qu'il fit jour, d'introduire celui de ses enfants qui serait là le premier. L'autre, sortant, rencontra Caius devant le palais. Tibère n'était pas encore arrivé parce qu'il attendait son repas, et Evodus ignorait complètement le désir de son maître. « Ton père t'appelle, dit-il à Caius. » Et il le fit entrer. Quand Tibère aperçut Caius, il eut pour la première fois la notion de la puissance divine et comprit que la sienne lui était entièrement retirée, puisque Dieu ne lui avait pas donné la possibilité de sanctionner ses décisions. Il se lamenta beaucoup de s'être vu dépouiller du pouvoir de ratifier ses résolutions et de ce que son petit-fils Tibère manquât l'empire romain et en même temps se trouvât en péril, parce que son salut dépendait de gens plus puissants qui jugeraient sa fréquentation intolérable, sans que sa parenté pût lui servir, puisque son supérieur le craindrait et le haïrait en croyant d'abord qu'il ferait le siège du pouvoir et ensuite qu'il conspirerait sans cesse pour sa sécurité et pour s'emparer de l'autorité. Mais Tibère s'adonnait beaucoup à la connaissance des horoscopes et dirigeait volontairement sa vie d'après leur succès[15], encore bien plus que n'importe quel autre adepte de cette science. Ainsi, ayant un jour vu venir Galba, il fit à quelques-uns de ses amis les plus intimes qu'ils voyaient, arriver l'homme qui serait un jour honoré de l'empire romain. De tous les empereurs il fut celui qui crut le plus à la valeur de toutes les prophéties à cause de leur vérité et il les employait dans ses affaires.
[15] κατὰ τὰ κατορθούμενα αὐτῆς Hudson = καὶ κατορθούμενα αὐτῇ vulg.
Aussi fut-il tourmenté par cette coïncidence, s'affligeant comme si le fils de son fils était mort et accusant d'avoir eu recours à des auspices : en effet, il aurait pu mourir débarrassé de toute affliction s'il avait ignoré l'avenir, et il avait fait en sorte qu'il mourrait[16] avec la prescience du malheur futur de ses parents les plus chers.
[16] διατρίβεται A = διαφθείρεσθαι cett.
Mais, bien que bouleversé par l'attribution imprévue de l'empire à celui qu'il n'aurait pas choisi, il n'en dit pas moins à Caius, à contre cœur et contre son gré : « Mon enfant, quoique Tibère me soit plus proche que lui, par ma décision et par le décret conforme des dieux, je remets entre tes mains l'empire des Romains. Je te demande, quand tu l'auras obtenu, de ne rien oublier, ni ma bienveillance qui te porte à un tel comble d'honneur, ni ta parenté avec Tibère ; et puisque, tu le sais, avec la volonté des dieux et d'après elle, je t'ai procuré de si grands biens, je te prie de me récompenser de ma bonne volonté en cette circonstance et aussi de t'intéresser à Tibère en bon parent, en sachant surtout que Tibère, s'il vit, peut être un rempart pour toi et défendre à la fois ton empire et ta vie, tandis que sa mort serait le prélude de ta perte. Car l'isolement est périlleux pour ceux qui sont placés au faite d'une telle puissance et les dieux ne laissent pas impunies les injustices commises malgré la loi qui ordonne d'agir d'une manière toute contraire. » Telles furent les paroles de Tibère. Mais il ne persuada pas Caius, en dépit des promesses de celui-ci, car, après son accession à l'empire, il mit à mort le jeune Tibère comme l'autre l'avait prédit et périt peu après victime d'un complot tramé contre lui.
10. Tibère, après avoir désigné Caius pour son successeur à l'empire, vécut encore quelques jours, puis mourut après avoir occupé lui-même le pouvoir vingt-deux ans cinq mois et trois jours. Caius fut le quatrième empereur. A la nouvelle de la mort de Tibère, les Romains se réjouirent ; néanmoins ils osaient à peine y croire, non qu'ils ne la désirassent pas — ils auraient payé cher pour que ce bruit fût véridique — mais par crainte qu'une fausse nouvelle ne les incitât à trahir leur joie et ne les perdit ensuite par une accusation. En effet, cet homme, plus que tout autre, avait fait le plus grand mal aux nobles Romains, car il était irascible en tout et assouvissait sans mesure sa colère, même si la haine qu'il avait conçue était sans motif ; d'ailleurs son naturel même le poussait à sévir contre tous ceux qu'il jugeait[17], et il punissait de mort même les fautes les plus légères. Aussi, bien qu'on eût accueilli avec joie le bruit répandu à son sujet, on était empêché de manifester à cette nouvelle tout le plaisir qu'on aurait voulu par la crainte des maux à prévoir au cas où on aurait été frustré de cette espérance. Mais Marsyas, l'affranchi d'Agrippa, ayant appris la mort de Tibère, se précipita en courant pour annoncer la bonne nouvelle à Agrippa et, le rencontrant qui sortait pour aller aux Thermes, il lui fit un signe de tête et lui dit en langue hébraïque : « Le lion est mort ». Agrippa comprit le sens de sa phrase et, tout transporté de joie : « Mille grâces te soient rendues, dit-il, non seulement de tout le reste, mais surtout de cette bonne nouvelle, pourvu seulement que ce que tu me dis soit vrai ! » Le centurion chargé de la garde d'Agrippa, voyant avec quelle hâte Marsyas était arrivé et quelle joie ses paroles avaient apportée à Agrippa, supposa que quelque changement était l'objet de leur entretien et leur demanda de quoi ils parlaient. Ils éludèrent un certain temps sa question, mais comme il insistait, Agrippa lui dit tout sans aucune crainte, car c'était déjà un ami. Le centurion partagea la joie causée par la nouvelle parce qu'elle était bonne pour Agrippa et lui offrit à dîner. Pendant qu'ils festoyaient et buvaient libéralement, quelqu'un vint annoncer que Tibère était vivant et allait revenir à Rome dans quelques jours. Le centurion tout bouleversé par ces paroles car il avait fait un acte qui le mettait en péril de mort en soupant joyeusement avec un prisonnier et cela pour fêter la mort de l'empereur, jette Agrippa à bas de son lit et s'écrie : « Supposes-tu par hasard que j'ignore que tu m'as menti en m'annonçant la mort de l'empereur et que tu ne paieras pas tes paroles de ta tête ? » A ces mots il fait enchaîner Agrippa qu'il avait fait libérer auparavant et établit autour de lui une garde plus vigilante qu'avant. Agrippa passa cette nuit là dans de tels maux. Mais le lendemain le bruit de la fin de Tibère grandit à Rome et prit de la consistance ; les gens avaient déjà le courage d'en parler ouvertement ; quelques-uns même offraient des sacrifices. Puis vinrent deux lettres de Caius, l'une au Sénat annonçant le mort de Tibère et sa propre accession à l'empire, l'autre à Pison, préfet de la ville, lui faisant connaître la même chose et lui ordonnant de laisser Agrippa quitter le camp[18] pour la maison où il vivait avant son arrestation. Agrippa fut désormais sûr de son salut, car, s'il était gardé et surveillé, c'était pourtant avec toutes sortes de libertés. Quand Caius fut arrivé à Rome, amenant le corps de Tibère, et qu'il lui eut fait de somptueuses funérailles selon les coutumes ancestrales, il aurait volontiers fait remettre Agrippa en liberté le jour même si Antonia ne l'en avait empêché, non par haine contre le prisonnier, mais par souci de la dignité de Caius et pour lui épargner la réputation d'avoir accueilli avec joie la mort de Tibère en libérant sur le champ un homme emprisonné sur son ordre. Cependant, peu de jours après, il le manda près de lui, le fit tondre et lui fit changer de vêtements ; puis il lui mit le diadème sur la tête et le nomma roi de la tétrarchie de Philippe en lui faisant cadeau de celle de Lysanias[19] ; en échange de sa chaîne de fer, il lui en donna une d'or de poids égal, et il envoya Marcellus comme vice-roi en Judée.
[17] κρίνειεν Niese : κρίνοιεν codd.
[18] Le camp des prétoriens.
[19] Voir XVII, 319. Sur la tétrarchie de Lysanias (Trachontide et Abila), voir XX, 138.
11. La deuxième année du principat. de Caius César, Agrippa lui demanda la permission de s'embarquer pour aller installer son gouvernement et de revenir quand il aurait réglé toutes ses autres affaires comme il le fallait. Avec la permission de l'empereur il y alla et, contre l'attente de tous, s'y montra en roi, prouvant ainsi la puissance de la fortune sur les choses humaines à tous ceux qui le contemplaient et comparaient sa pauvreté de jadis à sa prospérité présente. Les uns le félicitaient de n'avoir pas été déçu dans ses espérances, les autres ne pouvaient croire à ses épreuves passées.