Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XVIII

CHAPITRE IX
En Babylonie, plusieurs se joignent aux deux frères Juifs Anilaios et Asinaios pour y exercer des méfaits sur la population ; le satrape de Babylonie marche contre eux mais est mis en fuite ; Artabane, le roi des Parthes, subjugué par la hardiesse des deux frères, les invite et leur confie la Babylonie ; les deux frères y règnent pendant quinze ans ; Anilaios épouse une femme étrangère qui adore les dieux ; mort d'Asinios, empoisonné par la femme d'Anilaios ; victoire du Parthes Mithridate sur Anilaios ; mort d'Anilaios ; les Juifs s'enfuient à Séleucie ; massacre de cinquante mille Juifs à Séleucie.

Histoire d'Anilaios et d'Asinaios.

1. Il arriva aux Juifs de Mésopotamie et surtout de Babylonie une catastrophe pire que toute autre : on fit d'eux un massacre immense et tel qu'on n'en avait pas encore raconté auparavant. Je vais en exposer exactement les détails et aussi les causes qui provoquèrent ce malheur. Naarda est une ville de Babylonie, non seulement populeuse, mais maitresse d'un territoire fertile, étendu et rempli d'habitants avec toute sorte de biens : elle est de plus peu accessible à des ennemis, parce qu'elle est entourée sur tout son pourtour par l'Euphrate qui l'environne et par des remparts. Dans le même circuit du fleuve se trouve encore la ville de Nisibis[1]. Les Juifs, se fiant à la nature des lieux, déposaient là les doubles drachmes que, selon la coutume nationale, chacun consacrait à Dieu, ainsi que toutes leurs offrandes, et ils se servaient de ces villes comme d'un trésor. C'est de là que, le moment venu, on envoyait les offrandes à Jérusalem. Par dizaines de mille les Juifs s'occupaient de leur transport, parce qu'ils craignaient les brigandages des Parthes dont la Babylonie était tributaire.

[1] Nisibis (appelée Antioche Epimygdonienne sous les Séleucides, cf. XX, 68) sur le Djakhdjaka, affluent de l'Euphrate, entre Mardin et Mossoul.

Il y avait deux frères, Asinaios et Anilaios, originaires de Naarda. Comme ils avaient perdu leur père, leur mère leur fit apprendre la fabrication des toiles, car il n'est pas déshonorant, aux yeux des indigènes que les hommes travaillent la laine. Mais celui qui surveillait leur travail et chez qui ils avaient fait leur apprentissage, les frappa parce qu'il leur reprochait d'arriver en retard. Ils regardèrent ce châtiment comme une injustice et, s'emparant de toutes les armes gardées dans la maison, s'en furent vers une région qui séparait les fleuves, propre à fournir de bons pâturages et du fourrage à mettre en réserve pour l'hiver. Autour d'eux se rassemblèrent les jeunes gens les plus dénués de ressources, qu'ils pourvurent d'armes et dont ils devinrent les chefs ; rien ne les empêcha de les tourner vers le mal. Devenus invincibles et ayant construit une citadelle, ils envoyaient auprès des bergers pour leur ordonner de verser un tribut de bétail, ce qui leur fournissait une nourriture suffisante ; ils promettaient leur amitié à ceux qui acceptaient, ainsi qu'une protection contre n'importe quel ennemi venu d'ailleurs, et menaçaient ceux qui refusaient de massacrer leurs troupeaux. Les bergers, ne pouvant faire autrement, les écoutaient et leur envoyaient le bétail prescrit. Ainsi la force acquise par eux augmenta et ils furent maîtres de s'élancer sur le champ pour maltraiter qui bon leur semblait. Tous ceux qui les rencontraient commençaient à les servir et ils étaient redoutables même pour ceux qui voulaient se mesurer avec eux, de sorte que leur renom arrivait déjà au roi des Parthes.

Leurs succès.

2. Or, le satrape de Babylonie informé de la chose, voulut les écraser avant que le mal ne devint plus grave. Réunissant une armée aussi forte que possible de Parthes et de Babyloniens, il marcha contre eux dans le dessein de les surprendre et de les enlever par son attaque avant même qu'on eût annoncé qu'il préparait son armée. Il se posta donc autour du marais et se reposa. Le lendemain était un sabbat, jour consacré par les Juifs à un repos absolu ; il pensait que les ennemis n'oseraient pas lui résister et croyait qu'il pourrait les prendre sans combat et les ramener enchaînés. Il s'avança donc peu à peu, parce qu'il voulait tomber sur eux à l'improviste. Mais Asinaios se trouvait alors assis avec ses compagnons et ils avaient leurs armes sous la main.

« Camarades, dit-il, j'ai entendu hennir des chevaux et non des chevaux qui paissent, mais de ceux qui portent des cavaliers sur leur dos, car je crois entendre aussi quelque bruit de mors. Je crains que les ennemis ne nous entourent à notre insu. Mais que quelqu'un s'en aille en éclaireur pour nous renseigner clairement sur ce qui nous menace, et puissé-je me tromper ! » Cela dit, quelques hommes allèrent observer ce qui se passait et revinrent en hâte.

« Tu ne t'es pas trompé, dirent-ils, et tu as exactement deviné ce que font les ennemis : ils ne sont plus disposés à supporter que nous commettions des violences. Nous avons été environnés d'un piège comme du bétail, et quand cette immense masse de cavalerie s'élance sur nous, nous ne pouvons pas nous servir de nos bras, car le respect des lois de nos ancêtres nous réduit à l'inaction. » Asinaios ne devait pas régler sa conduite sur l'opinion de son éclaireur ; il crut plus juste, au lieu de mourir dans l'inaction et de réjouir ainsi ses ennemis, d'avoir recours à la force et de mourir, s'il le fallait, en se vengeant de la nécessité où l'on était de visiter la loi. Lui-même prit les armes et inspira à ses compagnons un courage égal au sien. Ils marchent donc à l'ennemi et, en ayant tué beaucoup, parce qu'ils s'avançaient avec dédain comme vers une victoire toute prête, ils mettent le reste en fuite.

3. Quand la nouvelle de ce combat arriva au roi des Parthes, étonné de l'audace des frères, il désira les voir et leur parler. Il leur envoya donc le plus fidèle de ses gardes du corps pour leur dire : « Le roi Artabane, bien que victime de votre injustice, puisque vous avez attenté à son autorité, réfléchit moins à sa colère qu'à votre courage et il m'a envoyé vous donner l'assurance de sa foi ; il vous accorde la sûreté et l'inviolabilité pendant votre voyage et il désire que vous vous rendiez chez lui en amis, sans ruse et sans tromperie. Il promet de vous donner des présents et de vous élever à des honneurs qui, joints à votre valeur, pourront être utiles à sa puissance. » Asinaios refusa pour sa part d'aller trouver le roi et envoya son frère Anilaios avec les dons qu'il pouvait fournir. Celui-ci partit et fut introduit auprès du roi.

Lorsqu'Artabane vit qu'Anilaios était venu seul, il lui demanda pourquoi Asinaios demeurait en arrière. Apprenant qu'il était resté dans son marais par crainte, il jura par les dieux de ses pères qu'il ne ferait pas le moindre mal à ceux qui s'étaient remis à sa bonne foi. Il lui tendit sa dextre, ce qui chez tous les barbares de cette région est le plus grand gage de confiance dans une rencontre ; personne n'oserait tromper lorsqu'il a donné sa main droite et personne ne craindrait d'avoir confiance après avoir reçu ce gage de sécurité de ceux même qu'il soupçonnerait d'injustice. Cela fait, Artabane renvoya Anilaios pour décider son frère à venir aussi. Le roi agissait ainsi parce qu'il voulait se servir de la valeur des frères juifs comme d'un frein et se concilier leur amitié, alors que ses satrapies étaient en révolte ou en effervescence et qu'il se préparait déjà à marcher contre elles. Il craignait que, tandis qu'il serait occupé à guerroyer et à maîtriser les rebelles, les compagnons d'Asinaios ne fissent de grands progrès et ne pussent rallier la Babylonie à leur obéissance, ou du moins, s'ils n'y réussissaient pas, ne fussent capables de se livrer à de pires déprédations.

4. C'est après avoir fait ces réflexions qu'il congédia Anilaios. Celui-ci persuada son frère en lui exposant, entre autres marques de bienveillance du roi, le serment qu'il avait prêté, de sorte qu'ils se hâtèrent d'aller ensemble chez Artabane. Le roi les reçut avec joie à leur arrivée et s'étonna de voir qu'Asinaios, si vaillant dans l'action, était tout à fait petit de stature et provoquait à première vue chez ceux qui le rencontraient un sentiment de mépris, parce qu'ils le regardaient comme un homme de rien. Il dit à ses familiers que l'âme que faisait voir Asinaios était plus grande que son corps, si on les comparait. Comme au cours d'une beuverie il montrait Asinaios à Abdagase, son maître de camp[2], il le lui nomma et lui dit quelle était sa valeur guerrière. Abdagase lui demanda l'autorisation de le tuer pour tirer vengeance des injustices qu'il avait commises au détriment du pouvoir des Parthes. « Non, dit le roi, je ne puis t'y autoriser, car cet homme a eu confiance en ma foi, et surtout je lui ai donné ma dextre et j'ai juré par les dieux pour le convaincre. Si tu es un brave, tu n'as pas besoin de mon parjure pour venger la puissance parthe outragée : attaque cet homme à son retour avec les forces qui t'entourent, pourvu que je ne le sache pas. » Ayant à l'aurore fait venir Asinaios : « Il est temps, jeune homme, lui dit-il, que tu rentres dans ton pays, de peur que tu n'excites plusieurs des chefs qui sont ici à entreprendre, dans leur colère, de te tuer contre ma volonté. Je te confie en dépôt la terre de Babylone qui sera par tes soins exempte de maux et purgée de brigands. Il est juste que j'obtienne ton aide pour t'avoir montré que je ne violais pas la foi que je t'avais jurée alors qu'ils s'agissait non de bagatelles, mais de ton salut. » Après avoir ainsi parlé et lui avoir donné des présents, il congédia sur l'heure Asinaios. Celui-ci, rentré dans sa résidence, accrut ses forts déjà construits ou en édifia d'autres : en peu de temps il devint plus puissant qu'aucun de ceux qui avant lui osèrent usurper le pouvoir après de tels débuts. Les chefs parthes, envoyés de ce côté, lui rendaient hommage, car l'honneur que lui accordait la Babylonie paraissait peu de chose et inférieur à son mérite. Il était donc en pleine puissance et en plein crédit. Toutes les affaires de Mésopotamie dépendaient désormais de lui et son bonheur ne fit que croître pendant quinze ans.

[2] Sans doute le Suréna, chef de l'armée parthe.

Leurs revers.

5. Alors que les deux frères étaient ainsi au comble du succès, la fortune commença à tourner contre eux pour la raison suivante : ils transformèrent en injustice la valeur qui les avait portés au faite de la puissance et transgressèrent les lois de leurs pères pour s'adonner aux passions et aux plaisirs. Un Parthe, venu comme chef des régions voisines, était accompagné de sa femme. Celle-ci, qui surpassait toutes les autres femmes par ses qualités, avait surtout pris sur lui une grande influence à cause de sa merveilleuse beauté. Soit qu'il eût appris sa beauté par ouï-dire, soit qu'il l'eût peut-être vue de ses propres yeux, Anilaios, frère d'Asinaios, en devint à la fois l'amoureux et l'ennemi, parce qu'il ne pouvait espérer s'unir à elle autrement que s'il obtenait par la force le pouvoir d'en disposer, et parce qu'il jugeait que son désir d'elle était irrésistible. Aussitôt donc son mari fut déclaré leur ennemi et il mourut[3] dans la bataille ; faite prisonnière, elle fut mariée à celui qui l'aimait. Mais ce ne fut pas sans grands malheurs pour Anilaios lui-même et aussi pour Asinaios que cette femme entra dans leur maison : ce fut à leur grand dam, et pour la cause que voici. Une fois son mari mort et ayant été emmenée en captivité, elle dissimula les images des divinités ancestrales de son mari et les siennes — car c'est la coutume de tous les gens de cette région d'avoir dans leur maison des objets de culte et de les emporter quand ils voyagent à l'étranger — et elle emporta ainsi avec elle les coutumes religieuses de sa patrie. D'abord ce fut à l'insu de tous qu'elle pratiqua son culte ; mais une fois proclamée épouse, c'est comme autrefois et avec les mêmes cérémonies que du vivant de son premier époux qu'elle honorait ses dieux. Alors les compagnons les plus estimés des frères leur firent d'abord des reproches parce qu'Anilaios n'agissait nullement en Hébreu ni de façon conforme à leurs lois en épousant une femme étrangère qui transgressait l'observance de leurs sacrifices et de leurs rites accoutumés ; il fallait donc prendre garde que, par une indulgence excessive pour les plaisirs des sens, il ne perdit l'autorité due à l'honneur et la puissance que Dieu avait fait croître jusqu'à maintenant. Mais ils n'arrivaient à rien et même un des plus estimés fut tué par Anilaios pour avoir usé d'un langage trop libre. En mourant[4] par attachement aux lois, il souhaita que, pour venger son meurtre, Anilaios lui-même, Asinaios et tous leurs compagnons subissent une même fin sous les coups de leurs ennemis, les uns parce qu'ils avaient pris l'initiative la transgresser les lois, les autres parce qu'ils n'étaient pas venus à son secours quand il était ainsi traité pour son respect des traditions. Ils en furent affligés, mais supportèrent cependant cela parce qu'ils se rappelaient que la seule source de leur bonheur avait été la valeur des frères. Mais lorsqu'ils apprirent aussi le culte rendu aux dieux honorés chez les Parthes, ils jugèrent désormais impassible de supporter les outrages infligés par Anilaios à leur loi ; allant trouver Asinaios en grand nombre, ils poussèrent des clameurs contre Anilaios ; ils déclaraient juste que, même si auparavant Asinaios avait dédaigné son intérêt, maintenant du moins il apportât un changement à la situation avant que sa faute n'attirât sa perte avec celle de tous ; ils disaient que le mariage de cet homme n'était conforme ni à leurs avis ni à leurs lois habituelles et que le culte que pratiquait cette femme insultait le Dieu qu'eux-mêmes vénéraient. Asinaios savait d'ailleurs que l'incartade de son frère était et serait cause de grands maux, mais il la tolérait, vaincu par ses sentiments de famille, et l'excusait d'être dominé par un mal trop puissant, l'amour. Mais comme de jour en jour les gens s'assemblaient plus nombreux et que leurs clameurs étaient de plus en plus fortes, il en parla enfin à Anilaios. Il blâma sa conduite antérieure et lui recommanda de cesser d'agir ainsi à l'avenir et de renvoyer la femme à ses parents. Mais ses paroles n'eurent aucun succès, et la femme, comprenant qu'elle était la cause des murmures du peuple et craignant que son amour ne causât le malheur d'Anilaios, mêla du poison à la nourriture d'Asinaios et se débarrassa de cet homme sans rien redouter des conséquences de cet acte, parce que celui qui aurait à la juger était amoureux d'elle.

[3] Texte très douteux : κτείνων κιτιῶν A : κτιλλίων κιτίων M : κτιλίων κιτίων W : κτίνων Exc. Peiresc.

[4] ἀποθανών vel κτεινόμενος codd. : θεώμενος A Niese.

6. Anilaios, exerçant désormais seul le pouvoir, mena son armée contre des villages de Mithridate, un des premiers parmi les Parthes et gendre du roi Artabane, et les livra au pillage ; il y trouva beaucoup d'argent, d'esclaves, de troupeaux et de tout ce dont la possession rend heureux. Mais Mithridate était là par hasard. Dès qu'il connut la prise de ses villages, il fut très irrité qu'Anilaios eût commencé à lui faire du tort sans aucune provocation et eût, de plus, méprisé sa dignité ; il réunit donc tous les cavaliers qu'il put, la plupart en pleine force, et se porta à la rencontre des gens d'Anilaios. Quand il fut arrivé dans une de ses bourgades, il resta en repos dans le dessein de combattre le lendemain, parce que c'était le jour du sabbat, que les Juifs passent dans l'inaction.

Mais Anilaios en fut informé par un étranger syrien d'un autre village qui lui dit exactement, entre autres choses, où Mithridate allait souper. Anilaios prit donc son repas à temps et, s'élança la nuit pour tomber sur les Parthes, sans qu'ils se doutassent de ses mouvements. Aux environs de la quatrième relève[5] des sentinelles il tomba sur eux, tua les uns encore couchés et mit les autres en fuite. Quant à Mithridate, qu'il avait, capturé vivant, il l'emmena chez lui après l'avoir placé tout nu sur un âne, ce qui est regardé chez les Parthes comme le plus grand des outrages.

[5] La quatrième relève ou veille (vigilia), désigne la fin de la nuit.

Comme il l'avait conduit dans une forêt en l'insultant[6] ainsi et que ses amis l'exhortaient à se débarrasser de lui, Anilaios s'empressa de les reprendre et de les contredire. Il n'y aurait pas lieu de tuer un homme qui était, parmi les Parthes, un des premiers par la naissance et que son alliance avec la famille royale avait encore honoré davantage. Ce qu'on lui avait fait était supportable et, bien que Mithridate eût été fort outragé, comme il avait la vie sauve, il garderait de la reconnaissance aux auteurs de ce bienfait ; si, au contraire, il subissait l'irréparable, le roi ne serait pas tranquille avant d'avoir fait un grand massacre des Juifs de Babylone ; il valait mieux qu'il les épargnât, parce que c'étaient leurs frères de race et qu'eux-mêmes n'auraient plus de ressource en cas d'échec, tandis que maintenant ils utilisaient la plupart de leurs jeunes gens. Après avoir pensé à cela, l'avoir exposé dans l'assemblée et l'avoir convaincue, il mit en liberté Mithridate. Mais, à son retour, celui-ci fut chargé de reproches par sa femme : gendre du roi, il ne se hâtait pas de la venger et de se venger, mais acceptait d'avoir été ainsi outragé, en se contentant d'une vie qu'il avait obtenue d'un Juif dont il avait été le captif. « Maintenant, dit-elle, retrouve vite ton courage, ou je jure par les dieux royaux que je romprai mon union conjugale avec toi. » Mithridate, ne pouvant supporter le tourment quotidien de ces reproches et craignant aussi que l'orgueil de sa femme ne la poussât à rompre son mariage, rassembla à nouveau, contre son gré et sa volonté, l'armée la plus nombreuse qu'il put et se mit en campagne, pensant aussi que la vie sauve ne serait pas supportable si lui, un Parthe, était vaincu à la guerre par un Juif.

[6] ὑβρίστατος Naber ὁρίσματος vulg.

7. Quand Anilaios apprit que Mithridate marchait contre lui avec de grandes forces, il crut peu glorieux de rester dans ses marécages au lieu de se porter à la rencontre de l'ennemi. Espérant avoir le même bonheur qu'auparavant et pensant que le prix de la valeur appartient aux audacieux[7] et à ceux qui ont l'habitude de la hardiesse, il fit sortir ses troupes. Beaucoup de gens s'étaient joints à son armée proprement dite pour piller le bien d'autrui et frapper de terreur l'ennemi par leur aspect. Quand il se furent avancés à quatre-vingt dix stades de distance et que par l'effet de leur marche dans le désert, en plein midi, ils se sentirent accablés, principalement par la soif, Mithridate apparut et se jeta sur eux. Tant à cause du manque d'eau qu'a cause de l'heure, ils n'avaient pas la force de porter les armes. Il en résulta une honteuse déroute des partisans d'Anilaios, épuisés et attaqués par des troupes fraîches. Le massacre fut grand et les hommes tombèrent par dizaines de mille. Anilaios et tous ceux qui l'entouraient se retirèrent à l'abri de la forêt, donnant à Mithridate l'occasion de se réjouir beaucoup de cette victoire. A Anilaios se joignit de nouveau une foule inexpérimentée de criminels qui faisaient bon marché de leur vie pourvu qu'ils eussent quelque plaisir immédiat, de sorte que leur effectif fut égal au nombre des morts ; mais, en raison de leur ignorance, ils ne valaient pas ceux qui étaient tombés.

[7] τὴν τε ἀρετὴν τοῖς τολμῶσι A : τὴν τε τόλμησιν M. W.

Anilaios n'en fit pas moins des incursions dans les bourgades des Babyloniens et ses violences y causèrent une dévastation générale. Les Babyloniens et ceux qui faisaient la guerre envoyèrent des messagers à Naarda aux Juifs qui étaient là et réclamèrent d'eux la livraison d'Anilaios. Comme ceux-ci résistaient à leur demande — d'ailleurs ils n'auraient pu, quand même ils l'auraient voulu, le remettre à leur discrétion — les envoyés les invitèrent à faire la paix. Les Juifs dirent qu'eux-mêmes désiraient des pourparlers de paix et déléguèrent avec les Babyloniens des hommes pour négocier avec Anilaios. Les Babyloniens firent de l'espionnage ; connaissant l'endroit où Anilaios s'était installé, ils assaillirent furtivement pendant la nuit ses gens ivres et livrés au sommeil, tuèrent sans risques tous ceux qu'ils prirent et Anilaios lui-même avec eux.

Répercussions de ces événements sur le sort des Juifs de Séleucie et de Babylonie.

8. Ainsi les Babyloniens furent débarrassés de l'oppression d'Anilaios ; or, c'était un frein à leur haine contre les Juifs, avec lesquels ils avaient presque perpétuellement des différends, causés par l'opposition de leurs lois les premiers qui se liaient à leur force attaquaient leurs adversaires. Maintenant donc que les compagnons d'Anilaios étaient tués, les Babyloniens assaillirent les Juifs. Ceux-ci, irrités des violences des Babyloniens, mais se trouvant incapables de leur livrer bataille et ne pouvant plus supporter de vivre en commun avec eux, allèrent à Séleucie[8], la ville la plus importante de la région, que Séleucus Nicator avait fondée et où habitaient beaucoup de Macédoniens, un très grand nombre de Grecs et un certain nombre de Syriens. C'est là que se réfugièrent les Juifs. Pendant cinq ans ils y vécurent exempts de maux. Mais la sixième année après leur premier désastre à Babylone et après l'arrivée et la nouvelle installation à Séleucie des réfugiés de cette ville, ils furent en proie à un malheur plus grand par la raison que je vais exposer.

[8] Séleucie, fondée par Séleucus 1er Nicator, ville considérée (600.000 habitants selon Pline l'Ancien) sur le Tigre, un peu au sud de Bagdad.

9. A Séleucie, la vie entre Grecs et Syriens est presque continuellement troublée par des dissensions. Ce sont d'ailleurs les Grecs qui l'emportent. Lorsque les Juifs vinrent également habiter là, il y avait des troubles, mais les Syriens eurent l'avantage grâce à leur accord avec les Juifs, hommes qui aimaient les dangers et s'offraient avec ardeur pour combattre. Les Grecs, repoussés dans cette guerre civile et ne voyant pour restaurer leur influence antérieure qu'un moyen, à savoir de rompre l'accord des Juifs et des Syriens, parlèrent chacun séparément aux Syriens qu'ils avaient connus auparavant, en leur promettant la paix et leur amitié ; les Syriens se laissèrent convaincre très volontiers. Il y eut donc des pourparlers et quand les principaux chefs des deux partis se furent réconciliés, l'entente se fit très vite. Une fois d'accord, ils décidèrent de se donner mutuellement un grand témoignage d'amitié par leur haine commune des Juifs. Tombant à l'improviste sur ceux-ci, ils massacrèrent plus de cinquante mille hommes : tous furent tués, sauf ceux qui purent s'enfuir grâce à la pitié de leurs amis ou à la condescendance de leurs voisins. Ceux-là se retirèrent à Ctésiphon[9], ville grecque située tout près de Séleucie, où le roi passe l'hiver tous les ans et où se trouvent situés la plupart de ses magasins. Ce ne fut pas sans raison qu'ils s'y installèrent, car les Séleuciens étaient soucieux du prestige du pouvoir royal. Tout le peuple des Juifs de cette région eut peur des Babyloniens et des Séleuciens, parce que tous les Syriens du pays étaient d'accord avec les Séleuciens pour combattre les Juifs. Ces derniers se rassemblèrent, pour la plupart à Naarda et à Nisibis et obtinrent la sécurité grâce à la forte situation de ces villes et par le fait que toute une masse de guerriers habitait là. Telle était donc la situation des Juifs de Babylonie.

[9] Sur la rive gauche du Tigre, en face de Séleucie.

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