1.Telle était la situation quand soudain Claude fut traîné hors de sa maison. Les soldats, qui s'étaient réunis et avaient discuté entre eux sur se qu'il convenait de faire, avaient compris qu'il était impossible que le peuple pût se placer à la tête d'affaires si importantes et que, d'ailleurs, ils n'avaient pas intérêt à ce qu'une telle puissance lui appartînt. D'autre part, si l'un des conjurés avait l'empire, il les gênerait de toute façon, puisqu'ils ne l'auraient pas aidé à conquérir le pouvoir. Il fallait donc, pendant que rien n'était encore décidé, choisir pour souverain Claude, oncle paternel du mort et qui ne le cédait à aucun membre du sénat pour le mérite de ses ancêtres et les études qu'il avait faites. Si les soldats le faisaient empereur, il leur accorderait les honneurs qui leur revenaient et les récompenserait par des distributions d'argent. La résolution ainsi prise fut immédiatement mise à exécution. Claude avait donc été enlevé par les soldats. Mais bien qu'ayant appris cet enlèvement de Claude, qui feignait de prétendre à l'empire malgré lui, tout en le faisant en réalité de son plein gré, Cn. Sentius Saturninus se leva au milieu du sénat et, sans crainte, prononça un discours qui convenait à des hommes libres et généreux :
[1] Section 3 = Guerre II, 204-205.
2. « Bien que la chose puisse paraître incroyable, ô Romains, parce que l'événement se produit après un long temps et alors que nous en désespérions, voici donc que nous avons l'honneur d'être libres, sans savoir à la vérité combien cette liberté durera, car elle est soumise à la volonté des dieux qui nous l'ont accordée. Elle suffit pourtant, à nous réjouir et, même si nous la perdons ensuite, elle aura contribué à notre félicité. Car une seule heure suffit à ceux qui ont le sentiment de la vertu si on la vit avec une volonté libre dans une patrie libre, gouvernée par les lois qui la firent jadis prospère. Je ne puis me rappeler la liberté d'autrefois parce que je suis né après elle ; mais, jouissant avec plénitude et intensité de celle d'aujourd'hui, je puis dire heureux ceux qui y seront nés et y seront élevés, et dignes d'honneurs égaux à ceux des dieux les hommes qui, bien que tardivement et en ce jour seulement nous l'ont fait goûter. Puisse-t-elle rester sans atteinte pour tous les temps à venir ! Mais ce jour seul suffirait à ceux d'entre nous qui sont jeunes comme à ceux qui sont vieux, car c'est toute une éternité que reçoivent ceux-ci s'ils meurent en profitant des biens que procure ce jour. Pour les plus jeunes, c'est un apprentissage de la vertu qui a fait le bonheur des hommes dont nous descendons. Maintenant donc, nous ne devons, à l'heure actuelle, rien estimer de plus important que de vivre avec la vertu, car seule elle donne à l'humanité l'idée de la liberté. Pour ma part, en effet, j'ai appris le passé par ouï-dire et, par ce dont j'ai été témoin oculaire, j'ai compris de quels maux la tyrannie afflige les États. Elle empêche toute vertu, enlève aux gens magnanimes l'indépendance, enseigne la flatterie et la crainte, parce qu'elle remet les affaires non à la sagesse des lois, mais à l'humeur des maîtres. Depuis que Jules César a médité de détruire la République et a troublé l'État en violant l'ordre et la légalité, depuis qu'il a été plus fort que la justice, mais moins que son impulsion à rechercher son intérêt personnel, il n'est aucun malheur qui n'ait déchiré l'État ; car tous ceux qui lui ont succédé au pouvoir ont rivalisé entre eux pour abolir les lois de nos ancêtres et pour faire disparaître surtout les citoyens nobles, croyant leur propre sécurité intéressée à la fréquentation de gens de peu. Non seulement donc ils abaissaient ceux qu'on jugeait éminents par leur vertu mais ils décidaient de les perdre complètement. Bien que ces empereurs aient ôté plusieurs et qu'ils aient montré chacun une dureté insupportable dans leur règne, Caius, qui est mort aujourd'hui, a commis à lui seul plus d'atrocités que tous les autres réunis, en donnant libre cours à une rage grossière non seulement contre ses compatriotes, mais encore ses proches et ses amis, en leur infligeant à tous indistinctement des maux très grands sous le prétexte injuste de se venger d'eux et en déchaînant sa colère également contre les hommes et contre les dieux. En effet, la tyrannie ne se contente pas de profiter des plaisirs à sa portée, d'abuser de la violence, de léser les gens dans leur fortune ou leurs femmes, mais elle considère comme son principal avantage d'inquiéter ses ennemis dans toute leur famille. Or, tout état libre est un ennemi pour la tyrannie, dont il est impossible de s'assurer la bienveillance même à qui se soucie peu de tout ce qu'elle lui inflige. En effet, les tyrans connaissent bien les maux dont ils ont accablé certaines gens, même si ces derniers méprisent magnanimement le sort, et ils ne peuvent se cacher à eux-mêmes ce qu'ils ont fait ; aussi croient-ils ne pouvoir jouir de toute sécurité à l'égard des suspects que s'ils peuvent les anéantir. Délivrés de ces maux et soumis seulement les uns aux autres, possédant ainsi le gouvernement qui garantit le mieux la concorde présente, la sécurité future, la gloire et la prospérité de l'Etat, vous avez le droit d'examiner chacun à l'avance ce que réclame le bien commun, ou de donner à votre tour votre avis, si une proposition présentée auparavant n'a pas votre agrément. Cela ne vous fera courir aucun danger parce que vous n'aurez pas au dessus de vous un maître irresponsable qui peut faire du tort à tout l'État et qui a pleins pouvoirs pour supprimer ceux qui ont exprimé leur pensée. Rien n'a mieux nourri ici la tyrannie de nos jours que la lâcheté et l'absence de toute opposition à ses volontés. Car, amoindris par les séductions de la paix et ayant appris à vivre comme des esclaves, nous sentions tous que nous souffrions des maux insupportables et nous assistions aux malheurs de notre entourage ; mais, craignant de mourir avec gloire, nous attendions une fin entachée de la pire des hontes. Il faut d'abord décerner les plus grands honneurs à ceux qui ont supprimé le tyran, et surtout à Cassius Chéréa. On a vu cet homme à lui seul, avec l'aide des dieux, nous donner la liberté par sa volonté et par son bras ; il ne convient pas de l'oublier, et puisque, sous la tyrannie, il a à la fois tout préparé et couru le premier des dangers en faveur de notre liberté, il faut, maintenant que nous sommes libres, lui décerner des honneurs et faire ainsi en toute indépendance notre première manifestation. Il est, en effet, très beau et digne d'hommes libres de récompenser des bienfaiteurs tels que Chéréa l'a été envers nous tous : il ne ressemble en rien à Cassius et à Brutus, les meurtriers de César, car ceux-là ont rallumé dans l'État des étincelles de discorde et de guerre civile, tandis que celui-ci a délivré l'État, après avoir tué le tyran, de tous les maux qu'il avait déchaînés sur nous. »
3. Sentius parlait ainsi, et les sénateurs et tous les chevaliers présents accueillaient ses paroles avec joie. Alors un certain Trebellius Maximus s'élança et enleva à Sentius sa bague où se trouvait, enchâssée une pierre taillée à l'effigie de Caius ; car, dans sa hâte à parler et à agir comme il le voulait, Sentius l'avait, croyait-on, oubliée, et la gemme fut brisée. La nuit était très avancée ; Chéréa demanda le mot d'ordre aux consuls ; ceux-ci le lui donnèrent : « Libertés ». Ce qui se passait les étonnait eux-mêmes et leur semblait presque incroyable ; car c'était cent ans après[2] la suppression de la République que le pouvoir de donner le mot d'ordre revenait aux consuls. En effet, avant que l'État fût aux mains d'un tyran, c'étaient eux qui dirigeaient les affaires militaires. Chéréa ayant pris le mot d'ordre, le transmit à ceux des soldats qui étaient rassemblés prés du sénat. Il y avait là environ quatre cohortes qui jugeaient l'absence de souverain plus honorable que la tyrannie. Elles partirent avec les tribuns, et déjà le peuple commençait à se retirer, très joyeux de ses espérances, plein de respect pour celui qui lui avait rendu le pouvoir, et non plus pour un empereur. Chéréa était tout pour lui.
[2] La date est donnée approximativement, à moins que Josèphe ne prenne pour point de départ. 59 av. J.-C. (le premier consulat de César).
4. Mais Chéréa était indigné que la fille et la femme de Caius fussent encore en vie et que son châtiment ne se fût pas étendu à toute sa maison, car tout ce qui en subsisterait ne survivrait que pour la perte de l'État et des lois. Prenant à cœur de mener à bout son dessein et de satisfaire complètement sa haine contre Caius, il envoya Lupus, un des tribuns, tuer la femme et la fille de Caius. C'est parce qu'il était parent de Clemens que l'on proposa à Lupus une telle mission ; en effet ayant pris part, ne fût-ce qu'en cela, au tyrannicide, il serait honoré par les citoyens pour sa vertu autant que s'il passait pour avoir participé à toute l'entreprise des premiers conjurés. Mais quelques-uns des complices trouvaient cruel d'user de violence à l'égard d'une femme, car c'était plutôt, par instinct naturel que sur les conseils de celle-ci que Caius avait commis tous les crimes qui avaient réduit l'État au désespoir. D'autres, au contraire, rejetaient sur elle l'invention de tous ces forfaits et la rendaient responsable de tous le mal commis par Caius. Elle lui avait, disait-on, donné un philtre pour asservir sa volonté et lui assurer son amour ; elle l'avait ainsi rendu fou ; c'était elle qui avait tout machiné contre le bonheur des Romains et de l'univers qui leur était soumis. Enfin on décida de la tuer, car ceux qui déconseillaient cet acte ne purent lui être utiles, et on envoya Lupus qui, pour sa part, n'était pas disposé à se laisser retarder par des hésitations et à ne pas exécuter sans délai les ordres reçus ; il ne voulut supporter aucun reproche au sujet de ce qui se faisait pour le salut du peuple. Donc, entré dans le palais, il surprit Césonia, la femme de Caius, étendue à côté du cadavre de son mari, gisant à terre et dépourvu de tout ce qu'on accorde d'habitude aux morts. Elle-même était couverte du sang des blessures et très affligée de son grand malheur ; sa fille s'était jetée à côté d'elle et, dans cette situation, on n'entendait que les reproches adressés par Césonia à Caius de ne pas l'avoir écoutée quand elle l'avait tant de fois averti. Ce langage prêtait alors, comme maintenant encore, à une double interprétation, selon les dispositions d'esprit des auditeurs qui peuvent lui donner la portée qu'ils veulent. Les uns dirent que ces paroles signifiaient que Césonsia avait conseillé à Caius de renoncer à ses folies et à sa cruauté envers ses concitoyens pour diriger les affaires avec modération et vertu, afin de ne pas se perdre en continuant à agir comme il faisait ; les autres disaient que, le bruit de la conjuration lui étant parvenu, elle avait conseillé à Caius de tuer sans retard et sur le champ tous les conjurés, même s'ils étaient innocents, pour se mettre à l'abri du danger, et que c'était là ce qu'elle lui reprochait d'avoir agi avec trop de mollesse après ses avertissements. Voilà donc quelles étaient les paroles de Césonia et ce qu'on en pensait. Dès qu'elle vit entrer Lupus, elle lui montra le corps de Caius et, en gémissant et en pleurant, elle l'invita à approcher. Voyant que Lupus n'accédait pas à son désir et s'avançait comme avec répugnance, elle comprit le but de sa venue, découvrit sa gorge avec empressement en attestant les dieux, comme le fait quiconque se sait dans une situation désespérée, et lui ordonna de ne pas tarder à achever la tragédie commencée à ses dépens. Elle mourut ainsi courageusement sous les coups de Lupus, et sa fille après elle. Puis Lupus se hâta d'aller annoncer ces nouvelles à l'entourage de Chéréa.
5. Caius, quand il mourut de la sorte, avait gouverné les Romains pendant quatre ans moins quatre mois. C'était un homme qui, même avant d'être au pouvoir, avait quelque chose de sinistre et atteignait au comble de la méchanceté. Victime de ses passions, ami de la délation, il s'effrayait de tout, et, à cause de cela, devenait très sanguinaire quand il osait. Sa puissance lui servait seulement pour faire le mal. D'une arrogance insensée à l'égard de tous ceux à qui il aurait dû le moins en témoigner, il se procurait des ressources par le meurtre et l'injustice ;; il avait à cœur d'être plus fort que la divinité et les lois, mais il était vaincu par les flatteries de la plèbe ; tout ce que la loi déclare honteux et blâme comme tel lui semblait plus honorable que la vertu. Il était de plus ingrat même envers ses amis les plus intimes et les plus dévoués : il s'irritait contre eux et les châtiait même pour les choses les plus insignifiantes. Il regardait comme son ennemi quiconque pratiquait la vertu et n'admettait aucune objection à ses désirs chez tous ceux à qui il commandait. C'est ainsi qu'il eut des relations intimes avec sa sœur légitime[3], ce qui fit que la haine des citoyens grandit contre lui ; car, comme il y avait longtemps qu'on n'avait parlé d'un tel crime, son auteur excitait la méfiance et l'aversion. On ne pourrait citer aucune œuvre grande ou digne d'un roi qu'il ait réalisée pour le bien de ses contemporains ou de la postérité, sauf les travaux faits dans les environs de Rhegium et de la Sicile pour recevoir les navires de blé venant d'Égypte, œuvre considérable et très favorable à la navigation. Mais il ne la mena pas à bonne fin et la laissa inachevée parce qu'il s'y prit trop mollement. La cause en était qu'il était zélé pour le superflu et dépensier pour des plaisirs qui ne pouvaient profiter qu'à lui seul, ce qui l'empêchait d'user de l'empêchait pour les entreprises reconnues utiles. Du reste c'était un orateur excellent, très disert aussi bien dans la langue grecque et que dans la langue nationale des Romains ; il comprenait très vite et, à ce que les autres avaient composé et longuement médité à l'avance, il répondait si bien à l'improviste qu'il se montrait plus persuasif que n'importe qui dans les grandes affaires, tant par la facilité de son naturel que par le soin qu'il avait pris de le fortifier en l'exercant. Fils du neveu de Tibère dont il fut aussi le successeur, il dut nécessairement recevoir une bonne instruction, parce que Tibère lui-même brillait par là au plus haut degré et que Caius rivalisait de zèle avec lui pour obéir aux ordres de l'empereur. Par là il l'emporta sur ses contemporains ; cependant tous les bénéfices qu'il avait retirés de son éducation ne purent le sauver de la perte où l'entraîna sa toute puissance, tant la vertu est inaccessible à ceux qui ont toute facilité d'agir sans rendre compte à personne. Après avoir commencé par s'appliquer vivement à avoir des amis estimables en tout, afin de rivaliser de science et de réputation avec les meilleurs, l'excès de son injustice finit par détruire l'affection qu'ils avaient eue peur lui et par exciter une haine secrète qui le fit périr sous leur conjuration.
[3] Drusilla. Voir Suétone, Caligula, 7 et 221.