1. Claude ressentait l'arrogance de cette ambassade, mais, suivant pour le moment l'avis des délégués, il était disposé à la modération. Il avait cessé de craindre pour lui-même, à la fois parce que ses soldats montraient de la hardiesse et parce que le roi Agrippa l'exhortait à ne pas laisser échapper un pouvoir qui lui était échu sans qu'il y fût pour rien. Agrippa avait d'ailleurs agi envers Caius comme devait le faire un homme honoré par lui : il avait embrassé son cadavre et, après l'avoir couché sur un lit et lui avoir donné des soins autant que faire se pouvait, il s'était rendu auprès des gardes du corps en annonçant que Caius vivait encore, qu'il souffrait de ses blessures et que des médecins étaient près de lui. Quand il eut appris que Claude avait été enlevé par les soldats, il se précipita auprès de lui et, le trouvant tout troublé et disposé a céder au sénat, il lui rendit du courage en l'exhortant à revendiquer l'empire. Après avoir ainsi parlé à Claude, il rentra chez lui[2] ; puis, quand le sénat le manda, après s'être parfumé la tête comme s'il sortait d'un banquet, il vint et demanda aux sénateurs ce que faisait Claude. Ils lui dirent ce qui en était et à leur tour lui demandèrent, ce qu'il pensait de la situation. Agrippa se déclara prêt à mourir pour l'honneur du sénat, mais les invita à considérer leurs intérêts, en négligeant tout ce qui leur ferait seulement plaisir. En effet, prétendant au pouvoir, les sénateurs avaient besoin d'armes et de soldats pour les défendre, s'ils ne voulaient pas échouer faute de soutien. Les sénateurs lui répondirent qu'ils avaient des armes en quantité, qu'ils apporteraient de l'argent et que, en plus de l'armée qu'ils avaient déjà réunie, ils en organiseraient une autre en affranchissant des esclaves. « Puissiez vous, sénateurs, répondit aussitôt Agrippa, obtenir tout, ce que vous désirez ; mais je dois parler sans hésiter, parce que mes paroles tendent à votre salut. Sachez donc que l'armée qui combattra pour Claude est exercée à se battre depuis fort longtemps, tandis que la nôtre sera un ramassis de gens délivrés de l'esclavage contre leur attente et qu'elle sera donc difficile à commander ; nous lutterons contre des hommes expérimentés en poussant au combat des gens qui ne savent même pas tirer l'épée. Je crois donc qu'il faut envoyer à Claude pour conseiller de déposer le pouvoir, et je suis prêt à me charger de cette mission ».
[1] Section 1-2 = Guerre, II, 206-214.
[2] πρὸς αὑτόν Hudson Naber : πρὸς αὐτόν Niese. Le texte de Hudson-Naber, explique seul la mise en scène qui suit.
2. Voilà comment il parla et, ayant obtenu l'assentiment unanime, il fut délégué avec d'autres. Il exposa seul à seul à Claude le trouble du sénat et lui suggéra une réponse assez impériale, conforme à sa dignité et à sa puissance. Claude déclara donc qu'il ne s'étonnait pas du chagrin qu'éprouvait le sénat d'être soumis à un empereur, parce qu'il avait été accablé par la cruauté des empereurs précédents, mais que, soucieux de l'équité, il ferait goûter aux sénateurs un régime plus modéré, que le pouvoir lui appartiendrait seulement de nom et qu'en fait il le partagerait avec tous. Il avait traversé sous leurs yeux des périls nombreux et variés et méritait qu'on ne se défiât pas de lui. Après s'être laissé séduire par de telles paroles, les envoyés furent congédiés ; puis Claude rassembla l'armée et la harangua ; il reçut le serment de fidélité à sa personne ; il donna à ses gardes du corps cinq mille drachmes par tête, à leurs chers une somme proportionnelle et promit de traiter de même le reste de ses armées en tous lieux.
3. Les consuls convoquèrent le Sénat au temple de Jupiter Vainqueur[3]. Il faisait encore nuit. Des sénateurs, les uns se cachaient dans Rome, pleins d'inquiétude en apprenant ces nouvelles ; les autres s'étaient enfuis vers leurs propriétés de la campagne pour attendre les événements, car ils désespéraient d'obtenir la liberté et aimaient bien mieux, dans un esclavage exempt de péril, mener une vie oisive et sans peine que de payer la gloire d'être dignes de leurs pères en courant des risques pour leur salut. Cependant il y en eut cent au plus qui se réunirent, et ils délibéraient sur la situation présente quand soudain s'éleva une clameur poussée par les troupes groupées autour d'eux : elles invitaient le sénat à choisir un souverain absolu et à ne pas perde l'empire en divisant le pouvoir entre plusieurs chefs. Affirmant ainsi que ce n'était pas à tous, mais à un seul que le pouvoir devait être remis, ils confiaient aux sénateurs le soin de voir qui était digne d'une telle autorité. Aussi le sénat fut-il encore bien plus tiraillé par l'inquiétude, échouant dans son orgueilleuse tentative de république[4] et redoutant Claude. Néanmoins il y avait des hommes qui visaient à l'empire en raison de la noblesse de leur naissance ou de leurs alliances. Marcus Vinieius[5], illustre par sa propre noblesse et qui avait épousé la sœur de Caius, Julia, était disposé, par exemple, à revendiquer le pouvoir ; mais les consuls lui résistèrent en alléguant un prétexte après l'autre. Valerius Asiaticus était empêché par Vincianus, l'un des assassins de Caius, de songer à de tels projets. Et il y aurait eu un massacre sans précédent si ceux qui convoitaient l'empire avaient eu la possibilité de livrer bataille à Claude. Il y avait d'ailleurs des gladiateurs en nombre imposant, des soldats de la garde de nuit de Rome, de nombreux rameurs qui affluaient au camp[6], de sorte que ceux qui aspiraient à l'empire y renoncèrent, les uns pour épargner la ville, les autres par crainte pour eux-mêmes.
[3] Sur le Palatin, à côté de la maison de Livie.
[4] ἐν ἀδημονίᾳ Naber ἐν ἀνίᾳ Dindorf, contraria versio latina.
[5] Βινίκιον Naber E Μινουκίανος cett. codd (venu de la phrase suivante).
[6] Les vigiles et les marins de la flotte d'Ostie.
4. Vers le début du jour, Chéréa et ceux qui étaient venus avec lui se mirent en devoir de haranguer les soldats. Dès que cette foule vit qu'ils lui faisaient de la main signe de se taire et se mettaient en mesure de commencer à parler, elle excita du tumulte sans les laisser prononcer un mot, parce que tous étaient emportés par leur élan vers la monarchie. Les soldats réclamaient un empereur sans pouvoir souffrir de délai. Les sénateurs se demandaient avec embarras comment ils gouverneraient ou seraient gouvernés, puisque les soldats les accueillaient mal et que les meurtriers de Caius ne leur permettraient pas de céder aux soldats. Telle était la situation lorsque Chéréa, ne pouvant contenir sa colère devant la foule réclamant un empereur, annonça qu'il allait leur donner un général si on lui apportait une enseigne d'Eutychus. Cet Eutychus était un cocher de la faction appelée Verte, très favorisé par Caius et qui tourmentait les soldats en leur imposant des tâches dégradantes pour la construction des écuries impériales. Voilà le reproche que Chéréa leur jetait, entre autres du même genre, et il dit encore qu'il apporterait la tête de Claude, car il était étrange de donner l'empire à l'imbécillité après l'avoir donné à la folie. Mais les soldats ne furent nullement retournés par ses paroles. Ils tirèrent l'épée, levèrent leurs enseignes et se précipitèrent vers Claude pour faire cause commune avec ceux qui lui avaient prêté serment. Ainsi le sénat était abandonné sans défenseurs et les consuls ne différaient plus en rien de simples particuliers. Il y eut de l'effroi et de l'abattement ; ces hommes ne savaient pas ce qui leur arriverait par suite de l'irritation de Claude contre eux, s'injuriaient réciproquement et étaient pleins de regrets. Alors Sabinus, un des meurtriers de Caius, s'avança au milieu de l'assemblée et menaça de se tuer avant de laisser Claude devenir empereur et de voir rétablir la domination des esclaves ; en même temps il accusait Chéréa de trop aimer la vie, puisque lui, qui le premier avait bravé Caius, considérait l'existence comme un bien, alors qu'au prix même de celle-ci il ne pouvait rendre la liberté à sa patrie. Chéréa répondit qu'il n'hésiterait pas davantage à mourir, mais qu'il voulait cependant connaître les dispositions de Claude.
5. Telle était la situation de ce côté. Mais au camp tous se hâtaient d'offrir leurs services à Claude. L'un des consuls, Quintus Pomiponius[7] était surtout accusé par les soldats pour avoir exhorté le sénat à rétablir la liberté ; ils se précipitèrent sur lui l'épée haute et l'auraient tué si Claude ne les en avait empêchés. Après avoir ainsi arraché le consul au danger, il le fit siéger à son côté. Quant aux sénateurs qui accompagnaient Quintus, ils ne furent pas accueillis avec les mêmes honneurs ; certains même reçurent des coups et furent chassés de la présence de Claude ; Apronius[8] partit avec des blessures et tous se trouvèrent en danger. [265] Alors le roi Agrippa vint demander à Claude de se conduire avec plus de modération envers les sénateurs ; car, s'il maltraitait le sénat, il ne pourrait plus en être le maître. Claude fut persuadé par lui et convoqua le sénat au Palatin, où il se fit porter en traversant la ville, escorté par l'armée au milieu des excès de la plèbe. Les premiers des meurtriers de Caius qui se présentèrent à la vue de tous furent Chéréa et Sabinus, alors qu'il leur était défendu de se montrer en public par ordre de Pollion[9], fraîchement investi par Claude de la préfecture du prétoire. Une fois arrivé au Palatin, Claude convoqua ses amis et les fit voter au sujet de Chéréa. Ceux-ci trouvaient son acte plein d'éclat, mais n'en accusaient pas moins son auteur de perfidie et déclaraient juste de le châtier pour intimider la postérité. On mena donc Chéréa à la mort et avec lui Lupus et de nombreux Romains. Chéréa, dit-on, supporta son malheur avec grandeur d'âme ; non seulement il ne changea pas de visage, mais il chargea de reproches Lupus qui s'était mis à pleurer. Comme Lupus, ayant quitté ses vêtements, se plaignait d'avoir froid, il lui dit que le froid n'était pas ordinairement contraire au tempérament des loups. Une grande foule de gens les suivit pour voir le spectacle. Quand Chéréa arriva au lieu du supplice, il demanda au soldat s'il était entraîné aux massacres ou si c'était la première fois qu'il tirait l'épée ; il fit alors apporter celle dont lui-même avait percé Caius. Il eut le bonheur de mourir du premier coup. Mais Lupus ne mourut pas si facilement. par suite de sa lâcheté ; il reçut plusieurs coups pour avoir tendu sa gorge avec trop d'hésitation.
[7] Q. Pomponius Secundus, consul en 41, mêlé plus tard à un complot (Tacite, Annales, XIII, 43), sans doute en 42 lors de la récolte de Camillus Scribonianus.
[8] Peut-être l'ancien préteur Apronius Saturninus (Suétone, Caligula, 38).
[9] Rufius Pollio, préfet du prétoire sous Claude, très honoré par l'empereur (Dion, LX, 23, 2), puis peut-être tué sur son ordre (Sénèque, Apocolokyntose, 13).
6. Quelques jours après, lors des sacrifices expiatoires offerts aux Mânes, le peuple romain, faisant des offrandes à ses morts, honora aussi Chéréa avec des parts de victimes jetées dans le feu, en le priant de lui être propice et de ne pas manifester de rancune pour l'ingratitude qu'on avait eue à son égard. Telle fut la fin de Chéréa. Quant à Sabinus, non seulement il fut absous par Claude de l'accusation portée contre lui, mais encore il fut investi à nouveau des fonctions qu'il remplissait. Pourtant, il considéra comme injuste de trahir la foi donnée à ses complices et se tua en se jetant sur une épée qui s'enfonça jusqu'à la garde dans son corps.