- La science est-elle un don ?
- Concerne-t-elle les réalités divines ?
- Est-elle spéculative ou pratique ?
- Quelle béatitude y correspond ?
Objections
1. Apparemment non, car les dons de l'Esprit Saint dépassent la faculté naturelle, tandis que la science implique un certain effet de la raison naturelle. Car, selon le Philosophe « la démonstration est un syllogisme qui fait savoir. » La science n'est donc pas un don de l'Esprit Saint.
2. Les dons de l'Esprit Saint, nous l'avons dit, sont communs à tous les saints. Or S. Augustin affirme que « la plupart des fidèles n'excellent pas dans la science, bien qu'ils excellent dans la foi elle-même ». Donc la science n'est pas un don.
3. Le don est plus parfait que la vertu, on l'a dit. Un seul don par conséquent suffit à la perfection d'une vertu. Or à la vertu de foi correspond, nous l'avons vu, le don d'intelligence. Ce n'est donc pas à elle que correspond le don de science. On ne voit pas non plus à quelle autre vertu il pourrait correspondre. Comme les dons sont les perfections des vertus, nous l'avons dit, il semble donc que la science ne soit pas un don.
En sens contraire, Isaïe (Ésaïe 11.2) compte la science parmi les sept dons.
Réponse
La grâce est plus parfaite que la nature ; elle ne va donc pas se trouver en défaut dans le domaine où l'homme peut être parfait par nature. Or, lorsque l'homme par sa raison naturelle adhère en toute intelligence à une vérité, il est doublement perfectionné en face de cette vérité ; d'abord parce qu'il la saisit ; puis parce qu'il a sur elle un jugement certain. C'est pourquoi deux conditions sont requises pour que l'intelligence humaine adhère d'une manière parfaite à la vérité de foi. L'une est qu'elle saisisse sainement ce qui est proposé ; cela regarde, comme nous l'avons dit, le don d'intelligence. Mais l'autre est qu'elle porte un jugement sûr et droit en la matière, c'est-à-dire en discernant ce qui doit être cru. C'est pour cela que le don de science est nécessaire.
Solutions
1. La certitude de la connaissance se rencontre diversement dans les diverses natures suivant la condition diverse de chacune. Ainsi, l'homme aboutit à un jugement certain au sujet d'une vérité par le mouvement discursif de sa raison, et c'est pourquoi la science humaine s'acquiert par raison démonstrative. Mais en Dieu il y a un jugement certain de vérité sans aucun mouvement discursif, par simple intuition, comme nous l'avons vu dans la première Partie, et c'est pourquoi la science divine n'est ni discursive ni raisonneuse, mais absolue et simple. C'est à elle que ressemble la science comptée comme un don de l'Esprit Saint, puisqu'elle est une certaine ressemblance participée de la science divine elle-même.
2. Dans le domaine de la foi il peut y avoir une double science. Par l'une on sait ce qu'on doit croire en distinguant bien ce qu'il faut croire et ce qu'il ne faut pas croire ; en ce sens la science est un don et convient à tous les saints. Mais il y a au sujet de la foi une autre science par laquelle non seulement on sait ce qui doit être cru, mais on sait aussi manifester la foi, amener les autres à croire, et réfuter les contradicteurs ; cette science-là est rangée parmi les grâces gratuitement données, et n'est pas donnée à tous mais à certains. De là ce que S. Augustin ajoute à la parole citée : « Autre chose est de savoir uniquement ce qu'on doit croire ; autre chose de savoir comment cela même peut venir en aide aux oreilles pies et être défendu contre les impies. »
3. Les dons sont plus parfaits que les vertus morales et que les vertus intellectuelles. Mais ils ne sont pas plus parfaits que les vertus théologales. Au contraire, tous les dons sont plutôt ordonnés à la perfection des vertus théologales com fin. Aussi n'y a-t-il rien d'étrange à ce que divers dons soient ordonnés à une vertu théologale.
Objections
1. Apparemment oui, puisque pour S. Augustin c'est par la science que la foi est engendrée, nourrie et fortifiée. Mais la foi concerne les réalités divines, parce qu’elle a pour objet, comme nous l'avons établi, la Vérité première. Le don de science concerne donc lui aussi les réalités divines.
2. Le don de science a plus de dignité que la science acquise. Mais il y a une science acquise qui concerne les réalités divines, c'est la métaphysique. Le don de science concerne donc bien davantage les réalités divines.
3. Comme il est écrit (Romains 1.20) : « ce que Dieu a d'invisible se laisse voir à l'intelligence à travers ses œuvres ». Donc, si la science concerne les réalités créées, il semble qu’elle concerne aussi les réalités divines.
En sens contraire, S. Augustin dit ceci : « Que la science des réalités divines soit appelée proprement sagesse, mais que celle des réalités humaines obtienne proprement le nom de science. »
Réponse
Le jugement certain sur une réalité est surtout donné après sa cause. C’est pourquoi il faut que l’ordre des jugements soit conforme à celui des causes. En effet, comme la cause première est cause de la seconde, c'est par la cause première que l'on juge de la seconde ; mais on ne peut juger de la cause première par une autre cause. C'est pourquoi le jugement que l'on fait par le moyen de la cause première est le premier et le plus parfait. Or, là où il y a un être plus parfait, le nom commun du genre est approprié à ce qui est inférieur à ce plus parfait, tandis qu'un autre nom spécial, est adapté à ce plus parfait, comme on le voit en logique. En effet, dans le genre des termes convertibles, celui qui signifie « ce qu'est » une chose est appelé d'un nom spécial, la définition, tandis que les convertibles inférieurs à cette perfection retiennent pour eux le nom qui leur est commun, c'est-à-dire qu'ils sont appelés les propres. Donc, puisque le nom de science implique une certitude dans le jugement, comme nous l'avons dit, si cette certitude est produite par le moyen de la plus haute cause, elle a un nom spécial qui est celui de sagesse. En effet, on appelle sage dans n'importe quel genre l'homme qui connaît la plus haute cause de ce genre-là, celle qui permet de pouvoir juger de tout. Or, on appelle sage de façon absolue celui qui connaît la cause absolument la plus haute, à savoir Dieu. C'est pourquoi la connaissance des choses divines est appelée sagesse. En revanche, la connaissance des réalités humaines est appelée science ; c'est pour ainsi dire le nom commun, qui implique la certitude du jugement, approprié au jugement réalisé par les causes secondaires. C’est pourquoi, en prenant en ce sens le nom de science, on pose un don distinct du don de sagesse. Par suite, le don de science concerne seulement les réalités humaines ou les réalités créées.
Solutions
1. Bien que les vérités de foi soient des réalités divines et éternelles, la foi elle-même est quelque chose de temporel dans l’esprit du croyant. C'est pourquoi il revient au don de science de savoir à quoi l'on doit croire. Mais savoir les réalités mêmes auxquelles on croit, en elles-mêmes et par une certaine union à elles, revient au don de sagesse. Aussi le don de sagesse correspond-il à la charité qui unit à Dieu l’esprit de l’homme.
2. La raison alléguée est valable en tant que le nom de science est pris dans un sens général. Mais ce n'est pas en ce sens-là que la science est comptée comme un don spécial, c'est dans le sens restreint d'un jugement formé par le moyen des réalités créées.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, tout habitus cognitif regarde formellement le moyen de connaître quelque chose, et matériellement ce qui est connu par ce moyen. Et, parce que l’élément formel a plus d'importance, ces sciences qui concluent en matière physique d'après des principes mathématiques sont plutôt comptées au nombre des mathématiques comme ayant avec elles plus de ressemblance, bien que par leur matière elles se rapprochent plutôt de la physique, ce qui fait dire à Aristote qu'elles sont « plutôt sciences physiques ». Voilà pourquoi lorsque l’homme connaît Dieu par le moyen des réalités créées, cela ressortit davantage à la science, semble-t-il, puisque cela ressortit à la science par le côté formel, qu'à la sagesse, puisque cela ne se ramène à la sagesse que matériellement. Et, à l’inverse, lorsque nous jugeons des réalités créées d’après les réalités divines, cela ressortit à la sagesse plus qu'à la science.
Objections
1. Il semble que la science qu’on met parmi les dons soit une science pratique. Car S. Augustin déclare : « On impute à la science l’action par laquelle nous nous servons des réalités extérieures. » Mais une science à laquelle on impute une action est une science pratique. Cette science qui est un don est donc bien une science pratique.
2. S. Grégoire affirme : « La science est nulle si elle n’a pas l’utilité de la piété, et la piété tout à fait inutile si elle est dépourvue du discernement de la science. » Cette autorité prouve que la science dirige la piété. Mais cela ne peut pas convenir à une science spéculative. Donc la science qui est un don n'est pas spéculative mais pratique.
3. Les dons du Saint-Esprit ne sont possédés que par les justes, nous l'avons établi plus haut. Mais la science spéculative peut être possédée même par ceux qui ne sont pas des justes, selon S. Jacques (Jacques 4.17) : « Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas commet un péché. » La science, qui est un don, n'est donc pas spéculative mais pratique.
En sens contraire, S. Grégoire dit : « La science, à son jour, fait un festin quand, dans le ventre de l'esprit, elle rompt le jeûne de l'ignorance. » Mais l'ignorance ne disparaît totalement que par l'une et l'autre science, c'est-à-dire spéculative et pratique. Donc la science qui est un don est spéculative et pratique.
Réponse
Comme nous l'avons dit plus haut, le don de science est ordonné, comme celui d'intelligence, à la certitude de la foi. Or la foi consiste premièrement et principalement en spéculation, en tant qu'elle adhère à première. Mais parce que la vérité aussi la fin ultime pour laquelle nous agissons, il en découle que la foi s'étend aussi à l’action, selon l'Apôtre (Galates 5.6) : « La foi est agissante par la charité. » Aussi faut-il encore que le don de science envisage premièrement et principalement la spéculation, en tant que l'homme sait ce qu’il doit tenir par la foi, mais secondairement le don de science s'étend aussi à l'action, selon que, par la science des choses à croire et de ce qui s’ensuit, nous sommes dirigés dans l'action.
Solutions
1. S. Augustin parle du don de science en tant qu’il en tant qu'il s'étend à l’activité. L'action lui est attribuée en effet, mais ni seule ni en premier lieu. C’est aussi de cette manière que le don de science dirige la piété.
2. Cela montre comment résoudre l’objection.
3. Comme nous l'avons dit à propos du don d’intelligence, tout homme qui fait acte d'intelligence n'a pas ce don, mais seulement celui qui le fait par l'habitus de la grâce. De même encore, à propos du don de science, il faut comprendre que ceux-là seuls le possèdent qui ont par une infusion de la grâce un jugement sûr, concernant ce qu'il faut croire et faire, si bien qu'on ne s'écarte en rien de la droiture de la justice. C'est la science des saints dont il est dit dans la Sagesse (Sagesse 10.10) : « Le Seigneur a conduit le juste par des voies droites et lui a donné la science des saints. »
Objections
1. Il semble qu'à la science ne corresponde pas la troisième béatitude : « ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. » En effet, si le mal est la cause de la tristesse et des larmes, le bien est pareillement la cause de l'allégresse. Mais la science manifeste le bien de façon plus fondamentale que le mal, qui est comme connu par le bien. Aristote dit en effet : « Ce qui est droit est juge de soi-même et de ce qui est tortueux. » Donc la béatitude des larmes ne correspond pas bien au don de science.
2. La considération de la vérité est l'acte de la science. Or, dans la considération de la vérité il n'y a pas de tristesse, mais plutôt de la joie. Il est écrit en effet dans la Sagesse (Sagesse 8.16) : « Sa société ne cause pas d'amertume, ni son commerce de peine, mais du plaisir et de la joie. » La béatitude des larmes ne correspond donc pas comme il faut au don de science.
3. Le don de science consiste dans la spéculation avant de consister dans l'action. Mais selon qu'il consiste dans la spéculation, il ne correspond pas aux pleurs, car « l’intelligence spéculative ne dit rien de ce qu’il faut imiter ni ce qu’il faut éviter », selon Aristote, elle ne parle ni de joie ni de tristesse. Donc cette béatitude ne correspond pas au don de science.
En sens contraire, S. Augustin affirme : « La science convient à ceux qui pleurent lorsqu’ils se sont rendu compte qu'ils sont enchaînés aux maux qu'ils ont recherchés comme des biens. »
Réponse
Le propre de la science est de juger comme il faut des créatures. Or, il y a des créatures qui sont pour l'homme une occasion de se détourner de Dieu, selon la Sagesse (Sagesse 14.11) : « Les créatures sont devenues une abomination, un piège pour les pieds des insensés. » Ces insensés n'ont pas sur les créatures un jugement droit, parce qu'ils estiment qu'il y a en elles le bien parfait, ce qui les conduit à pécher en mettant leur fin en elles, et à perdre le vrai bien. Ce dommage est révélé à l'homme lorsqu'il apprécie justement les créatures, ce qu'on fait par le don de science. C'est pourquoi on situe la béatitude des larmes comme répondant au don de science.
Solutions
1. Les biens créés n'éveillent spirituelle que dans la mesure où ils sont rapportés au bien divin, duquel proprement jaillit la joie spirituelle. C'est pourquoi la paix spirituelle, avec la joie qui en est la conséquence, correspond directement au don de sagesse. Mais ce qui correspond au don de science, c'est en premier lieu l'affliction pour les erreurs passées, puis par voie de conséquence la consolation, lorsque par le bon jugement de science on ordonne les créatures au bien divin. C'est pourquoi, dans cette béatitude, on met comme mérite les larmes et comme récompense la consolation qui en est la suite. Consolation qui est commencée en cette vie, mais consommée dans la vie future.
2. La considération même de la vérité est pour l'homme un sujet de joie. Mais la réalité dont on considère la vérité peut quelquefois être un sujet de tristesse. C'est par là que les larmes sont attribuées à la science.
3. À la science tant qu’elle reste dans la spéculation ne correspond aucune béatitude, parce que la béatitude de l'homme ne consiste pas dans la considération des créatures mais dans la contemplation de Dieu. Et c’est pourquoi il n’y a pas de béatitude se rattachant à la contemplation qui soit attribuée à l’intelligence et à la sagesse, parce qu’elles ont l’une et l’autre un objet divin.
La suite de notre étude va nous faire considérer les vices opposés à la foi : I. L'infidélité, qui s'oppose à la foi (Q. 10-12). — II. Le blasphème, qui s'oppose à la confession de foi (Q. 13-14). — III. L'ignorance et l'hébétude, qui s'opposent aux dons de science et d'intelligence (Q. 15).
Sur le premier point, il faut d'abord étudier l'infidélité en général (Q. 10) ; puis l'hérésie (Q.11) ; enfin l'apostasie (Q. 12).