« Pour vous faire le récit de ces choses telles qu’elles sont véritablement, il ne me faudra pas recourir à l’art de Glaucus ; toutefois, cela me semble plus difficile que ce qui se rapporte à l’art de Glaucus, et peut-être ne serais-je pas, d’une part, de force à m’en bien acquitter ; et de l’autre, quand bien même je saurais le faire, la durée actuelle de ma vie ne me paraît pas pouvoir suffire à la longueur obligée de ce récit. Cependant rien ne s’oppose à ce que je trace le plan de la terre, telle que je me la représente, aussi bien que celui des lieux qu’elle occupe.
« Nous nous en contenterons, reprit Simias.
« Eh bien donc, je suis dans l’opinion, dit-il, premièrement que, si la terre est au milieu du ciel, sa forme sphérique l’exempte du besoin de l’air ou de tout autre support analogue que ce puisse être, pour ne pas tomber ; mais qu’elle est douée par elle-même de la propriété de se maintenir dans sa position tant par sa parfaite ressemblance, avec le ciel lui-même qui la presse également de toute part, que par l’équilibre exact de ses parties. En effet, un corps équilibré placé au centre d’une concavité semblable à lui, ne saurait incliner d’aucun côté ni en plus ni en moins ; il restera donc immobile, par la raison de la similitude de sa circonférence avec celle du ciel. Voilà, reprit-il, ce dont je suis persuadé avant toute chose.
« Et justement, répit Simmias.
« Ensuite, je crois que c’est un globe immense dont nous n’habitons qu’une petite portion, étant resserrés entre les colonnes d’Hercule et le Phare, occupant les bords de la mer, comme des fourmis ou des grenouilles au bord d’un marais. Je crois que beaucoup d’autres hommes habitent de vastes régions placées ailleurs ; qu’enfin il y a de tous côtés, autour de la terre, des cavités qui varient de grandeurs et déformes, dans lesquelles s’engouffrent l’eau, le brouillard et l’air. Quant à la vraie terre, elle est sereine, située vers une région du ciel parfaitement pure, dans laquelle sont les astres : région nommée Ethère par la plupart de ceux qui ont l’habitude de ces études, et dont ce que nous voyons autour de nous n’est que le sédiment, qui a un écoulement perpétuel vers les autres de la terre. Habitant dans ces creux de terre, sans nous en apercevoir, nous croyons occuper les parties supérieures de notre globe, comme si quelqu’un placé au fond le plus infime de la mer, et voyant, à travers le prisme des eaux, le soleil et les autres astres, croyait habiter sur les bords de la mer, et que la mer est le ciel. Par sa pesanteur et sa faiblesse, il ne pourrait jamais s’élever à la surface de la mer, par la raison qu’il ne pourrait ni surnager ni se soutenir dans l’atmosphère que nous respirons ; et n’ayant rien vu de ce que nous voyons, û ne saurait pas combien ce séjour est plus pur et plus beau que celui qu’il habite, dont jamais aucun humain qui l’aurait vu, ne lui ferait le récit. Voilà exactement quel est notre lot : habitant dans un creux de terre, nous croyons la fouler sous nos pieds, et nous appelons ciel ce qui n’est que l’air, comme si les astres étaient contenus dans ce prétendu ciel. Par une faiblesse et une torpeur pareilles, nous nous croyons donc dans l’impuissance d’arriver aux bornes de notre atmosphère ; tandis que si quelqu’un pouvait s’y rendre, ou que, devenu oiseau, il pût y atteindre d’un vol, alors s’étant dégagé de ce qui lui faisait obstacle, semblable aux poissons que l’on tire sur le rivage et qui voient les mêmes objets que nous, il verrait ce que voient ceux qui habitent ces régions. Et si sa faculté native était telle qu’il pût contempler à loisir ce nouveau spectacle, il connaîtrait ce qu’est le véritable ciel, la véritable lumière, et la terre proprement dite : celle qui est sous nos yeux, et les pierres, et tout cet espace n’étant que des substances altérées, corrodées, comme sont les mêmes matières soumises à l’action de l’onde salée. Et de même que rien de précieux ni de parfait, si on peut le dire, ne se trouve dans la mer, où ce ne sont que cavernes de sables, vase sans fin et bourbiers, dans tous les points de contact qu’elle a avec la terre, en sorte qu’on peut affirmer qu’elle ne produit rien de beau ni de précieux ; de même les choses de ces contrées comparées aux nôtres, remporteraient sur ces dernières dans une proportion infiniment plus forte. Puisqu’en effet il le faut, il est à propos, ô Simmias, que vous entendiez une belle fable, afin de connaître comment se passent les choses qui sont sur la terre et sous le ciel.
« Or, sachez, Socrate, répondit Simmias, que nous entendrons cette fable avec infiniment de plaisir.
« On rapporte d’abord, dit-il, ô mon cher, que cette terre est telle que, vue d’en haut, elle semblerait coupée par zones de différentes couleurs, (comme sont les sphères prismatiques dodécaèdres), dont les couleurs qu’on emploie ici-bas, et celles dont nos peintres font usage, ne sont que des nuances affaiblies ; là, toute la terre est brillante de ces mêmes couleurs, plus éclatantes et plus pures que celles que nous connaissons. Ainsi l’une des bandes est de pourpre, d’une admirable beauté ; celle-ci a un fond d’or ; celle qui est toute blanche surpasse la blancheur de l’albâtre ou de la neige ; il en est de même de celles nuancées des autres couleurs, en plus grand nombre et, plus belles qu’aucune de celles que nous ayons jamais vues ; car les parties creuses de cette terre, étant remplies d’eau et d’air, occasionnent des reflets de couleurs éblouissants par leur variété ; en sorte qu’à l’uniformité de la teinte générale, elle associe une variété fantastique. Les arbres et les fleurs qui naissent sur une terre semblable doivent être en harmonie avec elle pour la beauté de leurs fruits. Les montagnes, par la même raison, doivent avoir des pierres qui unissent à la perfection, la transparence et les plus belles couleurs ; les joyaux si recherchés parmi nous, la sardoine, le jaspe, l’émeraude et tout ce qui y ressemble, n’en sont que de faibles échantillons ; il n’est là aucune pierre qui ne soit pareille, et il en est de plus belles. La raison en est sensible : c’est que ces pierres sont d’une pureté inaltérable, et nullement corrodées ni ternies, comme les nôtres, par la carie ou l’efflorescence produites par les suintements, qui occasionnent, tant aux pierres et à la terre qu’aux animaux et aux plantes, des difformités et des maladies. · Cette autre terre ajoute à tous ces ornements, l’éclat de l’or, de l’argent et des autres métaux : ils y sont dans tout leur lustre, répandus avec profusion sur tout le sol, en masses considérables, en sorte qu’on peut la considérer comme la décoration la plus faite pour charmer les spectateurs. »