- Le blasphème s'oppose-t-il à la confession de la foi ?
- Est-il toujours un péché mortel ?
- Est-il le plus grand des péchés ?
- Existe-t-il chez les damnés ?
Objections
1. Il semble que non. Blasphémer, c'est lancer l'outrage ou le reproche pour faire tort au Créateur. Mais cela se rattache à la malveillance contre Dieu plutôt qu'à l'infidélité. Le blasphème ne s'oppose donc pas à la confession de la foi.
2. Sur cette parole aux Éphésiens (Éphésiens 4.31) : « Le blasphème doit disparaître de chez vous », la Glose dit : « »Celui qui se fait contre Dieu ou contre les saints.« » Mais la confession de la foi ne se produit, semble-t-il, qu'au sujet de ce qui regarde Dieu, qui est l'objet de la foi. Le blasphème ne s'oppose donc pas toujours à la confession de la foi.
3. Certains disent qu'il y a trois espèces de blasphèmes. La première attribue à Dieu ce qui ne lui convient pas. La deuxième lui retire ce qui lui convient. Le troisième attribue à la créature ce qui est propre à Dieu. Et ainsi il semble qu'il y ait blasphème non seulement envers Dieu mais aussi envers les créatures. Or la foi a Dieu pour objet. Le blasphème ne s'oppose donc pas à la confession de la foi.
En sens contraire, l'Apôtre dit (1 Timothée 4.13) : « Je fus d'abord blasphémateur et persécuteur », et après cela il ajoute : « J'agissais par ignorance, étranger à la foi. » Par quoi il semble que le blasphème se rattache à l'infidélité.
Réponse
Le mot blasphème implique, semble-t-il, une certaine dérogation à une bonté éminente et surtout à la bonté divine. Or, dit Denys, Dieu « est l'essence même de la vraie bonté ». Par suite, tout ce qui convient à Dieu appartient à sa bonté, et tout ce qui ne lui appartient pas est loin de cette raison de parfaite bonté, qui est son essence. Donc celui qui ou bien nie de Dieu quelque chose qui lui convient, ou bien affirme de lui ce qui ne lui convient pas porte atteinte à la bonté divine. Une telle atteinte peut avoir lieu de deux façons : tantôt elle a lieu seulement suivant l'opinion de l'intelligence, tantôt il s'y joint une certaine détestation de sentiment. Ce qui fait que cette sorte d'atteinte à la bonté divine est soit dans la pensée seulement, soit aussi dans l'affectivité. Si elle se concentre uniquement dans le cœur, c'est le blasphème du cœur ; mais si elle se produit au-dehors par des paroles, c'est le blasphème de la bouche. Et en cela le blasphème s'oppose à la confession.
Solutions
1. Celui qui parle contre Dieu avec l'intention de l'injurier porte atteinte à la bonté divine non seulement selon la vérité de l'intelligence mais aussi selon la perversité d'une volonté qui déteste et qui empêche l'honneur divin autant qu'elle le peut. C'est le blasphème parfait.
2. De même qu'on loue Dieu dans ses saints en tant qu'on loue les œuvres qu'il accomplit en eux, de même aussi le blasphème qui s'adresse aux saints, par voie de conséquence rejaillit sur Dieu.
3. Cette triple division ne permet pas de distinguer à proprement parler diverses espèces du péché de blasphème. Car attribuer à Dieu ce qui ne lui convient pas ou lui retirer ce qui lui convient n'est qu'une différence d'affirmation et de négation. Cette différence ne fait pas une espèce distincte dans un habitus puisque, par une même science, on connaît la fausseté des affirmations et des négations, et que, par une même ignorance, on se trompe de part et d'autre, puisqu'« une négation se prouve par une affirmation », selon Aristote. Quant à attribuer aux créatures ce qui est le propre de Dieu, cela revient, semble-t-il, à lui attribuer ce qui ne lui convient pas. Car tout ce qui est propre à Dieu, c'est Dieu même ; donc attribuer à une créature ce qui est le propre de Dieu, c'est affirmer que Dieu même est identique à la créature.
Objections
1. Pas toujours, semble-t-il. Sur ce passage de l'épître aux Colossiens (Colossiens 3.8) : « Vous, maintenant, rejetez tout cela », la Glose dit : « Après de plus grandes choses, il en interdit de moindres. » Et pourtant c'est du blasphème qu'il s'agit ensuite. Le blasphème est donc compté parmi les péchés moindres, qui sont péchés véniels.
2. Tout péché mortel s'oppose à l'un des préceptes du décalogue. Mais le blasphème ne paraît s'opposer à aucun d'eux. Il n'est donc pas péché mortel.
3. Les péchés commis sans délibération ne sont pas mortels, c'est pourquoi les premiers mouvements ne sont pas péchés mortels, parce qu'ils précèdent la délibération de la raison, comme nous l'avons montré précédemment. Or le blasphème se produit parfois sans délibération. Il n'est donc pas toujours péché mortel.
En sens contraire, il est écrit dans le Lévitique (Lévitique 24.16) : « Qui blasphème le nom du Seigneur sera mis à mort. » Mais la peine de mort n'est infligée que pour un péché mortel. Donc le blasphème est un péché mortel.
Réponse
Comme nous l'avons dit antérieurement, le péché mortel est ce qui sépare l'homme de ce premier principe de vie spirituelle qu'est l'amitié de Dieu. Aussi, tout ce qui est contraire à cette charité est péché mortel par son genre. Or le blasphème est contraire par son genre à la charité divine, puisqu'il porte atteinte, nous venons de le dire, à cette divine bonté qui est l'objet de la charité. Voilà pourquoi le blasphème est péché mortel par son genre.
Solutions
1. Cette glose ne doit pas s'entendre comme si toutes les choses qui viennent ensuite étaient des péchés moindres. Mais elle veut dire ceci : comme le texte précédent n'avait exprimé que de grands péchés, aussitôt après il en ajoute de moindres, parmi lesquels il en place aussi de grands.
2. Puisque, nous venons de le dire, le blasphème s'oppose à la confession de la foi, son interdiction se ramène à celle de l'infidélité, ce qui est compris dans le début du décalogue (Exode 20.2) : « Moi, je suis le Seigneur ton Dieu. » Ou bien il est interdit par ce commandement (Exode 20.7) : « Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu », car celui qui affirme au sujet de Dieu quelque chose de faux « prend le nom de Dieu en vain » plus que celui qui confirme un mensonge par le nom de Dieu.
3. Le blasphème peut se commettre sans délibération et par surprise de deux manières. Quelqu'un ne remarque pas qu'il dit un blasphème. Cela peut arriver lorsque, sous le coup de la passion, on éclate en paroles irréfléchies, dont on ne saisit pas la portée. C'est alors un péché véniel, qui n'a pas proprement raison de blasphème. Ou bien on a conscience que c'est un blasphème, en saisissant la portée des paroles. Alors on n'est pas excusé de péché mortel, pas plus que celui qui, par un mouvement subit de colère, tue quelqu'un assis à côté de lui.
Objections
1. Il ne semble pas. « Le mal, dit S. Augustin, c'est ce qui nuit ». Mais le péché d'homicide qui détruit la vie d'un homme est plus nuisible que le péché de blasphème qui ne peut infliger à Dieu aucun dommage. Le péché d'homicide est donc plus grave que le péché de blasphème.
2. Quiconque fait un faux serment prend Dieu à témoin pour une fausseté, et ainsi il semble attester que Dieu est faux ; mais le blasphémateur ne va pas toujours jusqu'à dire que Dieu est faux. Le parjure est donc un péché plus grave que le blasphème.
3. Sur ce passage du Psaume (Psaumes 75:6) : « Ne levez pas si haut votre front », la Glose dit : « Le plus grand vice est celui qui consiste à s'excuser du péché. » Le blasphème n'est donc pas le plus grand péché.
En sens contraire, sur Isaïe (Ésaïe 18.2), la Glose dit : « Tout péché est plus léger que le blasphème. »
Réponse
Le blasphème est opposé, avons-nous dite à la confession de la foi ; et c'est pourquoi il a en soi la gravité de l'infidélité. Et le péché est aggravé s'il s'y ajoute une détestation de la volonté ; et encore plus s'il éclate en paroles, au même titre que la foi est digne d'un plus grand éloge si elle s'épanouit en charité et en confession. En conséquence, puisque l'infidélité est dans son genre le plus grand péché ainsi que nous l'avons dit, il s'ensuit que le blasphème est aussi le plus grand péché, puisqu'il appartient au même genre et qu'il l'aggrave.
Solutions
1. Si l'on compare entre eux l'homicide et le blasphème d'après les objets que visent ces péchés, il est évident que le blasphème, péché commis directement contre Dieu, l'emporte sur l'homicide, péché commis contre le prochain. Mais, si on les compare d'après la nocivité qu'ils produisent, l'homicide a la prépondérance, car il fait plus de mal au prochain que le blasphème n'en fait à Dieu. Mais pour mesurer la gravité d'une faute, on s'attache comme nous l'avons dit précédemment, à l'intention de la volonté perverse plus qu'au résultat de l'acte. Aussi, puisque le blasphémateur a l'intention de porter atteinte à l'honneur divin, à parler dans l'absolu, il pèche plus gravement que l'homicide. Pourtant l'homicide tient la première place parmi les péchés commis envers le prochain.
2. Sur cette parole aux Éphésiens (Éphésiens 4.31) « le blasphème doit disparaître de chez vous », la Glose dit : « Blasphémer est pire que se parjurer. » En effet, le parjure ne dit ni n'estime pas quelque chose de faux à propos de Dieu, comme le blasphémateur ; il prend seulement Dieu à Témoin d'une fausseté, non pas qu'il juge Dieu un faux témoin, mais dans l'espoir qu'en cette affaire Dieu ne viendra pas témoigner par quelque signe évident.
3. L'acte de s'excuser du péché est une circonstance qui aggrave tout péché, jusqu'au blasphème lui-même. Aussi dit-on pour cela que c'est le plus grand péché, puisqu'il aggrave n'importe quel péché.
Objections
1. Il semble que non. Car il y a présentement des gens mauvais qui se retiennent de blasphémer par la crainte des châtiments à venir. Mais les damnés les expérimentent, ces châtiments, et de ce fait les abhorrent bien davantage. Ils sont donc beaucoup plus retenus de blasphémer.
2. Puisque le blasphème est le péché le plus grave, il est celui qui fait le plus démériter. Mais dans la vie future on n'est plus en état de mériter ou de démériter. Il n'y aura donc plus aucune place pour le blasphème.
3. Il est écrit dans l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 11.3) : « Que l'arbre tombe, au sud ou au nord, il y restera. » Cela montre qu'après cette vie l'homme ne reçoit ni plus de mérite ni plus de péché qu'il n'en a eu en cette vie. Mais beaucoup seront damnés, qui n'auront pas été en cette vie des blasphémateurs. Ils ne blasphémeront donc pas non plus dans la vie future.
En sens contraire, il est dit dans l'Apocalypse (Apocalypse 16.9) : « Les hommes furent brûlés par une chaleur torride, et ils blasphémèrent le nom du Seigneur parce qu'il a pouvoir sur ces fléaux. » À cet endroit la Glose fait remarquer que « ceux qui sont en enfer, quoiqu'ils sachent qu'ils sont punis comme ils le méritent, ne laisseront pas de s'attrister que Dieu ait tant de pouvoir, pour leur infliger ces fléaux ». Or, ce serait un blasphème dans le présent. C'en sera donc aussi un dans l'avenir.
Réponse
Comme nous l'avons dit, à la raison de blasphème se rattache la détestation de la bonté divine. Or, ceux qui sont en enfer garderont leur volonté perverse opposée à la justice de Dieu, en ce qu'ils continuent d'aimer la cause de leur châtiment et voudraient en user encore s'ils le pouvaient ; ils haïssent les châtiments qui leur sont infligés pour des péchés de cette sorte ; ils s'attristent pourtant des péchés qu'ils ont commis, non point parce qu'ils les haïssent, mais parce qu'ils sont punis à cause d'eux. Ainsi donc une telle détestation de la justice divine est chez eux un blasphème intérieur, celui du cœur. Et il est à croire qu'après la résurrection il y aura aussi chez eux le blasphème en parole, comme il y aura chez les saints louange de Dieu en parole.
Solutions
1. Les hommes sont détournés du blasphème dans l'état présent par la crainte de peines auxquelles ils croient échapper. Mais les damnés dans l'enfer n'ont pas l'espoir de pouvoir échapper. Et c'est pourquoi, comme des désespérés, ils sont portés à tout ce que leur suggère leur volonté perverse.
2. Mériter et démériter c'est la condition même du voyage de cette vie. De là vient que chez les voyageurs les biens apportent des mérites, tandis que les maux font démériter. Chez les bienheureux, au contraire, les biens n'apportent plus de mérites, mais ils se rattachent à la récompense qu'est leur béatitude. Et pareillement, chez les damnés, les maux ne font plus démériter, mais ils font partie du châtiment de la damnation.
3. Celui qui meurt en état de péché mortel emporte avec lui une volonté qui déteste à son point de vue la justice divine, et par là il sera en état de blasphème.