1. Vers ce temps-là, la reine d'Adiabène[1] Hélène et son fils Izatès adoptèrent les coutumes juives pour la raison suivante. Monobaze, roi d'Adiabène, surnommé Bazaios, épris d'amour pour sa sœur Hélène, s'unit à elle par le mariage et la rendit grosse. Dormant un jour avec elle, il posa par hasard sa main sur le ventre de sa femme ; dans son sommeil, il sembla entendre une voix lui ordonnant d'écarter la main de ses flancs pour ne pas comprimer le fœtus qu'elle portait et à qui la providence divine réservait la puissance et une fin heureuse. Troublé par cette voix et éveillé en sursaut, il dit cela à sa femme ; il nomma Izatès le fils qui leur naquit. Or, il avait déjà d'Hélène un fils aîné, Monobaze, et d'autres fils d'autres femmes ; mais il manifestait clairement que toute son affection allait à Izatès comme s'il n'avait eu que lui. Cela fit peser sur l'enfant la jalousie de ses frères de père et excita leur haine, parce que tous étaient affligés que leur père leur préférât Izatès. Monobaze, bien que s'en apercevant clairement, le leur pardonnait, attribuant ce sentiment non à leur perversité, mais au désir d'éprouver chacun une égale bienveillance de sa part ; quant à l'adolescent, craignant vivement que la haine de ses frères ne lui portât malheur, il l'envoya, après lui avoir fait de grands présents, chez Abennerigos, roi du Camp de Spasinès[2], à qui il confia sa sécurité. Abennerigos reçut le jeune homme avec empressement, manifesta une grande affection, lui donna pour femme sa fille nommée Symacho et le gratifia d'un pays qui lui rapporterait de gros revenus.
[1] L'Adiabène formait à l'est du Tigre une province tributaire de l'empire parthe (bassin des deux Zâb).
[2] Alexandrie du Tigre (Mouhammarah ou un un site voisin) avait pris le nom d'Antiocheia, puis de Σπασίνου Χάραξ. depuis que vers 127 le chef arabe Hyspaonisès, nommé par les Grecs Spaninès ou Pasinès, l'avait transportées sur une colline voisine. Abennerigos (ou Abinerglo d'après un de ses tétradrachmes) y régna de 5 à 21 ap. J.-C. (Georges MATHIEU)
2. Monobaze était déjà vieux et comprenait qu'il n'avait plus guère de temps à vivre ; aussi voulut-il voir son fils avant de mourir. Il le fit donc venir, l'embrassa avec beaucoup d'affection et lui donna le pays dit de Carrhes[3] ; cette terre est très propre à produire en abondance de l'amome. C'est là également que se trouvent les restes de l'arche où, dit-on, Noé échappa au déluge, restes qui, jusqu'à nos jours, sont montrés à ceux qui veulent les voir. Izatès vécut donc dans cette région jusqu'à la mort de son père. Le jour où Monobaze quitta la vie, la reine Hélène manda tous les grands de l'État, les satrapes du royaume et les commandants des troupes. Quand ils furent arrivés :
[3] Carrhes en Mésopotamie (l'ancienne Charan ; cf. Besnier, Lexique de géographie ancienne, s, v.) Quand plus tard Izatès reçoit la possession de Nibisis (XX, 68), cette acquisition doit assurer ses communications entre l'Adiabène et la Mésopotamie. (Georges MATHIEU.)
« Vous n'ignorez pas, dit-elle, je crois, que mon mari souhaitait d'avoir Izatès pour successeur au trône et qu'il l'en jugeait digne ; cependant j'attends aussi votre jugement. Heureux en effet est celui qui reçoit le pouvoir, non d'un seul, mais de beaucoup et, plein gré de ceux-ci. »
Voilà ce qu'elle dit pour éprouver les sentiments de ceux qu'elle avait convoqués. Eux. à ces mots, se prosternèrent d'abord devant la reine selon leur coutume, puis ils déclarèrent, qu'ils ratifiaient le choix du roi et qu'ils obéiraient volontiers à Izatès, que son père avait préféré à ses frères, selon la justice et conformément au vœu unanime. Ils dirent aussi qu'ils voulaient tuer d'abord ses frères et ses parents pour qu'Izatès occupât le trône en toute sécurité ; par leur mort, en effet, serait anéantie toute crainte née de leur haine et de leur jalousie. En réponse, Hélène les remercia de leurs bonnes dispositions envers Izatès et envers elle-même, mais les pria pourtant de différer leur projet de tuer les frères d'Izatès jusqu'à ce que celui-ci fût revenu et l'eût examiné lui aussi. Ne l'ayant pas décidée au meurtre qu'ils lui conseillaient, ils lui demandèrent du moins de faire garder ces gens dans les chaînes jusqu'au retour d'Izatès, cela pour leur propre sécurité ; de plus, ils lui conseillèrent d'établir provisoirement comme régent du royaume celui en qui elle aurait la plus grande confiance. Hélène suivit leurs avis et investit de la royauté Monobaze, le fils aîné du roi, en lui imposant le diadème et en lui donnant l'anneau portant le sceau de son père et ce qu'on nomme dans ce pays sampséra[4] ; et elle l'invita à administrer le royaume jusqu'au retour de son frère. Mais celui-ci revint, rapidement lorsqu'il eut appris la mort de son père et succéda à son frère Monobaze, qui lui céda le pouvoir.
[4] C'était un sceptre portant l'image du soleil.
3. Au temps où Izatès vivait au Camp de Spasinès, un commerçant juif, nommé Ananias, qui avait accès dans le gynécée royal, apprit aux femmes à adorer Dieu selon la coutume nationale des Juifs. Grâce à elles il se fit connaître d'Izatès et le persuada aussi. Lorsque celui-ci fut rappelé par son père en Adiabène, Ananias l'accompagna, obéissant à ses pressantes sollicitations. Or, il était arrivé qu'Hélène, instruite de la même façon par un autre Juif, s'était convertie également à leurs lois. Quand Izatès eut pris la royauté et qu'arrivant en Adiabène il vit ses frères et ses autres parents enchaînés, il fut mécontent de ce qui était arrivé. Regardant comme impie de les tuer ou de les garder enchaînés, mais jugeant dangereux de les laisser libres auprès de lui alors qu'ils se souviendraient des offenses reçues, il envoya les uns comme otages à Rome près de l'empereur Claude avec leurs enfants et il expédia les autres sous un prétexte analogue chez Atabane le Parthe.
4. Ayant appris que sa mère était fort satisfaite des coutumes juives, il s'empressa de s'y rallier également, et croyant qu'il ne serait définitivement juif qu'une fois circoncis, il était prêt à se faire circoncire. Mais sa mère, l'apprenant, tenta de l'empêcher en lui disant que cela le mettrait en danger : en effet, il était roi et il s'aliénerait beaucoup ses sujets s'ils apprenaient qu'il désirait adopter des mœurs étrangères et opposées aux leurs, car ils ne supporteraient pas d'avoir un roi juif. Voilà ce qu'elle disait, s'opposant de toutes ses forces à son dessein, et Izatès rapporta ses paroles à Ananias. Mais ce dernier approuva la mère du roi ; il le menaça de le quitter s'il ne lui obéissait pas et de l'abandonner. En effet, il craignait, disait-il, si l'affaire était connue de tous, de risquer de se voir châtié comme responsable de tout cela et comme ayant incité le roi à des actes indignes de lui ; d'ailleurs, le roi pouvait adorer Dieu, même sans être circoncis, s'il avait décidé d'observer complètement les lois ancestrales des Juifs, ce qui importait plus que la circoncision. Il lui dit aussi que Dieu lui-même lui pardonnerait d'avoir renoncé à ce rite, contraint à cela par la nécessité et la crainte qu'il avait de ses sujets. Le roi se laissa alors persuader par ses paroles. Mais ensuite, comme il n'avait pas renoncé absolument à son dessein, un second Juif venu de Galilée et nommé Eléazar, qui passait pour très versé dans la loi de ses pères, l'exhorta à accomplir cet acte. En effet, étant entré chez lui pour le saluer et l'avant surpris en train de lire la loi de Moïse : « Tu ignores, dit-il, que tu fais la plus grande offense aux lois et par suite à Dieu : il ne suffit pas de les lire, il faut avant tant faire ce qu'elles ordonnent. Jusques à quand resteras-tu incirconcis ? Si tu n'as pas encore lu la loi sur la circoncision, lis la sur le champ pour savoir quelle est ton impiété. »
Après avoir entendu ces paroles, le roi ne différa plus l'opération : se retirant dans une autre chambre et ayant mandé un médecin, il exécuta ce qu'on lui avait prescrit ; puis il envoya chercher sa mère et son maître Ananias et leur indiqua qu'il avait accompli ce rite. Ils furent aussitôt saisis de stupeur et d'une grande crainte, se disant que, si la chose était connue, le roi risquerait de se voir chasser du pouvoir, parce que ses sujets ne supporteraient pas d'être gouvernés par un zélateur des coutumes étrangères, et qu'eux-mêmes seraient en danger, parce que la responsabilité en serait rejetée sur eux. Mais Dieu empêcha leurs craintes de se réaliser. Car, bien qu'Izatès tombât dans mille dangers, il le sauva ainsi que ses fils, en le faisant passer d'une situation désespérée à la sécurité, montrant ainsi que ceux qui lèvent les yeux vers lui et se fient à lui seul ne sont pas frustrés du fruit de leur piété. Mais nous raconterons cela plus loin.
5. Hélène, la mère du roi, voyait que la paix régnait dans le royaume et que son fils était heureux et même envié de tous, jusque chez les peuples étrangers, grâce à la providence divine. Elle eut le désir de se rendre dans la ville de Jérusalem pour se prosterner devant le temple de Dieu, célèbre dans tout l'univers, et y offrir des sacrifices d'actions de grâces, et en demanda la permission à son fils. Izatès consentit avec le plus grand empressement à la demande de sa mère, fit pour son voyage de grands préparatifs et lui donna même une très grande quantité d'argent. Elle descendit donc dans la ville de Jérusalem, non sans que son fils l'eût accompagnée fort loin. Son arrivée fut tort profitable aux Hiérosolymitains, car à ce moment la famine pressait la ville et beaucoup de gens périssaient par manque de ressources. La reine Hélène envoya des serviteurs les uns à Alexandrie pour acheter du blé pour une grosse somme d'argent, les autres à Chypre pour en ramener un chargement de figues. Ils revinrent au plus vite et elle distribua aux indigents cette nourriture, laissant par ce bienfait un souvenir éternel dans tout notre peuple. Son fils Izatès, dès qu'il apprit cette famine, envoya beaucoup d'argent aux premiers des Hiérosolymitains. Mais nous raconterons dans la suite[5] tout ce que ces rois ont fait de bien à notre ville.
[5] Sans doute dans un des ouvrages projetés par Josèphe (cf. XX, 267-268), car il n'est plus question de la dynastie d'Izatès que fugitivement dans Guerre, VI, 356 (des fils d'Izatès sont faits prisonniers par Titus.)