L’Ecclésiaste, qui date probablement de la seconde moitié du cinquième siècle (§ 191), ou tout au plus de la première moitié du quatrième, renferme le dernier mot de la sagesse juive, de celle du moins dont les produits ont été jugés dignes d’entrer dans le canon de l’A. T. ; et ce mot c’est celui de résignation. L’auteur renonce évidemment à comprendre le monde et la manière dont Dieu le mène. Mais ce à quoi il ne renonce aucunement, c’est au gouvernement du monde par Dieu. Quand il s’écrie dès l’ouverture de son discours : « Vanité des vanités, tout est vanité », il ne veut point dire par là que ce soit le hasard qui dirige toutes choses ici-bas, il ne donne point un sens objectif à ce mot de vanité ; il entend simplement que l’homme ne retire rien de réel ni de durable de tous les efforts qu’il fait pour agrandir le cercle de ses connaissances ou pour acquérir des biens nouveaux ; et c’est pour cela qu’il ajoute immédiatement au v. 3 : « Quel avantage (מה–יתרון) a l’homme de tout le travail auquel il se livre sous le soleil ? » Ceci n’est point, l’exposé du problème à la solution duquel l’Ecclésiaste se propose de travailler, et l’on a fait complètement, fausse route lorsqu’on a dit que ce livre était une dissertation sur le souverain bien. Le souverain bien ? mais l’auteur n’en est plus à le chercher, puisqu’il n’admet pas même que le travail de l’homme puisse avoir pour résultat aucun bonheur qui mérite véritablement ce nom. S’il y a eu une vie dans laquelle toutes les conditions du bonheur se soient trouvées réunies, certes c’est celle du grand roi Salomon ; tout ce que cette terre présente à ses enfants pour assouvir leur ardente soif de bonheur, — elle le lui a présenté, à lui le glorieux monarque, le sage, par excellence. Eh bien ! c’est Salomon que l’Ecclésiaste fait parler et qu’il met en scène, et que lui fait-il dire ? Qu’arrivé au terme de sa carrière il n’a trouvé en rien une entière satisfaction, nulle part le vrai bonheur. Et sa sagesse ne lui a-t-elle donc rien procuré d’autre, rien de mieux ? Non ! c’est précisément elle qui lui a montré l’incapacité des choses de la terre à satisfaire l’homme. Mais si l’Ecclésiaste proclame hautement l’insuffisance des biens terrestres à remplir un cœur d’homme, il ne dit cependant pas où donc on peut trouver le vrai bonheur ; il ne le dit pas, parce qu’il ne le sait pas ; le souverain bien lui est caché ; il ne lui reste rien d’autre que de se contenter du bien relatif, qui consiste à observer la loi de Dieu, à tirer le meilleur parti possible de la courte existence terrestre, à songer continuellement au jugement et à s’en remettre à Dieu pour le reste. Mais ce grand point interrogatif que l’Ecclésiaste laisse là dressé de toute sa hauteur, constitue précisément la supériorité de ce livre sur celui de Job, qui dans sa conclusion nous replonge en pleine ancienne alliance.
Mais si l’Ecclésiaste ne possède point, relativement à la vie éternelle en particulier, des lumières supérieures à celles du reste de l’A. T., on ne se trompe pas moins lorsqu’on en fait le code du fatalisme ou de l’épicuréisme. Loin de prêcher l’incrédulité, il n’abandonne pas une des croyances admises par les hommes de foi : il y a un gouvernement du monde par Dieu ; il y a un Dieu juste juge, qui rendra à chacun selon ses œuvres. Comment cela se fera, voilà ce que nous ignorons, mais il n’en est pas moins vrai que « Dieu a mis l’éternité dans notre cœur » (Ecclésiaste 3.11).
[Pourquoi refuserait-on ici au mot עלם le sens qu’il a toujours, et pas plus loin que v. 14 ? « J’ai connu que tout ce que Dieu fait est éternel. » Ce n’est que plus tard, en dehors du canon, que עלם signifie monde.]
Les choses passagères ne peuvent satisfaire ce besoin d’infini, ainsi que l’a dit déjà Ecclésiaste 2.12-17, le dégoût de la vie s’empare de l’homme, dès qu’il s’aperçoit que toute son activité terrestre ne lui procure aucun résultat permanent. Nous ne pouvons donc nous empêcher d’aspirer à des choses qui soient éternelles, qui demeurent, qui ne fuient pas, sans que toutefois (Ecclésiaste 3.11) nous puissions comprendre ce que Dieu fait depuis le commencement à la fin, c’est-à-dire le résultat vers lequel s’avance l’histoire. — L’homme ignore en particulier comment le jour pourra venir jamais où chacun se trouvera traité selon ses œuvres. Pour le moment il est loin d’en être ainsi. Les Proverbes affirmaient encore catégoriquement que la sagesse procure la vie et la folie la mort, que la mémoire du juste est en bénédiction et que le nom du méchant périt (§ 243) ; l’Ecclésiaste a abandonné ce terrain solide ; il reconnaît bien encore que le sage a sur l’insensé l’avantage « d’avoir des yeux en sa tête (Ecclésiaste 2.14), tandis que l’insensé marche à tâtons dans les ténèbres ; mais, ajoute-t-il, un même accident leur arrive à tous deux. Il m’arrivera comme à l’insensé. La mémoire du sage n’est pas éternelle, non plus que celle de l’insensé ; dans les jours à venir tout sera déjà oublié dès longtemps. Voyez ! le sage meurt de même que l’insensé ! » Combien souvent les méchants échappent au châtiment qu’ils ne méritent que trop. — Et pourtant, l’Ecclésiaste lui-même s’écrie : « Lors même que le pécheur fait cent fois le mal et qu’il vit longtemps, je sais que tout ira bien pour ceux qui craignent Dieu et qui révèrent sa face. Mais le méchant ne sera pas heureux et il ne prolongera pas ses jours » (Ecclésiaste 8.12-13). Voyez aussi Ecclésiaste 3.16-17.
D’un bout à l’autre de ce livre il y a opposition entre la foi et l’expérience ; la foi réclamant absolument la solution des problèmes de la vie présente ; l’expérience et les lumières naturelles de l’homme se montrant incapables de satisfaire aux justes exigences de la foi. Mais cette opposition est consciente. Dès qu’on s’en souvient, on voit aussitôt s’évanouir les prétendues contradictions que renferme l’Ecclésiaste, on peut laisser leur sens naturel aux passages les plus contradictoires et s’épargner la peine de les faire passer par le laminoir d’une exégèse forcée pour les amener tous à dire la même chose.
Cherchons, en nous servant de cette règle, à résoudre la question de savoir si l’Ecclésiaste admet, oui ou non, la vie éternelle et l’immortalité de l’âme. On y a répondu fort diversement, et l’on a pu le faire, parce que l’auteur se place tantôt au point de vue de la réflexion naturelle et de la raison, tantôt à celui de l’antique croyance au Schéol, tantôt enfin à celui de l’absolue nécessité d’une rémunération finale. — Si l’on s’en tient à ce qu’on voit lors de la mort d’un homme et lors de celle d’un animal, on est obligé de reconnaître qu’elles se ressemblent (Ecclésiaste 3.19) ; impossible de savoir si l’esprit de l’homme monte vraiment en haut, et si celui de la bête descend vraiment en bas dans la terre (v. 21). Cette ignorance est un sujet de salutaire humiliation pour les hommes. « Dieu veut leur montrer par là que, indépendamment de Lui, ils ne sont que des bêtes », v. 18. — L’antique croyance au Schéol se trouve exposée dans des passages que nous avons déjà cités au § 78, tels que Ecclésiaste 9.4-6, 10. — Le troisième point de vue est celui qui prévaut à la fin du livre. L’auteur, repoussant tous les doutes qui l’ont assiégé, aussi longtemps qu’il s’en est tenu à ce que ses sens lui disaient, affirme que l’esprit de l’homme retourne à Dieu qui l’a donné (Ecclésiaste 12.7), et que Dieu va faire venir en jugement tout ce qui est caché, soit bien, soit mal (Ecclésiaste 12.13). Comment l’auteur s’explique qu’il puisse être question pour l’esprit du juste d’aller auprès de Dieu et, en même temps, de séjourner dans le royaume des ombres, — c’est ce qu’il ne dit pas. Il ne dit pas non plus comment il se représente le jugement à venir. Aura-t-il pour théâtre la terre et cette existence, ou bien le monde invisible et la vie à venir ? Cette dernière alternative est la plus probable : voyez le dernier verset du livre : « tout ce qui est caché » ainsi que Ecclésiaste 9.5, qui dit que dans le Schéol il n’y a aucun salaire, aucune rétribution pour l’homme. Le jugement n’aurait donc lieu qu’après le séjour dans le royaume des morts. Cependant on ne peut rien dire de certain à cet égard, et l’on doit se résumer en disant que l’Ecclésiaste ne renferme aucun témoignage positif en faveur de la vie éternelle.