- Dieu doit-il être craint ?
- La division de la crainte en crainte filiale, crainte initiale, crainte servile et crainte mondaine.
- La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise ?
- La crainte servile est-elle bonne ?
- La crainte servile est-elle substantiellement identique à la crainte filiale ?
- La venue de la charité exclut-elle la crainte servile ?
- La crainte est-elle le commencement de la sagesse ?
- La crainte initiale est-elle substantiellement identique à la crainte filiale ?
- La crainte est-elle un don du Saint-Esprit ?
- La crainte grandit-elle quand la charité grandit ?
- La crainte demeure-t-elle dans la patrie ?
- Parmi les béatitudes et les fruits, quels sont ceux qui correspondent au don de crainte ?
Objections
1. Il semble qu'on ne puisse pas craindre Dieu, car l'objet de la crainte est un mal futur, nous l'avons établi en son temps, mais Dieu est exempt de tout mal, puisqu'il est la bonté même. Il ne peut donc être craint.
2. La crainte s'oppose à l'espérance. Or nous mettons notre espérance en Dieu. Donc nous ne pouvons pas le craindre en même temps.
3. D'après Aristote : « nous craignons ce qui est pour nous source de maux ». Or les maux ne nous viennent pas de Dieu, mais de nous-mêmes, selon cette parole d'Osée (Osée 13.9 Vg) : « Ta perdition vient de toi, Israël ; c'est de moi que te vient le secours. » Donc Dieu ne doit pas être craint.
En sens contraire, il est dit dans Jérémie (Jérémie 10.7) : « Qui ne te craindra, Roi des nations ? » Et dans Malachie (Malachie 1.6) : " Si je suis Seigneur, où est la crainte qui m'est due ? "
Réponse
L'espérance a un double objet : l'un, le bien futur dont nous attendons l'obtention ; l'autre, le secours de la personne qui doit, d'après notre attente, nous procurer ce que nous espérons. De même, la crainte peut avoir un double objet ; l'un est le mal que l'homme fuit ; l'autre est la réalité d'où peut venir ce mal. Sous le premier aspect, Dieu, qui est la bonté même, ne peut pas être objet de crainte. Mais sous le second aspect, il peut être objet de crainte, du fait que quelque mal venant de lui, ou en relation avec lui, peut nous menace.
Venant de Dieu, le mal qui nous menace et le mal de peine. Celui-ci, absolument parlant, n’est pas un mal ; il l'est par rapport à nous ; en lui-même il est absolument un bien. En effet, puisque le bien se définit par son ordre à une fin, le mal se définit par la privation de cet ordre ; ce qui détruit l'orientation vers la fin ultime est donc un mal en soi : c'est le mal de faute. Quant au mal de peine, c'est un mal en ce qu'il prive d'un bien particulier ; mais c'est un bien en lui-même, en tant qu'il relève de l'ordre de la fin ultime. Par rapport à Dieu, c'est le mal de faute qui peut nous advenir, si nous nous séparons de lui ; et, sous cet aspect, Dieu peut et doit être craint.
Solutions
1. La première objection est valable en ce sens que l'objet de la crainte est le mal que l'homme fuit.
2. Il faut considérer en Dieu, et la justice, selon laquelle il châtie les pécheurs, et la miséricorde par laquelle il nous délivre. Quand nous regardons sa justice, nous sentons surgir en nous la crainte ; mais la considération de sa miséricorde fait surgir en nous l'espérance. Et ainsi, pour des raisons diverses, Dieu est objet d'espérance et de crainte.
3. Le mal de faute n'a pas Dieu pour auteur, mais nous-mêmes, en tant que nous nous éloignons de lui. En revanche, le mal de peine a Dieu pour auteur, en tant que ce mal a raison de bien, parce que ce mal est juste ; c'est justice qu'une peine nous soit infligée. Cependant, à l'origine, la peine arrive comme sanction de notre péché. C'est en ce sens qu'il est dit dans la Sagesse (Sagesse 1.13, 16) : « Dieu n'a pas fait la mort, mais les impies l'appellent du geste et de la voix. »
Objections
1. Il semble que cette division de la crainte soit inadéquate, car le Damascène c cite six espèces de crainte : l'indolence, la confusion, etc. dont nous avons parlé jadis, et qu'on ne retrouve pas dans cette division. Il semble donc que cette division soit mauvaise.
2. Chacune de ces craintes est ou bonne ou mauvaise. Or il y a une crainte, la crainte naturelle, qui n'est pas bonne moralement, puisqu'elle existe chez les démons, selon S. Jacques (Jacques 2.19) : « Les démons croient, et ils tremblent. » Mais elle n'est pas non plus mauvaise, puisque le Christ l'a subie ; S. Marc écrit (Marc 14:33) : « »Jésus commença de subir crainte et abattement.« » La division proposée est donc insuffisante.
3. Les rapports de fils à père, d'époux à épouse, de serviteur à maître, sont différents. Or la crainte filiale, qui est celle du fils envers son père, se distingue de la crainte servile qui est celle du serviteur envers son maître. Il nous faut donc aussi distinguer de toutes ces craintes la crainte chaste, qui semble être celle de l'épouse envers son mari.
4. De même que la crainte servile, la crainte initiale et la crainte du monde portent sur la peine. Il n'y avait donc pas de raison pour les distinguer l'une de l'autre.
5. Comme la convoitise a pour objet un bien, la crainte a pour objet un mal. Mais autre est la convoitise des yeux, qui convoite les biens du monde, autre la convoitise de la chair, qui pousse à rechercher son propre plaisir. De même aussi, autre est la crainte mondaine, qui nous fait appréhender la perte des biens extérieurs, autre la crainte humaine par laquelle nous redoutons une diminution de notre propre personne.
En sens contraire, l'autorité du Maître des Sentences garantit cette division.
Réponse
Nous traitons en ce moment de la crainte selon que, de quelque façon, elle nous tourne vers Dieu, ou nous détourne de lui. En effet, puisque l'objet de la crainte est un mal, parfois l'homme s'éloigne de Dieu à cause des maux qu'il craint, et c'est la crainte humaine ou la crainte mondaine.
Parfois au contraire l'homme, en raison du mal qu'il redoute, se tourne vers Dieu et s'attache à lui. Ce dernier mal est double : mal de peine, et mal de faute. Si l'on se tourne vers Dieu et que l'on s'attache à lui par crainte de la peine, il y aura crainte servile. Si c'est par crainte de la faute, il y aura crainte filiale, car ce sont les fils qui craignent d'offenser leur père. Si l'on craint en même temps la faute et la peine, c'est la crainte initiale, qui tient le milieu entre la crainte filiale et la crainte servile. Que le mal de faute puisse être craint, nous l'avons dit précédemment, en étudiant la passion de crainte.
Solutions
1. Le Damascène divise la crainte selon qu'elle est une passion de l'âme. La division présente est prise de l'ordre à Dieu, on vient de le dire.
2. Le bien moral consiste principalement dans une conversion vers Dieu, et le mal moral dans une aversion de Dieu. C'est pourquoi toutes les craintes en question comportent ou un bien moral, ou un mal moral. Mais la crainte naturelle est présupposée au bien ou au mal moral ; aussi ne l'a-t-on pas comptée dans l'énumération des craintes.
3. Les rapports de serviteur à maître se fondent sur la puissance du maître s'assujettissant son serviteur ; les rapports de fils à père, ou d'époux à épouse, reposent au contraire sur l'affection du fils se soumettant à son père, ou de la femme s'unissant à son mari par une union d'amour. Aussi la crainte filiale et la crainte chaste concernent-elles une même réalité ; car, par l'amour de charité, Dieu se fait notre Père, d'après S. Paul (Romains 8.15) : « Vous avez reçu un esprit de fils adoptifs, dans lequel nous crions : Abba, Père » ; et, selon la même charité, Dieu se dit notre époux, toujours d'après S. Paul (2 Corinthiens 11.2) : « je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. » La crainte servile relève d'un autre principe, carrelle n'inclut pas la charité dans sa définition.
4. La crainte servile, la crainte initiale et la crainte mondaine ont toutes trois la peine pour objet, mais envisagée sous divers aspects. La crainte mondaine ou humaine se réfère à la peine qui détourne de Dieu, celle que parfois les ennemis de Dieu nous infligent ou dont ils nous menacent. Mais la crainte servile et la crainte initiale visent la peine qui fait que les hommes sont attirés vers Dieu, celle qui est infligée, ou dont nous sommes menacés, par Dieu. Cette peine, la crainte servile l'a pour objet principal, la crainte initiale pour objet secondaire.
5. C'est pour un même motif que l'homme se détourne de Dieu par crainte de perdre les biens du monde, et par crainte de perdre l'intégrité de son corps, car les biens extérieurs sont destinés au corps. C'est pourquoi ces deux craintes sont comptées ici pour une seule, quoique les maux redoutés soient divers, comme le sont aussi les biens, objets de la convoitise. Cette diversité provoque une diversité spécifique des péchés, alors qu'il leur est cependant commun de détourner de Dieu.
Objections
1. Il ne semble pas. En effet, il semble que la crainte des hommes se rattache à notre révérence envers eux. Or on blâme certains de ne pas révérer autrui ; témoin, dans S. Luc (Luc 18.2), le blâme porté sur ce mauvais juge « qui ne craignait pas Dieu et n'avait de considération pour aucun homme ». Il semble donc que la crainte du monde ne soit pas toujours un mal.
2. A la crainte du monde paraissent se rattacher les peines infligées par les pouvoirs séculiers. Or ce sont de telles peines qui nous provoquent à bien agir ; S. Paul le dit (Romains 13.3) : « Veux-tu ne pas avoir à craindre l'autorité ? Fais le bien, et tu obtiendras son approbation. » La crainte du monde n'est donc pas toujours mauvaise.
3. Ce qui existe en nous par nature ne semble pas mauvais, car les éléments de notre nature vous viennent de Dieu. Mais c'est par nature que l'homme craint d'être lésé dans son corps et de perdre les biens temporels qui soutiennent la vie présente. Il semble donc que la crainte du monde ne soit pas toujours mauvaise.
En sens contraire, le Seigneur dit (Matthieu 10.28) : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps » ; et par là il interdit la crainte du monde. Or rien n'est interdit par Dieu, sinon le mal. Donc la crainte mondaine est mauvaise.
Réponse
Les actes moraux et les habitus reçoivent de leurs objets leur nom et leur espèce, nous l'avons montré. Or l'objet propre d'un mouvement d'appétit est le bien qui a valeur de fin. C'est pourquoi tout mouvement appétitif est spécifié et nommé à partir de sa fin propre. En effet, appeler cupidité l'amour du travail, du fait que les hommes travaillent par cupidité, ne serait pas une appellation exacte, car les hommes cupides ne recherchent pas le travail comme une fin mais comme un moyen, tandis qu'ils se portent comme à une fin vers la possession des richesses ; aussi appelle-t-on à bon droit cupidité le désir ou l'amour des richesses, ce qui est un mal. Pareillement, on nomme à proprement parler amour du monde, l'amour par lequel on s'attache au monde comme à une fin. Et ainsi l'amour du monde est toujours mauvais. Mais la crainte naît de l'amour, car on craint de perdre ce qu'on aime, comme le montre S. Augustin ; aussi la crainte mondaine est-elle celle qui procède de l'amour du monde comme d'une racine mauvaise. Et, par suite, la crainte du monde elle-même est toujours mauvaise.
Solutions
1. On peut révérer les hommes à un double titre. D'une part, pour ce qu'ils ont en eux de divin, par exemple le bien de la grâce ou de la vertu, ou au moins l'image naturelle de Dieu ; et c'est à ce titre que l'on blâme ceux qui n'ont pas de respect pour les hommes. D'autre part, on peut révérer les hommes pour leur opposition à Dieu ; alors on doit louer ceux qui n'ont pas ce respect des hommes, selon la parole de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 48:12) au sujet d'Élie ou d'Élisée « Pendant sa vie il ne redouta aucun chef. »
2. Les pouvoirs séculiers, en portant des peines pour détourner du péché, sont en cela ministres de Dieu ; S. Paul le dit (Romains 13:4) : « L'autorité est ministre de Dieu, préposée au châtiment de celui qui fait le mal. » Et ainsi craindre le pouvoir séculier ne relève pas de la crainte du monde, mais de la crainte servile ou initiale.
3. Il est naturel à l'homme de fuir ce qui est préjudiciable à ce corps, ou même dommageable à ses biens temporels. Mais il est contraire à la raison naturelles d'abandonner la justice pour de tels biens. Aussi Aristote déclare-t-il qu'il y a certaines choses (les actes des péchés), auxquelles nulle crainte ne doit nous obliger, parce qu'il est pire de commettre des péchés de cette sorte que de souffrir n'importe quelles peines.
Objections
1. Il semble que non. Car ce dont l'exercice est mauvais est soi-même un mal. Or l'activité qui vient de la crainte servile est un mal, car, selon le commentaire de la Glose sur l'épître aux Romains (Romains 8.15) : « Qui agit par crainte, même s'il fait quelque chose de bon, il ne le fait pas bien. » La crainte servile n'est donc pas bonne.
2. Ce qui naît de la racine du péché n'est pas bon. Or la crainte servile sort de la racine du péché. Dans son commentaire sur Job (Job 3.11) : « Que ne suis-je mort dans le ventre de ma mère ? » S. Grégoire écrit : « Lorsque l'on redoute la peine venue du péché, sans aimer la face de Dieu qu'on a perdue, la crainte vient de l'orgueil et non de l'humilité. » La crainte servile est donc un mal.
3. À l'amour de charité s'oppose l'amour mercenaire ; de même à la crainte chaste semble s'opposer la crainte servile. Or l'amour mercenaire est toujours mauvais ; donc la crainte servile l'est aussi.
En sens contraire, rien de mauvais ne vient du Saint-Esprit. Or la crainte servile vient du Saint-Esprit car, à propos de la parole de S. Paul (Romains 8.15) : « Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude, etc. », la Glose commente : « C'est un seul esprit qui produit les deux craintes, la crainte servile et la crainte chaste. » La crainte servile n'est donc pas mauvaise.
Réponse
C'est à son côté de servilité que la crainte servile doit d'être mauvaise. Car la servitude s'oppose à la liberté. Et puisque « celui-là est libre, qui est maître de soi », selon Aristote, celui-là est esclave qui n'agit pas de son propre chef, mais comme mû du dehors. Or agir par amour est pour tout homme agir comme par soi-même, car c'est sa propre inclination qui le porte à l'action. Et c'est pourquoi il va contre la raison de servilité qu'on agisse par amour. Ainsi donc la crainte servile, en tant que servile, est contraire à la charité. Donc, si la servilité était de l'essence de la crainte servile, la crainte servile devrait être radicalement mauvaise ; ainsi l'adultère est absolument mauvais parce que son opposition à la charité appartient à la définition de son espèce.
Mais cette servilité n'est pas spécifique de la crainte servile, pas plus que l'absence d'information par la charité n'est spécifique de la foi informe. En effet, l'espèce d'un habitus moral se prend de son objet ; de même pour un acte moral. Or l'objet de la crainte servile est la peine ; à cette peine, il est accidentel que le bien auquel elle est contraire soit aimé comme fin ultime, et donc que la peine soit redoutée comme mal principal, ainsi qu'il arrive pour celui qui n'a pas la charité, ou que ce bien soit ordonné à Dieu comme à une fin, et donc que la peine ne soit pas redoutée comme le mal principal, ainsi qu'il en est chez celui qui vit dans la charité. En effet, un habitus ne change pas d'espèce parce que l'on ordonne son objet ou sa fin à une fin ultérieure. Et c'est pourquoi la crainte servile est bonne en sa substance, mais sa servilité est mauvaise.
Solutions
1. La citation de S. Augustin est à entendre de celui qui agit par crainte servile, en tant que servile, sans aimer la justice, mais uniquement par crainte de la peine.
2. La crainte servile, en son essence, ne tire pas son origine de l'orgueil. Mais c'est sa servilité qui naît de l'orgueil, l'homme ne voulant pas soumettre son cœur au joug de la justice, par amour.
3. On appelle amour mercenaire celui qui aime Dieu à cause des biens temporels. Cela est, de soi, contraire à la charité ; aussi l'amour mercenaire est-il toujours mauvais. Mais la crainte servile, dans sa substance, implique seulement la crainte de la peine, qu'on la redoute ou non comme le mal principal.
Objections
1. Il semble que oui. Car la crainte filiale a le même rapport avec la crainte servile que la foi formée avec la foi informe ; la seconde peut coexister avec le péché mortel, non la première. Mais la foi informée est en substance identique à la foi informe. Donc la crainte servile est aussi identique en substance à la crainte filiale.
2. Les habitus se diversifient selon leurs objets. Or la crainte servile et la crainte filiale ont le même objet, car toutes deux craignent Dieu. Donc crainte servile et crainte filiale sont substantiellement une même crainte.
3. L'homme espère posséder Dieu et aussi obtenir de lui des bienfaits ; de même, il craint d'être séparé de Dieu et de souffrir ses châtiments. Or c'est une même espérance qui nous fait attendre la jouissance de Dieu et qui nous permet d'espérer recevoir de lui des bienfaits, nous l'avons dit. Donc la crainte filiale par laquelle nous craignons d'être séparés de Dieu est identique à la crainte servile qui nous fait redouter d'être punis par lui.
En sens contraire, S. Augustin dit qu'il y a deux craintes : la crainte servile, et la crainte filiale ou crainte chaste.
Réponse
L'objet de la crainte est un mal. Et parce que les actes et les habitus se distinguent d'après leurs objets, comme nous l'avons montré, nécessairement la diversité des maux entraîne la diversité spécifique des craintes. Or c'est spécifiquement que diffèrent le mal de peine, que fuit la crainte servile, et le mal de faute que fuit crainte filiale, nous l'avons montré. Manifestement la crainte servile et la crainte filiale ne sont pas une même crainte en substance, mais sont spécifiquement distinctes.
Solutions
1. La foi formée et la foi informe diffèrent pas par leurs objets : l'une et l’autre croient Dieu et croient à Dieu ; elles diffèrent seulement par une particularité extrinsèque, la présence ou l'absence de la charité : c'est pourquoi elles ne sont pas substantiellement différentes. Mais la crainte servile et la crainte filiale diffèrent par leurs objets. Donc la comparaison ne vaut pas.
2. La crainte servile et la crainte filiale n’ont pas le même rapport avec Dieu, la crainte servile le voit comme le principe qui inflige des peines ; et la crainte filiale le regarde, non comme le principe actif de la faute, mais plutôt comme le terme dont on redoute de se séparer par la faute. Et c'est pourquoi, de cet unique objet qu'est Dieu, ne découle pas une identité spécifique. Même les mouvements naturels se diversifient spécifiquement d'après leurs relations diverses à un même terme : ce n'est pas un mouvement identique, de venir du blanc et d'aller vers le blanc.
3. L'espérance voit en Dieu le principe tant de la jouissance divine, que de tout autre bienfait. Mais il n'en est pas ainsi de la crainte. C'est pourquoi la comparaison n'est pas valable.
Objections
1. Il semble que la crainte servile ne demeure pas avec la charité. En effet, S. Augustin déclare : « Dès que la charité habite dans l'âme, elle chasse la crainte, qui lui a préparé la place. »
2. « L'amour de Dieu s'est répandu dans nos coeurs grâce à l'Esprit Saint qui nous a été donné », est-il dit dans l'épître aux Romains (Romains 5.5). Mais « là où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté », dit ailleurs S. Paul (1 Corinthiens 3.17). Puisque la liberté exclut la servitude, il semble bien que la crainte servile soit chassée quand survient la charité.
3. La crainte servile a pour cause l'amour de soi en tant que la peine diminue notre bien propre. Or l'amour de Dieu chasse l'amour de soi, car il produit le mépris de soi-même, selon S. Augustin : « L'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi fonde la cité de Dieu. » Il semble donc bien qu'à l'arrivée de la charité la crainte servile soit enlevée.
En sens contraire, la crainte servile est un don du Saint-Esprit, nous l'avons dit récemment. Or les dons du Saint-Esprit ne sont pas supprimés quand survient la charité par laquelle le Saint-Esprit habite en nous. Il semble donc qu'à la venue de la charité la crainte servile n'est pas enlevée.
Réponse
La crainte servile a pour cause l'amour de soi parce qu'elle est une crainte de la peine qui porterait atteinte à notre bien propre. Ainsi entendue, la crainte de la peine peut coexister avec la charité, tout comme l'amour de soi ; c'est en effet sous une même raison que l'homme désire son bien et qu'il craint d'en être privé.
Or l'amour de soi peut se référer à la charité de trois manières : 1° Il est contraire à la charité lorsque l'on met sa fin dans l'amour de son bien propre. 2° Il est inclus dans la charité lorsque l'homme s'aime lui-même pour Dieu et en Dieu. 3° Il se distingue de la charité sans s'y opposer lorsque l'on s'aime soi-même, en vérité, pour son bien propre, mais sans mettre sa fin dans ce bien propre. De même on peut aussi aimer son prochain d'un amour spécial, distinct de l'amour de charité fondé en Dieux : amour de consanguinité ou de quelque communauté de vie, mais un tel amour peut se référer à la charité.
Pareillement, la crainte de la peine peut se référer d'une triple façon à la charité. 1° Elle est incluse dans la charité, car être séparé de Dieu est une peine, celle que la charité redoute le plus. Aussi cela appartient-il à la crainte chaste. 2° Elle est contraire à la charité lorsque l'on fuit la peine opposée à son bien naturel, laquelle est considérée comme le mal principal qui contrarie ce bien, aimé comme fin dernière. Ainsi entendue, la crainte de la peine ne peut pas coexister avec la charité. 3° Enfin la crainte de la peine se distingue substantiellement de la crainte chaste lorsque nous craignons le mal de peine, non point parce qu'il nous sépare de Dieu, mais à cause du tort qu'il fait à notre bien propre, sans cependant que nous voulions constituer dans ce bien notre fin, et, par suite, sans que ce mal soit redouté comme le mal principal. Et une telle crainte peut coexister avec la charité. Mais cette crainte n'est appelée servile que si la peine est redoutée comme le mal principal, nous l'avons montré. C'est pourquoi la crainte, en tant que servile, ne demeure pas avec la charité ; mais la substance de la crainte servile peut demeurer avec la charité, tout comme l'amour de soi.
Solutions
1. S. Augustin parle ici de la crainte en tant qu'elle est servile.
2. 3. Et c'est le même argument que développent les deux autres Objections.
Objections
1. Il semble que non. En effet, le commencement d'une chose fait partie de cette chose. Or la crainte ne fait pas partie de la sagesse, car la crainte se trouve dans la puissance appétitive, et la sagesse dans la faculté de connaissance. Il semble donc que la crainte ne soit pas le commencement de la sagesse.
2. Aucune réalité n'est principe d'elle-même. Or « la crainte de Dieu, voilà la sagesse », lit-on dans Job (Job 28:28). Il semble donc que la crainte de Dieu ne soit pas le commencement de la sagesse.
3. Rien ne précède le commencement. Or il y a quelque chose d'antérieur à la crainte, car la foi la précède. Il semble donc que la crainte de Dieu ne soit pas le commencement de la sagesse.
En sens contraire, le Psaume (Psaumes 111.10) nous dit : « Le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur. »
Réponse
Par « commencement de la sagesse », on peut vouloir dire deux choses, selon qu'on envisage la sagesse dans son essence, ou dans son effet. Ainsi, le commencement d'un art, envisagé dans son essence, ce sont les principes dont procède cet art ; et le commencement d'un art, considéré dans son effet, c'est le point de départ de la réalisation du travail artistique ; ainsi dirions-nous que le commencement de l'art du bâtiment, ce sont les fondations, car c'est par elles que le maçon commence son oeuvre.
Puisque la sagesse est la connaissance des réalités divines, comme nous le dirons, autre la façon dont nous-mêmes la concevons, autre la façon dont les philosophes la conçoivent. En effet, puisque notre vie est ordonnée à la jouissance de Dieu, et qu'elle est dirigée par la grâce, qui est une participation à la nature divine, aussi la sagesse, pour nous théologiens, n'est pas considérée seulement comme nous faisant connaître Dieu, ainsi que chez les philosophes, mais aussi comme dirigeant notre vie d'homme ; car la vie humaine reçoit sa direction non seulement des raisons humaines, mais aussi des raisons divines, comme le montre S. Augustin.
Ainsi donc, le commencement de la sagesse, vue dans son essence, ce sont les premiers principes de la sagesse, les articles de la foi. En ce sens, on dit que la foi est le commencement de la sagesse. Mais par rapport aux effets, le commencement de la sagesse est le premier sentiment qu'elle fait naître en nous. C'est ainsi que la crainte est le commencement de la sagesse, de façon différente cependant dans la crainte servile et dans la crainte filiale. La crainte servile est commencement en ce sens qu’elle dispose de l'extérieur à la sagesse chrétienne : craignant la peine, le pécheur s'éloigne du péché, et ainsi se dispose à recevoir l'effet de la sagesse, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 1.17 Vg) : « La crainte du Seigneur bannit le péché. » Mais la crainte chaste ou filiale est le commencement de la sagesse en ce sens qu'elle est son premier effet. Puisqu'il appartient à la sagesse de régler la vie humaine selon les raisons divines, c'est de ce principe qu'il faut partir : que l'homme doit révérer Dieu et se soumettre à lui ; c'est ainsi que, par voie de conséquence, il sera réglé en toutes choses selon Dieu.
Solutions
1. Cet argument montre que la crainte n'est pas le commencement de la sagesse considérée dans son essence.
2. La crainte de Dieu joue, par rapport à toute la vie humaine réglée par la sagesse de Dieu, le rôle de la racine vis-à-vis de l'arbre ; aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 1.25 Vg) : « La racine de la sagesse est la crainte du Seigneur et ses rameaux sont une longue vie. » Et c'est pourquoi, de même qu'on dit de la racine qu'elle est virtuellement tout l'arbre, de même dit-on de la crainte de Dieu qu'elle est la sagesse.
3. Comme nous venons de le dire, la foi est principe de la sagesse en un certain sens, et la crainte, en un autre sens. Ce qui fait dire à l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 25.16 Vg) : « La crainte de Dieu est le commencement de son amour, et la foi est le commencement de l'attachement à Dieu. »
Objections
1. La crainte initiale semble différer en substance de la crainte filiale, car la crainte filiale naît de l'amour. Mais la crainte initiale est au principe de l'amour, selon cette parole de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 25.16 Vg) : « La crainte du Seigneur est le commencement de l'amour. » La crainte initiale est donc différente de la crainte filiale.
2. La crainte initiale craint la peine, objet de la crainte servile ; ainsi apparaît-il que la crainte initiale est identique à la crainte servile. Or la crainte servile est différente de la crainte filiale. Donc aussi la crainte initiale diffère en substance de la crainte filiale.
3. Le milieu diffère, au même titre, de ses deux extrêmes. Or la crainte initiale tient le milieu entre la crainte servile et la crainte filiale. Elle diffère donc et de l'une et de l'autre.
En sens contraire, perfection et imperfection ne diversifient pas la substance d'une chose. Or la crainte initiale et la crainte filiale diffèrent selon la perfection ou l'imperfection de la charité, comme le montre S. Augustin. La crainte initiale ne diffère donc pas en substance de la crainte filiale.
Réponse
La crainte initiale tire son nom de ce qu'elle est un commencement. Or, comme la crainte filiale et la crainte servile sont d'une certaine manière le commencement de la sagesse, l'une et l'autre peuvent, d'une certaine manière, être appelées crainte initiale. Mais ce n'est pas dans cette acception qu'est pris le mot « initiale » quand on distingue cette crainte de la crainte servile et de la crainte filiale. On l'entend comme celle qui convient à l'état des débutants : en eux prend naissance une certaine crainte filiale grâce à un commencement de charité, mais ils ne possèdent cependant pas parfaitement cette crainte filiale, parce qu'ils ne sont pas encore parvenus à la perfection de la charité. Et c'est pourquoi la crainte initiale est à la crainte filiale ce que la charité imparfaite est à la charité parfaite. Or charité parfaite et charité imparfaite ne diffèrent pas selon leur essence, mais seulement selon leur état. Et c'est pourquoi il faut dire que même la crainte initiale, au sens où nous l'entendons ici, ne diffère pas, selon son essence, de la crainte filiale.
Solutions
1. La crainte qui est le commencement de l'amour est la crainte servile, « qui introduit la charité comme l'aiguille introduit le fil », selon l'expression de S. Augustin. Ou bien, si l'on rapporte le texte de l'Écriture à la crainte initiale, la crainte est dite commencement de l'amour, non pas absolument, mais par rapport à l'état de charité parfaite.
2. La crainte initiale ne redoute pas la peine comme son objet propre, mais en tant qu'il lui reste quelque chose de la crainte servile. Celle-ci demeure en substance lorsque la charité intervient, bien que la servilité soit alors écartée. L'acte de cette crainte demeure en même temps que la charité imparfaite, chez celui qui est poussé à bien faire non seulement par amour de la justice, mais aussi par crainte de la peine ; pourtant cet acte cesse chez celui qui possède la charité parfaite, car celle-ci « bannit la crainte qui implique un châtiment »" (1 Jean 4.18).
3. La crainte initiale tient le milieu entre la crainte filiale et la crainte servile, non pas comme entre des réalités d'un même genre mais comme l'être imparfait entre l'être parfait et le non-être, selon Aristote. Cet être imparfait est substantiellement identique à l'être parfait, et diffère totalement du non-être.
Objections
1. Il semble que non. En effet, aucun don du Saint-Esprit n'est opposé à une vertu, qui vient, elle aussi, de l'Esprit Saint : autrement le Saint-Esprit serait en contradiction avec lui-même. Or la crainte s'oppose à l'espérance, qui est une vertu. La crainte n'est donc pas un don du Saint-Esprit.
2. C'est le propre de la vertu théologale d’avoir Dieu pour objet. Or la crainte a Dieu pour objet, puisque c'est Dieu qu'on redoute. La crainte n'est donc pas un don, mais une vertu théologale.
3. La crainte fait suite à l'amour. Or on fait de l'amour une vertu théologale. Donc aussi la crainte est vertu théologale, comme se rapportant pour ainsi dire au même objet.
4. S. Grégoire déclare que la crainte nous est donnée pour combattre l'orgueil. Mais à l'orgueil s'oppose la vertu d'humilité. Donc la crainte aussi est comprise sous cette vertu.
5. Les dons sont plus parfaits que les vertus, car ils sont accordés pour aider les vertus d'après S. Grégoire. Mais l'espérance est plus parfaite que la crainte, car l'espérance a pour objet un bien et la crainte un mal. Puisque l'espérance est une vertu, on ne doit pas dire que la crainte est un don.
En sens contraire, Isaïe (Esaïe 11.3) énumère la crainte parmi les sept dons du Saint-Esprit.
Réponse
Nous l'avons déjà dit, il y a plusieurs sortes de craintes. La crainte des hommes, dit S. Augustin, n'est pas un don de Dieu, celle qui poussa S. Pierre à renier le Christ, mais bien celle dont il a été dit (Matthieu 10:28) : " Craignez celui qui peut envoyer l'âme et le corps dans la géhenne. " La crainte servile ne doit pas non plus être énumérée parmi les sept dons du Saint-Esprit, bien qu'elle vienne de lui, car, selon S. Augustin, on peut la posséder avec la volonté de pécher. Mais aucun des dons du Saint-Esprit n'est compatible avec le vouloir du péché, car ils n'existent pas, nous l'avons dit, sans la charité.
Il reste que la crainte de Dieu, comptée parmi les sept dons du Saint-Esprit, c'est la crainte filiale ou chaste. Ces dons du Saint-Esprit sont des perfections habituelles des puissances de l'âme, qui rendent celles-ci capables de recevoir la motion de l'Esprit Saint, de même que, par les vertus morales, les puissances de l'âme deviennent capables de bien répondre à la motion de la raison. Or, pour qu'un être soit dans un bon état de mobilité par rapport à un moteur, la première condition est qu'il lui soit soumis, et sans résistance, car c'est cette résistance du mobile au moteur qui empêche le mouvement. Cette soumission sans résistance, c'est la crainte filiale ou chaste qui la produit, en nous faisant révérer Dieu, et en nous faisant redouter de le quitter. C'est pourquoi la crainte filiale tient, parmi les dons du Saint-Esprit, le premier degré dans l'ordre ascendant, et le dernier dans l'ordre descendant selon S. Augustin.
Solutions
1. La crainte filiale ne s'oppose pas à la vertu d'espérance. Par la crainte filiale en effet, nous ne craignons pas de manquer ce que nous espérons obtenir grâce au secours divin, mais nous craignons de nous soustraire nous-mêmes à ce secours. Et c'est pourquoi la crainte filiale et l'espérance forment un tout et se perfectionnent mutuellement.
2. L'objet propre et principal de la crainte est un mal qu'on fuit. Dieu, sous cet aspect, ne peut pas être l'objet de la crainte, nous l'avons dit, tandis qu'il est l'objet propre et principal de l'espérance et des autres vertus théologales. Car, par la vertu d'espérance, nous nous appuyons sur le secours divin, non seulement pour obtenir tous les autres biens, quels qu'ils soient, mais principalement pour posséder Dieu lui-même, comme le bien premier. Et cela est clair pour les autres vertus théologales.
3. Du fait que l'amour est le principe de la crainte, il ne s'ensuit pas que la crainte de Dieu ne soit pas un habitus distinct de la charité qui est l'amour de Dieu, car l'amour est le principe de tous les sentiments, et cependant c'est dans des habitus différents que nous nous perfectionnons dans nos diverses affections. C'est pourquoi l'amour possède la raison de vertu plus que la crainte, car l'amour se rapporte au bien, et c'est au bien que la vertu est principalement ordonnée selon sa raison propre, nous l'avons montré. Pour le même motif, l'espérance est comptée comme vertu. Tandis que la crainte considère principalement le mal, dont elle implique la fuite. Aussi constitue-t-elle quelque chose de moindre qu'une vertu théologale.
4. « L'orgueil commence quand l'homme se sépare de Dieu », dit l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 10.14), c'est-à-dire quand l'homme ne veut pas se soumettre à Dieu, ce qui s'oppose à la crainte filiale, qui fait révérer Dieu. Ainsi la crainte détruit le principe de l'orgueil et c'est pour cela qu'elle est donnée contre l'orgueil. Il ne s'ensuit pas cependant qu'elle s'identifie avec la vertu d'humilité, mais qu'elle est son principe. Les dons du Saint-Esprit, en effet, sont principes des vertus intellectuelles et morales, nous l'avons dit. Mais les vertus théologales sont principes de dons, nous l'avons dit aussi.
5. Cela donne la réponse à la cinquième objection.
Objections
1. Il semble que, la charité grandissant, la crainte diminue. En effet S. Augustin déclare : « Dans la mesure où la charité grandit, la crainte diminue. »
2. Quand l'espérance grandit, la crainte diminue. Or l'espérance grandit avec la charité, Donc, quand la charité grandit, la crainte diminue.
3. L'amour implique l'union ; la crainte, la séparation. Mais, quand l'union se resserre, la séparation diminue. Donc, l'amour augmentant, la crainte diminue.
En sens contraire, S. Augustin nous dit : « La crainte de Dieu non seulement commence, mais aussi perfectionne la sagesse, celle qui aime Dieu souverainement et le prochain comme soi-même. »
Réponse
Il y a deux craintes de Dieu, nous l'avons dit : la crainte filiale, qui fait craindre d'offenser le père ou d'être séparé de lui ; la crainte servile qui nous fait redouter la peine. Pour la crainte filiale, il est nécessaire qu'elle grandisse quand la charité grandit, comme un effet se développe en même temps que sa cause ; en effet, plus on aime quelqu'un, plus on craint de l'offenser et d'être séparé de lui. Quant à la crainte servile, sa servilité est totalement supprimée par l'apparition de la charité, tandis que la crainte de la peine demeure en substance nous l'avons dit. Cette crainte elle-même diminue, surtout dans son acte, quand la charité grandit, car on craint d'autant moins la peine qu'on aime Dieu davantage. D'abord parce qu'on prête moins d'attention à son propre bien, que la peine contrarie, ensuite parce que celui qui adhère plus fortement à Dieu espère la récompense avec plus de confiance, et, par suite, redoute moins la peine.
Solutions
1. Dans le texte cité, S. Augustin parle de la crainte de la peine.
2. C'est la crainte de la peine qui diminue lorsque grandit l'espérance. Mais lorsque cette vertu s'accroît, alors la crainte filiale grandit, car plus on attend avec certitude l'acquisition de quelque bien par le secours d'un autre, plus on redoute de l'offenser et d'être séparé de lui.
3. La crainte filiale n'implique pas la séparation, mais bien plutôt la soumission : elle redoute ce qui la séparerait de cette sujétion à Dieu. Elle implique d'une certaine façon cependant une séparation, en ce que l'homme n'a pas la présomption de s'égaler à Dieu, mais il se soumet à lui. Cette séparation se trouve aussi dans la charité, du fait que l'on aime Dieu plus que soi-même et par-dessus toutes choses. Il faut donc conclure que l'amour de charité, lorsqu'il grandit, ne diminue pas la révérence de la crainte, mais la fortifie.
Objections
Il semble que la crainte ne demeure pas dans la patrie, car on lit dans les Proverbes (Proverbes 1:33) : « Il vivra tranquille, toute crainte du mal ayant disparu » ; ce qu'il faut entendre de l'homme qui jouit maintenant de la sagesse dans la béatitude éternelle. Or toute crainte concerne un mal, car c'est le mal qui est objet de crainte, nous l'avons dit. Il n'y aura donc aucune crainte dans la patrie.
2. Dans la patrie les hommes seront transformés à la ressemblance de Dieu, selon cette parole (1 Jean 3.2) : « Quand il se manifestera, nous serons semblables à lui. » Or Dieu ne redoute rien. Donc les hommes, dans la patrie, n'éprouveront aucune crainte.
3. L'espérance est plus parfaite que la crainte, car l'espérance regarde le bien, et la crainte le mal. Or il n'y aura pas d'espérance dans la patrie ; donc il n'y aura pas non plus de crainte.
En sens contraire, le Psaume (Psaumes 19.10) dit « La crainte du Seigneur est pure ; elle demeure à jamais. »
Réponse
La crainte servile, ou crainte de la peine, n'existera d'aucune façon dans la patrie, une telle crainte étant exclue par la sécurité qui est de l'essence de la béatitude elle-même.
Quant à la crainte filiale, de même qu'elle grandit avec la charité, de même elle sera parfaite quand la charité sera devenue parfaite. Aussi n'aura-t-elle aucunement dans la patrie le même acte que présentement.
Pour le bien saisir, il faut savoir que l'objet propre de la crainte est un mal possible, comme l'objet propre de l'espérance est un bien possible. Et puisque le mouvement de la crainte est semblable à une fuite, la crainte implique la fuite d'un mal difficile à supporter mais possible à éviter (les maux de peu d'importance ne donnent pas de crainte). Par ailleurs, de même que le bien de toute chose est de demeurer dans son ordre, de même son mal est d'abandonner son ordre. Or l'ordre de la créature raisonnable est d'être soumise à Dieu et de dominer les autres créatures. Aussi, de même que le mal de la créature raisonnable est de se soumettre par amour à la créature inférieure, de même c'est encore son mal que de ne pas se soumettre à Dieu, mais au contraire de l'attaquer ou de le mépriser présomptueusement. Or, à considérer la créature raisonnable dans sa nature, ce mal peut lui arriver, par suite de l'indétermination de son libre arbitre ; mais chez les bienheureux la perfection de la gloire rend ce mal impossible. Donc, dans la patrie, la fuite de ce mal, qui est de ne pas être soumis à Dieu, demeurera, comme la fuite d'un mal possible à la nature, mais impossible à la béatitude. Tandis que, pour les voyageurs, cette fuite est celle d'un mal tout à fait possible.
C'est pourquoi, commentant la parole de Job (Job 26.11) : « Les colonnes du ciel s'ébranlent et s'épouvantent à sa menace », S. Grégoire déclare : « Les puissances mêmes des cieux, qui regardent Dieu sans cesse, tremblent dans cette contemplation même. Mais ce tremblement, loin d'être pour elles une peine, n'est pas un tremblement de crainte, mais d'admiration. » C'est-à-dire qu'elles admirent Dieu en tant qu'il existe bien au-dessus d'eux et qu'il leur est incompréhensible. S. Augustin admet cette sorte de crainte dans la patrie, bien qu'il laisse la question ouverte : « La crainte chaste, celle qui demeure aux siècles des siècles, si elle doit encore exister dans le siècle futur, ne sera plus la crainte qui s'épouvante d'un mal qui peut arriver, mais celle qui se fixe dans le bien quelle ne peut plus perdre. Là en effet où l'amour du bien acquis est immuable, il est certain que la crainte du mal dont ü faut se garder est, si l'on peut ainsi dire, absolument sûre. Or, sous ce nom de crainte chaste, on désigne cette volonté par laquelle ce sera une nécessité pour nous de ne pas vouloir pécher, et cela, non par le souci, provenant de notre faiblesse, de ne pas pécher, mais dans la tranquillité de la charité qui se garde du péché. Ou bien, si aucune crainte d'aucun genre ne peut exister là-haut, peut-être a-t-on parlé d'une crainte qui demeure à jamais pour dire qu’elle subsistera jusqu'où la crainte peut aller. »
Solutions
1. Le texte des Proverbes exclut des bienheureux la crainte inquiète et précautionneuse contre le mal, mais non la crainte établie dans la sécurité, comme le dit S. Augustin.
2. Comme le déclare Denys « les mêmes choses sont à la fois semblables à Dieu et en sont dissemblables : semblables, selon leur imitation de l'inimitable »", c'est-à-dire du fait quelles imitent à leur mesure Dieu, qui n'est pas parfaitement imitable ; « dissemblables, selon que les choses créées restent en deçà de leur cause, déficientes vis-à-vis de ses mesures infinies et incomparables ». De ce que la crainte ne convient pas à Dieu, qui n'a pas de supérieur à qui il soit soumis, il ne suit pas qu’elle ne convienne pas aux bienheureux, dont la béatitude consiste en une parfaite soumission à Dieu.
3. L'espérance implique un défaut, l'état futur de la béatitude, ce que la présence de celle-ci fera disparaître. Mais la crainte implique un défaut qui tient à la nature créée, du fait de son infinie distance de Dieu, défaut qui demeurera dans la patrie. Et c'est pourquoi la crainte ne serge pas complètement évacuée.
Objections
1. La pauvreté d'esprit ne semble pas être la béatitude qui répond au don de crainte. En effet, nous l'avons montré. La crainte est le commencement de la vie spirituelle. Or la pauvreté se rattache à la perfection de la vie spirituelle selon S. Matthieu (Matthieu 19.21) : « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. » La pauvreté d'esprit ne correspond donc pas au don de crainte.
2. Le Psaume (Psaumes 119.120) dit à Dieu : « Pénètre ma chair de ta crainte », ce qui montre que c'est à la crainte que revient le rôle de réprimer la chair. Mais à la répression de la chair semble surtout se rattacher la béatitude des larmes. Donc la béatitude des larmes répond mieux au don de crainte que la béatitude de la pauvreté.
3. Le don de crainte correspond à la vertu d'espérance, nous l'avons dit. Mais à l'espérance semble surtout correspondre la dernière béatitude : « Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu », d'après l'épître aux Romains (Romains 5.2) : « Nous nous glorifions dans i l'espérance de la gloire des fils de Dieu. » Cette béatitude correspond donc mieux au don de crainte que la pauvreté d'esprit.
4. Aux béatitudes correspondent des fruits. Mais on ne trouve rien dans les fruits qui corresponde au don de crainte. Il n'y a donc pas non plus dans les béatitudes quelque chose qui lui corresponde.
En sens contraire, S. Augustin dit « La crainte de Dieu convient aux humbles dont il a été dit “Bienheureux les pauvres en esprit.” »
Réponse
A la crainte correspond proprement la pauvreté d'esprit. En effet, puisqu'il revient à la crainte filiale de témoigner de la révérence à Dieu, et de lui être soumis, la conséquence d'une pareille sujétion se rattache au don de crainte. Mais du fait de sa soumission à Dieu, l'homme cesse de chercher à se manifester en lui-même ou en un autre que Dieu, car un tel sentiment s'opposerait à une sujétion parfaite à Dieu. C'est pour cela qu'il est dit dans le Psaume (Psaumes 20.8) : « Ceux-ci se confient dans les chars et ceux-là dans les chevaux, mais nous, nous invoquons le nom de notre Dieu. » Et c'est pourquoi, du fait qu'il craint parfaitement Dieu, l'homme ne cherche ni à s'exalter en lui-même par l'orgueil, ni à se glorifier dans les biens extérieurs, honneurs et richesses« » ; ces deux dispositions relèvent de la pauvreté d'esprit, si l'on entend par là soit un anéantissement de l'enflure et de l'orgueil de l'esprit, selon le commentaire de S. Augustin, soit encore le mépris des biens temporels qui se fait par l'esprit c'est-à-dire par la volonté de l'homme sous l'impulsion du Saint-Esprit, selon les commentaires de S. Ambroise et S. Jérôme.
Solutions
1. La béatitude est un acte de la vertu parfaite, et c'est pourquoi toutes les béatitudes intéressent la perfection de la vie spirituelle. Mais le commencement de cette perfection semble se réaliser quand, tendant à la parfaite participation aux biens spirituels, on méprise les biens terrestres ; de même que la crainte est le premier degré parmi les dons. La perfection ne consiste pas dans l'abandon des biens temporels ; c'est là seulement le chemin vers la perfection. Toutefois la crainte filiale, à laquelle correspond la béatitude de la pauvreté, demeure même avec la perfection de la sagesse.
2. Ce qui est le plus directement opposé à la sujétion envers Dieu qui réalise la crainte filiale, c'est l'exaltation indue de l'homme — soit en lui-même soit dans les autres biens — plutôt que les plaisirs cherchés au-dehors. Ceux-ci s'opposent à la crainte par leurs conséquences, car celui qui révère Dieu et lui est soumis ne met pas son plaisir en autre chose que Dieu. Mais le plaisir ne comporte pas l'aspect de difficulté, que considère la crainte, aussi bien que l'exaltation de soi. Et c'est pourquoi la béatitude de la pauvreté correspond directement au don de crainte ; la béatitude des larmes en relève aussi, mais par voie de conséquence.
3. L'espérance implique un mouvement et une tendance vers le terme qui est son but, tandis que la crainte comporte un mouvement de retrait par rapport à son point de départ. Et c'est pourquoi la béatitude ultime, qui est le terme de la perfection spirituelle, correspond parfaitement à l'espérance, par mode d'objet ultime ; mais la première béatitude, qui se réalise quand on se retire des biens extérieurs dont la possession empêche la soumission à Dieu, correspond parfaitement à la crainte.
4. Parmi les fruits, ceux qui sont relatifs à l'usage modéré ou à la totale abstention des biens temporels semblent convenir au don de crainte, ainsi la modestie, la continence et la chasteté.
Étudions maintenant les vices opposés à la vertu d'espérance et au don de crainte : 1° Le désespoir (Q. 20) ; ensuite la présomption (Q. 21).