Telle dogmatique, telle morale. Ici encore le mot de résignation se présente et s’impose à nous. L’homme doit craindre Dieu ; la chose est hors de doute. Mais le but suprême de la vie, que Dieu seul connaît, car Il l’a posé, est voilé à ses yeux et il en est réduit à la poursuite de divers buts, tous bons, mais d’un ordre inférieur, en sorte qu’il est constamment occupé à peser et à comparer entre elles les diverses exigences qui se font valoir auprès de sa conscience d’une manière parfois tout à fait contradictoire. Dans une pareille position que faire ? Agir en toutes choses avec une grande prudence ; user d’une grande modération ; demeurer toujours dans une juste mesure ; μηδὲν ἄγαν ! Ne quid nimis ! L’orgueil de la vertu n’est pas meilleur que celui de la science, « Ne sois pas juste avec excès et ne te crois pas extraordinairement sage » (Ecclésiaste 7.16). « Ne sois pas non plus méchant avec excès », ajoute le verset suivant ; c’est-à-dire : Ne t’imagine pas pouvoir t’affranchir absolument du péché, v. 20. Résiste au mal pour n’en être pas surmonté. « Il est bon que tu retiennes ceci et que tu ne négliges pas cela, car qui craint Dieu, sort de tout », v. 18. Il ne faut donc ni prétendre à une vertu sans tache, ni se laisser entraîner par le courant du mal. La crainte de Dieu, voilà le juste milieu, voilà la voie moyenne à laquelle il faut se tenir. On y trouve de nombreux avantages, car « manger et boire et jouir des biens de cette vie pour toutes ses peines, est aussi un don de Dieu » (Ecclésiaste 3.13). Point d’élan, point de joie intérieure ! Placé comme il l’est dans un monde où tout change de la manière souvent la plus imprévue et la plus inévitable (ch. 1), le sage doit se résigner et accepter tout ce que Dieu lui envoie. « Au jour du bien use du bien. Au jour de l’adversité prends-y garde. Dieu a fait l’un et l’autre, afin que l’homme ne puisse pas trouver ce qu’il y a derrière » (son état actuel) Ecclésiaste 7.14. Dans une pareille disposition d’âme, le sage fait ce qui lui paraît à chaque instant être son devoir le plus proche ; l’issue appartient à Dieu. « Celui qui observe le vent ne sèmera point, et celui qui observe les nuées ne moissonnera point » (Ecclésiaste 11.4), c’est-à-dire que celui qui ne trouve jamais le temps assez beau, laisse échapper le moment favorable. « Sème ta semence dès le matin, et le soir ne laisse pas reposer tes mains, car tu ne sais pas ce qui réussira, ceci ou cela, ni si tous deux sont également bons » (v. 6). Travaille courageusement à l’œuvre de ta vocation ; fais à chaque heure ce qui se présente à faire, sans réfléchir si longtemps à ce qu’il en pourra résulter, puisque tu ignores lequel de tes efforts sera couronné de succès.
Cette résignation n’est cependant pas celle du stoïque. L’Ecclésiaste n’est pas insensible à ce qu’il voit autour de lui, il est profondément triste. « Il vaut mieux, entrer dans une maison de deuil que dans une maison de festin ; car, c’est par être pleuré que finira tout homme, et (dans la maison de deuil) le vivant rentre en lui-même. Mieux vaut tristesse que rire, car avec un visage triste le cœur devient bon. Le cœur des sages est dans la maison de deuil ; celui des insensés dans la maison de la joie » (Ecclésiaste 7.2 et sq.). Noble tristesse qui n’a rien de commun avec la mélancolie des enfants blasés de ce monde ; tristesse d’une âme fatiguée, mais qui du moins ne s’est pas laissé ravir le sens des choses divines et éternelles ; d’une âme qui a vu crouler l’édifice de ses plus chères espérances, mais qui, du sein de ces ruines, emporte comme un trésor la crainte de Dieu ! L’Ecclésiaste a conservé son trésor, et en terminant il crie aux jeunes gens dont l’édifice est encore debout : « Réjouissez-vous dans votre jeune âge ; il passe comme les teintes de l’aurore ; et quand la vieillesse est là avec ses incommodités, adieu la joie de la vie ! Mais réjouissez-vous en pensant à votre Créateur, qui est l’auteur de tous les biens, et au jugement duquel nul n’échappera. L’Ecclésiaste, avec le résultat éminemment négatif auquel il arrive, appelle évidemment une révélation nouvelle et forme ainsi une transition toute naturelle entre l’ancienne et la nouvelle alliance. Il faut autre chose que les biens si éphémères et que les joies si vaines de cette terre ! L’âme qui a poussé tous les soupirs de l’Ecclésiaste est prête à recevoir les grâces du Nouveau Testament, ces biens éternels que les prophètes ont annoncés, et qui seuls répondent aux aspirations les plus intimes des sages de tous les pays et de tous les temps.