- Sur quel objet se fonde la présomption ?
- Est-elle un péché ?
- À quoi s'oppose-t-elle ?
- Quel vice lui donne naissance ?
Objections
1. Il semble que, dans la présomption, péché contre le Saint-Esprit, l'homme ne s'appuie pas sur Dieu, mais sur sa vertu propre. En effet, moins une vertu est solide, plus grave est le péché de celui qui s'y appuie à l'excès. Or la vertu de l'homme est moindre que la vertu de Dieu. Celui qui présume des forces humaine pèche donc plus gravement que celui qui présume de la puissance divine. Or le péché contre le Saint-Esprit est le plus grave qui soit. Dans la présomption, qu'on donne comme une espèce de péché contre le Saint-Esprit, on s'appuie donc sur la force de l'homme plus que sur celle de Dieu.
2. Le péché contre le Saint-Esprit engendre d'autres péchés, car on appelle péché contre l'Esprit Saint la malice qui fait pécher. Or les autres péchés paraissent davantage naître le la présomption de l'homme envers lui-même que de sa présomption envers Dieu. Puisque l'amour de soi est le principe du péché, comme l'a montré S. Augustin. Il semble donc que dans la présomption, péché contre le Saint-Esprit, on s'appuie avant tout sur les forces de l'homme.
3. Le péché provient d'une conversion désordonnée au bien périssable. Or la présomption est un péché. Elle provient donc d'une conversion aux forces humaines, qui sont un bien périssable, plus que d'une conversion à la puissance divine, qui est le bien immuable.
En sens contraire, de même que le désespoir fait mépriser la miséricorde divine sur laquelle s'appuie l'espérance, de même la présomption fait mépriser la justice divine, qui punit les pécheurs. Mais, comme la miséricorde, la justice aussi est en Dieu. De même donc que le désespoir consiste à se détourner de Dieu, de même la présomption consiste à se tourner vers Dieu d'une façon désordonnée.
Réponse
La présomption semble impliquer un certain excès dans l'espérance. Or l'objet de l'espérance est un bien ardu et possible. Mais une chose peut être possible à l'homme d'une double façon : par sa vertu propre, et par la seule vertu divine. Vis-à-vis de l'une et l'autre espérance il peut y avoir présomption par excès. S'il s'agit de l'espérance par laquelle on se confie en sa propre vertu, la présomption tient à ce que l'homme vise, comme proportionné à ses forces, un bien qui dépasse sa puissance, selon ce texte du livre de Judith (Judith 6.15 Vg) : « Tu abaisses ceux qui présument d'eux-mêmes. » Une telle présomption s'oppose à la vertu de magnanimité qui établit le juste milieu dans l'espoir humain.
Quant à l'espérance qui adhère à la puissance de Dieu, il peut y avoir présomption par manque de modération, quand l'homme tend à un bien qu'il estime possible par référence à la puissance et à la miséricorde divines, et qui, de fait, n'est pas possible : ainsi, pour le pécheur, espérer obtenir son pardon sans pénitence, ou la gloire sans mérites. Cette présomption est à proprement parler une espèce du péché contre le Saint-Esprit, car elle fait qu'on rejette ou qu'on méprise l'aide du Saint-Esprit, aide par laquelle l'homme est retiré du péché.
Solutions
1. Comme on l'a dit plus haut, le péché contre Dieu est, par son genre même, plus grave que les autres péchés. Aussi la présomption qui fait que l'homme s'appuie d'une manière désordonnée sur Dieu est un péché plus grave que la présomption qui le fait se confier à sa valeur personnelle. En effet, s'appuyer sur la puissance divine pour rechercher ce qui ne convient pas à Dieu, c'est amoindrir la puissance divine. Or, à l'évidence, celui-là pèche plus gravement, qui diminue la puissance divine, que celui qui surfait sa valeur personnelle.
2. Cette présomption, qui nous fait présumer de Dieu d'une manière désordonnée, inclut bien, elle aussi, un amour de soi, par lequel on désire son bien propre en dehors de l'ordre divin. En effet ce que nous désirons beaucoup, nous estimons que les autres peuvent facilement nous le procurer, même s'ils ne le peuvent pas.
3. La présomption de la miséricorde divine comporte et une conversion au bien périssable, en tant quelle procède d'un désir déraisonnable du bien propre, et une aversion loin du bien immuable, en ce qu'elle attribue à la puissance divine ce qui ne lui convient pas ; par là, en effet, l'homme se détourne de la vérité divine.
Objections
1. Il semble que la présomption ne soit pas un péché. En effet, aucun péché ne peut fournir un motif d'être exaucé par Dieu. Or c'est à la présomption que certains doivent d'être exaucés par Dieu ; on lit en effet dans Judith (Judith 9.17) : « Exauce-moi, malheureuse qui te supplie et qui présume de ta miséricorde. » Présumer de la miséricorde divine n'est donc pas un péché.
2. La présomption implique un excès d'espérance. Or, dans l'espérance qu'on a de Dieu, il ne peut y avoir d'excès, parce que la puissance et la miséricorde divines sont infinies. La présomption ne semble donc pas être un péché.
3. Ce qui est péché n'excuse pas du péché. Or la présomption excuse du péché : le Maître des Sentences dit en effet qu'Adam a péché moins gravement parce qu'il a péché en espérant le pardon, ce qui semble être de la présomption. La présomption n'est donc pas un péché.
En sens contraire, on classe la présomption comme une espèce du péché contre le Saint-Esprit.
Réponse
Ainsi que nous l'avons dit pour le désespoir, tout mouvement de l'appétit qui se conforme a une connaissance erronée, est de soi mal et péché. Or la présomption est un mouvement appétitif, car elle implique une espérance désordonnée. Par ailleurs, elle se conforme à une connaissance fausse, ainsi que le désespoir : de même, en effet, qu'il est faux que Dieu ne pardonne pas à ceux qui se repentent, ou qu'il ne convertisse pas les pécheurs à la pénitence, de même est-il faux qu'il accorde son pardon à ceux qui persévèrent dans le péché, et qu'il dispense sa gloire à ceux qui cessent de faire le bien ; et c'est à cette opinion que se conforme la présomption. C'est pourquoi la présomption est un péché. Moins grave cependant que le désespoir, et cela dans la mesure même où c'est davantage le propre de Dieu d'être miséricordieux et de pardonner que de punir, à cause de son infinie bonté. Être miséricordieux convient à Dieu par sa nature même ; être justicier lui convient à cause de nos péchés.
Solutions
1. « Présumer » est quelquefois mis pour « espérer » parce que la véritable espérance que nous avons en Dieu semble elle-même une présomption si on la mesure à la condition de l'homme. Mais elle n'est pas présomption, si l'on prend garde à l'immensité de la bonté divine.
2. La présomption n'implique pas un excès d'espérance du fait qu'on espère trop de Dieu, mais du fait qu'on attend de Dieu ce qui ne convient pas à Dieu. Et c'est là aussi trop peu espérer de lui, car c'est dans une certaine mesure amoindrir sa puissance, nous l'avons dit.
3. Pécher avec le propos de persévérer dans sa faute à cause de l'espérance du pardon, appartient à la présomption. Et cette circonstance ne diminue pas, mais au contraire augmente le péché. Mais pécher tout en gardant l'espérance de recevoir un jour son pardon, en se proposant d'abandonner le péché et d'en faire pénitence, ce n'est pas de la présomption, et une telle circonstance diminue le péché ; car c'est manifester qu'on a une volonté moins décidée à pécher.
Objections
1. Il semble bien que la présomption s'oppose à la crainte plus qu'à l'espérance. En effet, la crainte désordonnée s'oppose à la juste crainte. Or la présomption semble en rapport avec un désordre de la crainte ; la Sagesse déclare en effet (Sagesse 17.11 Vg) : « La crainte favorise la présomption », parce qu'une « conscience qui n'est pas tranquille présume toujours le pire » (Sagesse 17.10 Vg). La présomption s'oppose donc à la crainte plus qu'à l'espérance.
2. On appelle contraires les réalités qui se trouvent éloignées au maximum. Or la présomption est plus éloignée de la crainte que de l'espérance, parce que la présomption implique un mouvement vers son objet, comme l'espérance, tandis que la crainte s'éloigne de son objet. La présomption est donc contraire à la crainte plus qu'à l'espérance.
3. La présomption supprime totalement la crainte ; ce n'est pas totalement qu'elle exclut l'espérance, mais seulement sa certitude. Puisque les réalités qui se détruisent l'une l'autre sont opposées, il semble que la présomption s'oppose à la crainte plus qu'à l'espérance.
En sens contraire, deux vices opposés l'un à l'autre sont contraires à une même vertu ; ainsi la timidité et l'audace sont contraires à la force. Mais le péché de présomption est contraire au péché de désespoir, qui s'oppose directement à l'espérance. Il semble donc que la présomption, elle aussi, s'oppose plus directement à l'espérance.
Réponse
Selon S. Augustin « toutes les vertus ont en face d'elles, non seulement les vices qui s'y opposent par une différence manifeste, comme la témérité et la prudence, mais aussi ceux qui, sous quelque aspect, leur sont voisins et leur ressemblent, non pas véritablement mais sous une trompeuse apparence, comme l'astuce et la prudence ». Et Aristote dit aussi qu'une vertu semble avoir avec l'un des vices qui lui sont opposés, une parenté plus étroite qu'avec l'autre : ainsi la tempérance avec l'insensibilité, et la force avec l'audace. La présomption semble donc comporter une évidente opposition à la crainte, surtout à la crainte servile qui vise le châtiment voulu par la justice de Dieu, et dont la présomption espère le pardon. Cependant, malgré une fausse ressemblance, elle s'oppose davantage à l'espérance, car elle implique une espérance désordonnée en Dieu. Et parce que les réalités qui sont d'un même genre s'opposent plus directement que celles appartenant à des genres divers (car les contraires sont dans un même genre), la présomption s'oppose à l'espérance plus directement qu'à la crainte ; car toutes deux regardent le même objet pour s'y appuyer ; mais l'espérance dans l'ordre, et la présomption de façon désordonnée.
Solutions
1. C'est d'une manière abusive qu'on parle d'espérance à propos d'un mal, car à proprement parler il n'y a d'espérance que du bien ; de même pour la présomption. Et c'est de cette façon qu'on appelle présomption le désordre de la crainte.
2. On appelle contraires les réalités éloignées au maximum, mais dans le même genre. Or la présomption et l'espérance comportent un mouvement d'un même genre, et qui peut être ou dans l'ordre ou dans le désordre. Et c'est pourquoi la présomption est contraire à l'espérance plus directement qu'à la crainte ; car elle s'oppose à l'espérance en raison d'une différence propre, comme ce qui est désordonné à ce qui est ordonné ; mais elle s'oppose à la crainte à cause de la différence de son genre, qui est un mouvement d'espérance.
3. Parce que la présomption s'oppose à la crainte par contrariété de genre, et à la vertu d'espérance par contrariété de différence, la présomption supprime totalement la crainte, même quant au genre ; mais elle ne supprime l'espérance que dans sa différence spécifique, par exclusion de l'ordre qu'implique l'espérance.
Objections
1. Il semble que la présomption n'ait pas pour cause la vaine gloire, car la présomption paraît s'appuyer à l'extrême sur la miséricorde divine. Or la miséricorde regarde la misère, qui s'oppose à la gloire. Donc la présomption n'a pas pour origine la vaine gloire.
2. La présomption s'oppose au désespoir. Or le désespoir naît de la tristesse, nous l'avons dit. Puisque des réalités opposées ont des causes opposées, il semble que la présomption naisse de la délectation. Et ainsi il paraît qu'elle naît des vices de la chair, dont les délectations sont les plus violentes.
3. Le vice de présomption consiste en ce que l'homme tend, comme s'il le pouvait vraiment, à un bien qu'il ne peut pas atteindre. Or estimer possible ce qui est impossible, cela vient de l'ignorance. La présomption a donc pour cause l'ignorance plus que la vaine gloire.
En sens contraire, S. Grégoire déclare que « la présomption des nouveautés » est fille de la vaine gloire.
Réponse
Nous avons signalé deux sortes de présomptions. L'une prend appui sur la valeur personnelle du sujet et poursuit un objet qu'elle croit possible d'atteindre, alors qu'il dépasse les forces propres de ce sujet. Une telle présomption vient manifestement de la vaine gloire : désirant beaucoup de gloire, il s'ensuit qu'on s'attaque à une gloire au-dessus de ses forces. Et au premier rang de ces gloires, il y a les nouveautés qui attirent la plus grande admiration. C'est pourquoi S. Grégoire a mis à bon droit la présomption des nouveautés comme fille de la vaine gloire.
Il y a une autre présomption, qui s'appuie d'une façon désordonnée sur la miséricorde et la puissance divines ; ce qui lui donne l'espérance d'obtenir la gloire sans mérites et le pardon sans pénitence. Pareille présomption paraît bien naître en ligne directe de l'orgueil : l'homme a de lui-même une telle estime qu'il arrive à penser que, même alors qu'il pèche, Dieu ne peut pas le punir ni l'exclure de sa gloire.
Solutions
Cela donne la réponse aux Objections.