- Dieu seul doit-il être aimé de charité, ou aussi le prochain ?
- La charité doit-elle être aimée de charité ?
- Les créatures sans raison doivent-elles être aimées de charité ?
- Peut-on s'aimer soi-même de charité ?
- Doit-on aimer de charité son propre corps ?
- Les pécheurs doivent-ils être aimés de charité ?
- Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes ?
- Doit-on aimer de charité ses ennemis ?
- Faut-il leur donner des marques d'amitié ?
- Les anges doivent-ils être aimés de charité ?
- Et les démons ?
- Énumération de ce qu'il faut aimer de charité.
Objections
Il semble que la dilection de la charité s'arrête à Dieu et ne s'étend pas au prochain. En effet, de même que nous devons à Dieu notre amour, de même devons-nous le craindre selon le Deutéronome (Deutéronome 10.12) : « Et maintenant, Israël, que te demande le Seigneur, ton Dieu, sinon de le craindre et de l'aimer ? » Or la crainte qu'inspire un homme, appelée crainte humaine, diffère de la crainte de Dieu qui est servile ou filiale, nous l'avons montré. Donc l'amour de charité dont on aime Dieu est différent de l'amour dont nous aimons notre prochain.
2. « Aimer, c'est honorer », dit Aristote. Mais l'honneur de latrie, qui est dû à Dieu, est différent de l'honneur de dulie qui est dû à la créature. L'amour que l'on a pour Dieu est donc égal ment différent de l'amour que l'on porte au prochain.
3. « L'espérance d'après la Glose, engendre la charité. » Mais l'espérance que l'on met en Dieu doit être exclusive, de telle sorte que ceux qui espèrent en l'homme méritent d'être blâmés, selon la parole de Jérémie (Jérémie 17.5) : « Malheur à l'homme qui se confie en l'homme. » Pareillement, la charité qui est due à Dieu ne doit pas s'étendre au prochain.
En sens contraire, S. Jean nous dit (1 Jean 4.21) « Voici le commandement que Dieu nous donne celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son frère. »
Réponse
Les habitus, avons-nous dit, ne se diversifient que par ce qui change l'espèce de leurs actes, car tous les actes d'une même espèce relèvent d'un même habitus. Puisque l'espèce d'un acte est déterminée par son objet selon la raison formelle de celui-ci, il faut nécessairement que l'acte qui vise la raison formelle d'un objet soit de même espèce que celui qui vise l'objet sous cette même raison ; ainsi sont de même espèce la vision de la lumière, et la vision de la couleur considérée sous la raison de lumière. Or, la raison d'aimer le prochain, c'est Dieu ; car ce que nous devons aimer dans le prochain, c'est qu'il soit en Dieu. Il est donc manifeste que l'acte par lequel Dieu est aimé, et celui par lequel est aimé le prochain sont de même espèce. Par conséquent l'habitus de la charité ne s'étend pas seulement à l'amour de Dieu, mais aussi à l'amour du prochain.
Solutions
1. On peut craindre le prochain, et aussi l'aimer, de deux manières. Premièrement, pour ce qui lui appartient en propre : ainsi on redoute un tyran à cause de sa cruauté, ou bien on l'aime parce qu'on désire acquérir de lui quelque faveur. En ce sens, la crainte de l'homme se distingue de la crainte de Dieu et de même l'amour. Deuxièmement on craint et on aime un homme pour ce qu'il y a de Dieu en lui : ainsi l'on redoute la puissance séculière parce qu'elle a reçu de Dieu la mission de punir les malfaiteurs, et on l'aime parce qu'elle rend la justice. Ici, la crainte et l'amour de l'homme ne se distinguent pas de la crainte et de l'amour de Dieu.
2. L'amour se rapporte au bien en général, tandis que l'honneur se rapporte au bien propre de celui qui est honoré ; en effet, on rend honneur à quelqu'un en témoignage de sa vertu personnelle. C'est pourquoi l'amour ne connaît pas différentes espèces du fait que la bonté de ceux qu'il vise est plus ou moins grande, du moment que cette bonté se réfère à un même bien commun ; mais l'honneur, lui, se diversifie selon les mérites particuliers de chacun. C'est pourquoi nous aimons tous nos proches d'un même amour de charité, en tant qu'ils se réfèrent à ce bien commun à tous qui est Dieu, mais nous leur rendons des honneurs différents suivant la vertu propre de chacun. Et de même, nous rendons à Dieu l'honneur singulier de latrie, à cause de sa vertu sans pareille.
3. On blâme ceux qui mettent leur espoir dans l'homme comme dans l'auteur principal de leur salut ; non ceux qui espèrent en l'homme comme dans un aide au service de Dieu. De même, on serait répréhensible d'aimer son prochain comme sa fin principale, mais non pas de l'aimer à cause de Dieu, ce qui est le propre de la charité.
Objections
1. Non, semble-t-il. Tout ce que nous devons aimer de charité est renfermé dans les deux préceptes de la charité, comme on le voit en S. Matthieu (Matthieu 22.37). Or ni l'un ni l'autre ne comprend la charité, puisque la charité n'est ni Dieu, ni le prochain. Donc on ne doit pas aimer de charité la charité elle-même.
2. La charité, nous l'avons vu, est fondée sur la communication de la béatitude. Or la charité ne peut pas participer de la béatitude. Elle ne doit donc pas être aimée de charité.
3. La charité, on l'a dit plus haut, est une amitié. Or, on ne peut éprouver d'amitié à l'égard de la charité ; pas plus qu'à l'égard de ce qui est accident, parce que la réciprocité d'amour est de l'essence de l'amitié, et que les choses de cette nature n'en sont pas capables. Donc la charité ne doit pas être aimée de charité.
En sens contraire, S. Augustin dit : « Celui qui aime son prochain, par cela seul aime la dilection elle-même. » Mais on aime son prochain de charité. Il est donc logique que la charité aussi soit aimée de charité.
Réponse
La charité est un amour. Or l'amour, par la nature de la puissance dont il est l'acte, a le pouvoir de faire retour sur lui-même. En effet, parce que la volonté a pour objet le bien universel, tout ce qui a raison de bien peut être objet de volonté. Et comme le vouloir lui-même est quelque chose de bon, en peut vouloir vouloir. De même l'intelligence, qui a le vrai pour objet, comprend qu'elle comprend, parce que cela aussi c'est quelque chose de vrai. Mais, de plus, l'amour a aussi ce pouvoir de retour sur lui-même en raison de sa nature spécifique : parce qu'il est mouvement spontané de celui qui aime vers l'être aimé. Donc, du fait même que l'on aime quelqu'un, on aime aimer.
Mais la charité, nous l'avons dit, n'est pas seulement un amour, elle a raison d'amitié. Or on aime une chose par amitié de deux manières : comme on aime celui pour qui l'on a de l'amitié et à qui l'on veut du bien ; ou comme on aime le bien que l'on veut à son ami. C'est en ce deuxième sens seulement que la charité est aimée par charité, parce que la charité est ce bien que nous souhaitons à tous ceux que nous aimons de charité. Et il en est de même pour la béatitude et pour les autres vertus.
Solutions
1. Dieu et le prochain sont ceux à qui nous portons amitié. Mais dans notre amour est contenu l'amour de la charité elle-même ; en effet, nous aimons le prochain et Dieu, en tant que nous aimons que nous et le prochain aimions Dieu, ce qui est aimer la charité.
2. La charité est cette communication même de la vie spirituelle qui fait parvenir à la béatitude ; on l'aime donc comme le bien que l'on désire pour tous ceux que l'on aime de charité.
3. Cet argument est valable selon que l'amitié nous fait aimer ceux à qui nous portons de l'amitié.
Objections
1. Il semble qu'il faille aussi les aimer. C'est en effet surtout par la charité que nous nous conformons à Dieu. Or Dieu aime de charité les créatures non raisonnables : « Il aime tout ce qui existe », dit la Sagesse (Sagesse 11.24), et tout ce qu'il aime, il l'aime pour lui-même, lui qui est charité. Donc, nous aussi, nous devons aimer de charité les créatures sans raison.
2. C'est vers Dieu, par principe, que se porte la charité, et elle s'étend aux autres êtres en tant qu'ils se réfèrent à Dieu. Or, de même que la créature raisonnable se réfère à Dieu, parce qu'elle a la ressemblance de l'image, de même la créature sans raison, parce qu'elle est à la ressemblance du vestige. La charité s'étend donc aussi aux créatures sans raison.
3. Dieu est l'objet de la charité comme il est l'objet de la foi. Or la foi s'étend aux créatures sans raison, car nous croyons que le ciel et la terre ont été créés par Dieu, que les poissons et les oiseaux ont été produits à partir de l'eau, et les animaux qui marchent ainsi que les plantes à partir de la terre. La charité s'étend donc aussi aux créatures sans raison.
En sens contraire, l'amour de charité ne s'étend qu'à Dieu et au prochain. Or, sous le nom de prochain, on ne peut comprendre la créature sans raison parce qu'elle n'a pas en commun avec l'homme la vie raisonnable. Donc la charité ne s'étend pas jusqu'à elle.
Réponse
La charité nous l'avons vu, est une amitié. Or, par l'amitié, on aime tout d'abord l’ami pour lequel on a de l'amitié ; et en second lieu les biens que l'on souhaite à cet ami. Dans le premier sens, il est impossible d'aimer de charité une créature sans raison. Et cela pour trois motifs, dont deux regardent communément l'amitié, qu’on ne peut avoir pour ces créatures.
1° Notre amitié se porte vers celui à qui nous voulons du bien ; or, à proprement parler, je ne puis vouloir du bien à une créature dépourvue de raison, car il ne lui appartient pas de posséder à proprement parler du bien ; c'est réservé à la créature raisonnable, qui peut seule, par son libre arbitre, user du bien quelle possède. Aussi Aristote déclare-t-il que si nous disons, en parlant des créatures sans raison, qu'il leur arrive du bien ou du mal, c'est seulement par analogie.
2° Toute amitié se fonde sur une communication de vie ; « Rien en effet, remarque Aristote n'est plus propre à l'amitié que de vivre ensemble. » Mais les créatures sans raison ne peuvent communier à la vie humaine, qui est la vie selon la raison. Il ne peut donc pas y avoir d'amitié à leur égard, sinon dans un sens métaphorique.
3° La dernière raison est propre à la charité ; celle-ci est fondée en effet sur la communication de la béatitude éternelle, dont la créature dépourvue de raison n'est pas capable. C'est pourquoi l'amitié de charité ne peut exister à son endroit.
Cependant, nous pouvons aimer de charité les êtres dépourvus de raison, comme des biens, que nous désirons pour les autres, en tant que, par la charité, nous voulons la conservation de ces êtres pour la gloire de Dieu et l'utilité des hommes. Et de cette façon Dieu aime aussi de charité.
Solutions
1. Cela répond à la première objection.
2. La ressemblance de vestige ne rend pas apte à la béatitude, comme la ressemblance de l'image. Donc la comparaison ne vaut pas.
3. La foi peut s'étendre à tout ce qui est vrai de quelque manière. Au contraire, l'amitié de charité ne concerne que les êtres qui sont destinés à posséder le bien de la vie éternelle. Ce n'est donc paie pareil.
Objections
1. Il semble que l'homme ne s'aime pas d'un tel amour, car, dit S. Grégoire, « pour qu'il y ait charité, il faut au moins être deux ». Donc il n'y a pas de charité à l'égard de soi-même.
2. L'amitié, par définition, implique réciprocité et égalité, dit Aristote ; ce qu'on ne peut pratiquer envers soi-même. Or, nous l'avons vu, la charité est une amitié. Donc, on ne peut avoir de la charité envers soi-même.
3. Ce qui appartient à la charité ne peut être blâmable. « La charité ne fait pas le mal » (1 Corinthiens 13.4). Or, s'aimer soi-même est chose blâmable, car il est dit (2 Timothée 3.1) : « Dans les derniers jours surviendront des moments difficiles, et les hommes seront remplis de l'amour d'eux-mêmes. » L'homme ne peut donc pas s'aimer soi-même d'un amour de charité.
En sens contraire, au Lévitique (Lévitique 19.18) il est dit : « Tu aimeras ton ami comme toi-même. » Or nous aimons un ami d'un amour de charité. Nous devons donc aussi nous aimer nous-même d'un amour de charité.
Réponse
Puisque la charité est une amitié, nous pouvons en parler de deux manières. Tout d'abord sous la raison commune d'amitié ; et en ce sens on doit dire qu'il n'y a pas à proprement parler d'amitié à l'égard de soi-même, mais quelque chose de supérieur à l'amitié, puisque l'amitié implique une certaine union ; Denys dit en effet que « l'amour est une force qui unit » ; or, en chacun, par rapport à soi-même, il y a unité, ce qui est plus que l'union avec autrui. Aussi, de même que l'unité est le principe de l'union, ainsi l'amour que l'on éprouve pour soi-même est la forme et la racine de l'amitié ; en effet, nous avons de l'amitié pour d'autres lorsque nous nous comportons envers eux comme envers nous-même. Car, dit Aristote, « les sentiments d'amitié envers autrui viennent de ceux que l'on a envers soi-même ». De même encore n'a-t-on pas de science concernant les principes, mais quelque chose de supérieur : leur intelligence immédiate.
En second lieu, nous pouvons parler de la charité selon sa nature propre, en tant qu'elle est principalement une amitié de l'homme pour Dieu et, par voie de conséquence, pour toutes les créatures qui appartiennent à Dieu. Or, parmi celles-ci, il y a le sujet lui-même, qui a la charité. Ainsi, parmi tout ce qu'il aime de charité comme ressortissant à Dieu, l'homme s'aime lui-même d'un amour de charité.
Solutions
1. S. Grégoire parle ici de la charité selon la raison commune d'amitié.
2. La deuxième objection se place au même point de vue.
3. On blâme ceux qui s'aiment eux-mêmes, quand ils s'aiment selon leur nature sensible à laquelle ils se soumettent. Mais ce n'est pas là s'aimer vraiment selon sa nature raisonnable, de façon à vouloir pour soi les biens qui relèvent de la perfection de la raison. S'aimer de cette façon relève tout à fait de la charité.
Objections
1. Non, semble-t-il, car nous n'aimons pas quelqu'un avec qui nous ne voulons pas vivre. Or, ceux qui possèdent la charité ne veulent pas vivre avec leur corps, selon S. Paul (Romains 7.24) : « Qui me délivrera de ce corps de mort », et aussi (Romains 1.23) : « Je désire être dégagé des liens du corps, et être avec le Christ. » Donc notre corps ne doit pas être aimé de charité.
2. L'amitié de charité est fondée sur la communication de la jouissance de Dieu. Mais le corps ne peut pas participer à cette jouissance. Donc, on ne doit pas l'aimer de charité.
3. La charité, puisqu'elle est une amitié, ne peut se porter que sur des êtres capables d'une réciprocité d'amour. Or notre corps ne peut pas nous aimer de charité. Donc il ne doit pas être aimé de cette façon.
En sens contraire, S. Augustin indique quatre choses que nous devons aimer par charité, et parmi elles notre propre corps.
Réponse
Notre corps peut être considéré sous deux aspects : 1° dans sa nature, 2° dans la corruption née du péché et de son châtiment.
Or la nature de notre corps ne vient pas d'un principe mauvais, comme les manichéens l'imaginent, mais elle a été créée par Dieu. C'est pourquoi nous pouvons user du corps pour servir Dieu, comme le prescrit S. Paul (Romains 6.13) : « Faites de vos membres des armes de justice au service de Dieu. » C'est pourquoi de l'amour de charité dont nous aimons Dieu, nous devons aussi aimer notre corps.
Mais nous ne devons pas aimer dans notre corps la souillure du péché, ni la déchéance du châtiment. Nous devons plutôt désirer par la charité qu'il en soit délivré.
Solutions
1. L'Apôtre ne repoussait pas l'union avec le corps quant à sa nature ; au contraire, sous ce rapport, il ne voulait pas en être dépouillé, comme il le déclare (2 Corinthiens 5.4) : « Nous ne voudrions pas nous dévêtir, mais revêtir ce second vêtement par-dessus l'autre. » Ce qu'il voulait, c'est être délivré de l'imprégnation de la convoitise qui demeure dans le corps, et de sa déchéance qui « appesantit l'âme », de telle sorte qu'il ne voit plus Dieu. C'est ce qu'il exprime clairement en l'appelant : « ce corps de mort ».
2. Quoique notre corps ne puisse pas jouir de Dieu en le connaissant et en l'aimant, c'est par les œuvres que nous accomplissons au moyen du corps que nous pouvons parvenir à la parfaite jouissance de Dieu. C'est pourquoi, de la jouissance de l'âme rejaillit jusque dans le corps une certaine béatitude, « une force de santé et d'incorruption », dit S. Augustin. C'est pourquoi, parce que le corps participe d'une certaine manière à la béatitude, il peut être aimé d'un amour de charité.
3. La réciprocité d'amour a sa place dans l'amitié que l'on a pour un autre, mais pas dans celle que l'on a pour soi-même, soit par rapport à l'âme, soit par rapport au corps.
Objections
1. Non, semble-t-il, car il est dit dans le Psaume (Psaumes 119.113) : « J'ai détesté les impies. » Mais David avait la charité. Par conséquent la charité doit plutôt faire détester les pécheurs que les faire aimer.
2. « La preuve de l'amour, dit S. Grégoire, ce sont les œuvres que l'on accomplit. » Or, à l’égard des pécheurs, les justes, loin d'accomplir des œuvres d'amour, produisent plutôt celles que la haine inspire : ainsi, dit le Psaume (Psaumes 101.8) : « Dès le matin je mettais à mort tous les pécheurs du pays » ; de même, dans l'Exode (Exode 22.17), le Seigneur prescrit : « Tu ne laisseras pas en vie les magiciens. » Donc les pécheurs ne doivent pas être aimés de charité.
3. Il appartient à l'amitié de vouloir et de souhaiter du bien aux amis. Or, par charité, les saints souhaitent du mal aux pécheurs, selon cette parole du Psaume (Psaumes 9.18) : « Que les pécheurs aillent en enfer. » Donc les pécheurs ne doivent pas être aimés de charité.
4. C'est le propre des amis d'avoir les mêmes joies et le même vouloir. Or la charité ne fait pas vouloir ce que veulent les pécheurs, ni se réjouir de ce dont ils se réjouissent ; c'est plutôt le contraire qu'elle produit. Donc les pécheurs ne doivent pas être aimés de charité.
5. « C'est le propre des amis de vivre ensemble », selon Aristote. Or on ne doit pas vivre avec des pécheurs : « Sortez donc du milieu de ces gens-là », dit S. Paul (2 Corinthiens 6.17). On ne doit donc pas aimer les pécheurs de charité.
En sens contraire, S. Augustin, remarque que, lorsqu'il est prescrit : « Tu aimeras ton prochain », le mot prochain « désigne manifestement tous les hommes ». Mais les pécheurs ne cessent pas d'être des hommes, car le péché ne détruit pas la nature. Donc les pécheurs doivent être aimés de charité.
Réponse
Dans les pécheurs on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature, qu'ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi, selon leur nature, il faut les aimer de charité. Mais leur faute est contraire à Dieu, et elle est un obstacle à la béatitude. Aussi, selon leur faute qui les oppose à Dieu, ils méritent d'être haïs, quels qu'ils soient, fussent-ils père, mère ou proches, comme on le voit en S. Luc (Luc 14.26). Car nous devons haïr les pécheurs en tant qu'il sont tels, et les aimer en tant qu'ils sont des hommes capables de la béatitude. C'est là véritablement les aimer de charité, à cause de Dieu.
Solutions
1. Le prophète haïssait les impies, en tant qu'impies, en détestant leur iniquité, qui est leur mal. C'est la haine parfaite dont il dit (Psaumes 139.22) : « je les haïssais d'une haine parfaite. » Or, détester le mal d'un être et aimer son bien ont une même motivation. Aussi cette haine parfaite relève-t-elle aussi de la charité.
2. Quand des amis tombent dans le péché remarque Aristote, il ne faut pas leur retirer les bienfaits de l'amitié, aussi longtemps qu'on peut espérer leur guérison. Il faut les aider à recouvrer la vertu, plus qu'on ne les aiderait à recouvrer une somme d'argent qu'ils auraient perdue ; d'autant plus que la vertu a plus d'affinité avec l'amitié que n'en a l'argent. Mais, lorsqu'ils tombent dans une extrême malice et deviennent inguérissables, alors il n'y a plus à les traiter familièrement comme des amis. C'est pourquoi de tels pécheurs, dont on s'attend qu'ils nuisent aux autres plutôt que de s'amender, la loi divine comme la loi humaine prescrivent leur mort. Cependant, ce châtiment, le juge ne le porte point par haine, mais par l'amour de charité, qui fait passer le bien commun avant la vie d'une personne. Et pourtant, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s'il se convertit, à l'expiation de sa faute, et s'il ne se convertit pas, elle met un terme à sa faute, en lui ôtant la possibilité de pécher davantage.
3. Ces sortes d'imprécations contenues dans l'Écriture peuvent s'interpréter de trois manières. 1° comme des prédictions, et non comme des souhaits ; ainsi : « Que les pécheurs aillent en enfer; » (Psaumes 9.18), signifie : « Ils iront » en enfer. 2° comme des souhaits ; mais alors le désir de celui qui souhaite ne se rapporte pas à la peine des hommes, mais à la justice de celui qui punit, selon cette parole du Psaume (Psaumes 58.11) : « Le juste se réjouira en voyant la vengeance » ; car Dieu lui-même, en punissant, « ne se réjouit pas de la perdition des impies », dit la Sagesse (Sagesse 1.33), mais de sa propre justice, selon la parole du Psaume (Psaumes 11.7) : « Le Seigneur est juste et aime la justice. » 3° comme un désir d'éloigner le péché et non comme un désir du châtiment lui-même, ainsi souhaite-t-on que les péchés soient détruits, et que les hommes vivent.
4. Par la charité nous aimons les pécheurs, non pour vouloir ce qu'ils veulent, et pour nous réjouir de ce qui les réjouit, mais pour les amener à vouloir ce que nous voulons, et à se réjouir des choses dont nous nous réjouissons. De là cette parole de Jérémie (Jérémie 15.19) : « Eux reviendront vers toi, et toi tu n'auras pas à revenir vers eux. »
5. Les faibles doivent éviter de vivre avec les pécheurs, à cause du danger qu'ils courent d'être pervertis par eux. Au contraire, il faut louer les parfaits, dont il n'y a point à redouter la perversion, d'entretenir des relations avec les pécheurs afin de les convertir. C'est ainsi que le Seigneur mangeait et buvait avec les pécheurs, comme on le voit en S. Matthieu (Matthieu 9.10). Cependant, tous doivent éviter de fréquenter les pécheurs en s'associant à leurs péchés ; c'est ainsi qu'il est dit (2 Corinthiens 6.17) : « Sortez du milieu de ces gens-là, et ne touchez rien d'impur » en consentant au péché.
Objections
1. Oui, semble-t-il, car ce qui est le principe du péché se trouve surtout chez les pécheurs. Or l'amour de soi est le principe du péché ; c'est lui, nous dit S. Augustin, « qui construit la cité de Babylone ». Donc les pécheurs s'aiment extrêmement eux-mêmes.
2. Le péché ne détruit pas la nature. Or, il est de la nature de tout être de s'aimer soi-même ; c'est ainsi que même les créatures sans raison désirent naturellement leur bien propre, comme la conservation de leur être ou autres choses de ce genre. Les pécheurs s'aiment donc eux-mêmes.
3. « Le bien, dit Denys, est aimable à tous. » Or beaucoup de pécheurs se croient bons. Donc beaucoup de pécheurs s'aiment eux-mêmes.
En sens contraire, il est dit dans le Psaume (Psaumes 11.6) : « Celui qui aime l'iniquité hait son âme. »
Réponse
S'aimer soi-même est, en un sens, commun à tous ; en un autre sens, c'est le propre des bons ; dans un troisième sens, c'est le propre des méchants. Il est en effet commun à tous d'aimer ce qu'ils regardent comme leur être propre. Or l'homme est dit être quelque chose de deux manières. D'abord selon sa substance et sa nature. C'est ainsi que tous estiment comme un bien qui, leur est commun d'être ce qu'ils sont, c'est-à-dire composés d'âme et de corps. En ce sens, tous les hommes, bons et mauvais, s'aiment eux-mêmes, en ce qu'ils aiment leur propre conservation.
En second lieu, l'homme est dit être quelque chose par ce qu'il a de principal en lui ; c'est ainsi qu'on dit du chef d'une cité qu'il est la cité elle-même : d'où vient que ce que font les chefs, la cité est censée le faire. Or, de cette manière, tous les hommes ne pensent pas être ce qu'ils sont. En effet, ce qui est principal dans l'homme, c'est l'intelligence raisonnable ; ce qui est secondaire, c'est la nature sensible et corporelle : la première étant appelée par l'Apôtre « l'homme intérieur », et la seconde « l'homme extérieur » (2 Corinthiens 4.6). Or les bons estiment que le principal en eux est la nature raisonnable ou l'homme intérieur, et, par là, ils s'estiment tels qu'ils sont. Mais les méchants croient que le principal en eux est la nature sensible et corporelle ou l'homme extérieur. C'est pourquoi, ne se connaissant pas eux-mêmes de façon juste, ils ne s'aiment pas vraiment, mais ils aiment seulement ce qu'ils prennent pour eux-mêmes. Au contraire les bons, qui ont d'eux-mêmes une connaissance vraie, s'aiment vraiment eux-mêmes.
Aristote le démontrer par les cinq conditions propres à l'amitié. Chacun des amis, en effet : 1° veut l'existence de son ami, et qu'il vive ; 2° il lui veut du bien ; 3° il lui fait du bien ; 4° il vit avec son ami dans la joie ; 5° il n'a qu'un cœur avec lui, partageant ses joies et ses tristesses. Or, c'est ainsi que les bons s'aiment eux-mêmes quant à l'homme intérieur : ils veulent sa conservation dans son intégrité ; ils désirent pour lui son bien, qui est le bien spirituel ; ils s'emploient à le lui procurer ; ils rentrent avec joie dans leur propre cœur, y trouvant les bonnes pensées du présent, le souvenir des biens passés et l'espoir des biens futurs, toutes choses qui les remplissent de joie ; de même il n'y a pas entre eux de discorde dans leur volonté, car leur âme est entièrement unifiée dans ses tendances.
Au contraire, les méchants ne veulent pas conserver l'intégrité de l'homme intérieur, ils n'aspirent pas pour lui aux biens spirituels, et ils ne travaillent pas en ce sens ; il ne leur est pas agréable de vivre avec eux-mêmes en faisant retour à leur cœur, car ils y trouvent le mal, tant présent que passé et futur, et ils ne peuvent que le détester ; ils n'ont pas non plus la paix avec eux-mêmes, puisque leur conscience est remplie de remords, selon ce que Dieu leur dit dans le Psaume (Psaumes 50.21) : « je t'accuserai, et je me tiendrai en face de toi. » On peut aussi prouver de la même manière que les méchants s'aiment eux-mêmes selon la corruption de l'homme extérieur ; mais ce n'est pas ainsi que les bons s'aiment eux-mêmes.
Solutions
1. L'amour de soi qui est le principe du péché est celui qui est propre aux méchants, et qui va « jusqu'au mépris de Dieu », dit S. Augustin au même endroit ; car les méchants désirent les biens extérieurs au point de mépriser les biens spirituels.
2. L'amour naturel, s'il n'est pas totalement détruit chez les méchants, s'y trouve cependant perverti de la manière qui vient d'être dite.
3. Pour autant qu'ils se croient bons, les méchants participent en quelque chose de l'amour de soi. Mais il n'y a pas là un véritable amour de soi, c'est seulement un amour apparent, lequel n'est même plus possible chez ceux qui sont foncièrement mauvais.
Objections
1. Il semble que la charité n'impose pas d'aimer ses ennemis. S. Augustin dit en effet : « Ce bien éminent », c'est-à-dire l'amour des ennemis, ne se rencontre pas en tous ceux que nous croyons exaucés, lorsqu'ils disent dans la prière : « Pardonnez-nous nos offenses. » Mais les péchés ne sont pardonnés à personne sans la charité, car il est écrit aux Proverbes (Proverbes 10.12) : « La charité couvre tous les péchés. » Il n'est donc pas nécessaire à la charité qu'on aime ses ennemis.
2. La charité ne détruit pas la nature. Or toute chose, même l'être dépourvu de raison, hait naturellement son contraire : ainsi la brebis hait le loup, et l'eau hait le feu. La charité ne fait donc pas que nous aimions nos ennemis.
3. « La charité ne fait rien de mal » (1 Corinthiens 13.4). Or il est aussi mal, semble-t-il, d'aimer ses ennemis que de haïr ses amis. D'où ce reproche adressé par Joab à David (2 Samuel 19.7) : « Tu aimes ceux qui te haïssent, et tu hais ceux qui t'aiment. » Donc la charité ne fait pas que l'on aime ses ennemis.
En sens contraire, le Seigneur dit (Matthieu 5.44) « Aimez vos ennemis. »
Réponse
Aimer ses ennemis peut s'entendre de trois manières différentes. D'abord dans le sens qu'on les aime en tant qu'ils sont ennemis. Cela est pervers et contraire à la charité, car c'est aimer le mal d'autrui.
En deuxième lieu, on peut envisager l'amour des ennemis en tenant compte de leur nature, donc d'une façon universelle. De ce point de vue l'amour des ennemis est nécessaire à la charité, en ce sens que celui qui aime Dieu et le prochain ne doit pas exclure ses ennemis de son amour universel.
Enfin, l'amour des ennemis peut être envisagé en particulier, c'est-à-dire en ce qu'on est mû de façon particulière à aimer son ennemi. Cela n'est pas nécessaire à la charité de façon absolue, parce qu'il n'est pas nécessaire à cette vertu que nous ayons une dilection spéciale à l'égard de chacun de nos semblables, quels qu'ils soient, parce que ce serait impossible. Toutefois, cette dilection spéciale, à l'état de disposition dans l'âme, est nécessaire à la charité en ce sens que l'on doit être prêt à aimer un ennemi en particulier, si c'était nécessaire.
Mais en dehors du cas de nécessité, que l'on témoigne effectivement de l'amour pour son ennemi, cela appartient à la perfection de la charité. En effet, puisque la charité fait aimer le prochain pour Dieu, plus on aime Dieu, plus on témoigne d'amour envers le prochain, sans être arrêté par son inimitié. Ainsi en est-il lorsqu'on a un grand amour pour un homme en particulier ; à cause de cet amour, on se prend à aimer ses enfants, même s'ils sont nos ennemis. Et c'est d'un tel amour que S. Augustin a voulu parler dans la première objection.
Solutions
1. Cela répond donc à cette objection.
2. Tout être hait naturellement son contraire en tant que tel. Or nos ennemis nous sont contraires en tant qu'ennemis. Nous devons donc les haïr comme tels ; qu'ils soient nos ennemis ne peut que nous déplaire. Mais ils ne nous sont pas contraires comme hommes, et comme capables de la béatitude, et à ce point de vue nous devons les aimer.
3. Aimer ses ennemis, en tant qu'ennemi est chose blâmable ; mais ce n'est pas là ce que fait la charité, nous venons de le dire.
Objections
1. Il semble nécessaire à la charité que l'on donne des marques et des preuves d'amitié à son ennemi, car il est dit en S. Jean (1 Jean 3.18) : « N'aimons pas avec des paroles et des discours, mais par des actes et en vérité. » Or aimer par des actes, c'est donner des signes et des preuves de son amour. Il est donc nécessaire à la charité que l'on témoigne ainsi son amour à ses ennemis.
2. Le Seigneur dit à la fois (Matthieu 5.44) : « Aimez vos ennemis », et « Faites du bien à ceux qui vous haïssent. » Or il est nécessaire à la charité d'aimer ses ennemis. Il faut donc aussi leur faire du bien.
3. Par la charité nous aimons non seulement Dieu, mais encore le prochain. Or, dit S. Grégoire : « L'amour de Dieu ne peut demeurer oisif ; s'il existe, il opère de grandes choses ; s'il n'agit plus, ce n'est pas de l'amour. » Donc la charité envers le prochain ne peut exister sans une action effective. Et comme la charité exige nécessairement que nous aimions tout prochain, même un ennemi, il est également nécessaire à la charité que nous étendions même à ceux-ci ces marques extérieures et effectives d'amour.
En sens contraire, à propos de cette parole du Seigneur en S. Matthieu : « Faites du bien à ceux qui vous haïssent », la Glose dit : « Faire du bien à ses ennemis est le comble de la perfection. » Mais ce qui relève de la perfection de la charité n'est pas nécessaire à cette vertu. Donc la charité n'exige pas nécessairement que l'on témoigne à ses ennemis par des signes et par des actes l'amour que l'on a pour eux.
Réponse
Les effets et les marques de la charité procèdent de l'amour intérieur et lui sont proportionnés. Or l'amour intérieur envers les ennemis en général est exigé absolument par le précepte ; tandis que l'amour pour un ennemi en particulier ne l'est pas absolument, mais seulement comme disposition de l'âme, on vient de le dire. Il faut donc en dire autant des actes ou des témoignages d'affection manifestés à l'extérieur. Car il y a des bienfaits et des marques d'amour que l'on doit donner à son prochain en général ; par exemple en priant pour tous les fidèles ou pour tout le peuple, ou bien encore en procurant quelque bienfait à toute la communauté. Être ainsi bienfaisant ou témoigner ainsi de l'amour à des ennemis, est exigé par le précepte ; si l'on s'y refusait, ce serait agir par vengeance, à l'encontre de ces paroles du Lévitique (Lévitique 19.18) : « Tu ne te vengeras pas, et tu ne garderas pas rancune aux enfants de ton peuple. »
Mais il y a d'autres bienfaits ou d'autres témoignages d'affection que l'on n'accorde qu'i certaines personnes en particulier. Se comporter ainsi à l'égard de ses ennemis n'est pas nécessaire au salut, sinon quant à la préparation de l'âme, de telle sorte que l'on soit disposé à leur venir en aide en cas de nécessité, selon cette parole des Proverbes (Proverbes 25.21) : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire. » Mais qu'en dehors du cas de nécessité quelqu'un accorde des bienfaits de ce genre à ses ennemis, cela relève de la perfection de la charité, qui, non contente « de ne pas se laisser vaincre par le mal », ce qui est de nécessité, veut encore « vaincre le mal par le bien » (Romains 12.21), ce qui relève de la perfection : non seulement alors on craint de se laisser entraîner à la haine à cause d'une injure que l'on a reçue, mais encore on s'efforce, en faisant du bien à son ennemi, de se faire aimer de lui.
Solutions
Tout cela donne la réponse aux Objections.
Objections
1. Non, semble-t-il. « La charité, dit en effet S. Augustin, comporte un double amour, celui de Dieu et celui du prochain. » Or, l'amour des anges n'est pas compris dans l'amour de Dieu, puisqu'ils sont des substances créées. Il semble qu'il n'est pas non plus compris dans l'amour du prochain, puisqu'ils ne sont pas de la même espèce que nous. Donc les anges ne doivent pas être aimés de charité.
2. Les animaux sans raison sont plus proches de nous que les anges, car nous sommes dans le même genre prochain que les animaux. Or, on l’a vu nous n'aimons pas les animaux de charité. Donc nous ne devons pas non plus aimer les anges de cette manière.
3. « Vivre ensemble, dit Aristote, est ce qui convient le plus proprement à des amis. » Or les anges ne vivent pas avec nous, et nous ne pouvons pas même les voir. Nous sommes donc incapables d'avoir pour eux une amitié de charité.
En sens contraire, S. Augustin nous dite : « S'il faut entendre par le prochain celui envers qui nous avons des devoirs de miséricorde, ou bien encore celui qui remplit envers nous ces devoirs de miséricorde, il est évident que le précepte d'aimer notre prochain s'applique aussi aux anges, dont nous recevons tant de bons offices. »
Réponse
L'amitié de la charité, on l'a vu, est fondée sur la communication de la béatitude éternelle, dont les hommes participent avec les anges selon cette parole en S. Matthieu (Matthieu 22.30) : « À la résurrection, les hommes seront comme des anges dans le ciel. » Il est donc évident que l'amitié de charité s'étend aussi aux anges.
Solutions
1. La dénomination de « prochain » ne repose pas seulement sur la communauté d'espèce, mais encore sur celle des bienfaits qui se rapportent à la vie éternelle ; et c'est sur cette communauté qu'est fondée l'amitié de charité.
2. Les animaux sans raison appartiennent au même genre prochain que nous, par la nature sensible ; or ce n'est pas selon cette nature que nous participons de la béatitude éternelle, mais par l'âme raisonnable, qui nous fait communiquer avec les anges.
3. Les anges n'entretiennent pas avec nous ces rapports extérieurs qui résultent de la nature sensible. Cependant nous communiquons avec eux par l'esprit ; imparfaitement en cette vie, mais de manière parfaite dans la patrie, nous l'avons dit plus haut.
Objections
1. Oui, semble-t-il. Les anges en effet sont notre prochain, puisque nous avons en commun avec eux l'esprit. Or nous avons cela en commun avec les démons, car chez eux les dons naturels, à savoir l'être, la vie, l'intelligence demeurent dans leur intégrité, selon Denys. Nous devons donc aimer les démons de charité.
2. Les démons diffèrent des anges bienheureux par le péché, de la même façon que les hommes pécheurs diffèrent des hommes justes. Or les hommes justes aiment les pécheurs de charité. Ils doivent donc aussi aimer les démons de charité.
3. Nous devons aimer de charité, à titre de prochain, ceux dont nous recevons certains bienfaits, comme le montre le texte de S. Augustin cité tout à l'heure. Or les démons nous sont utiles en bien des choses. « En nous tentant ils nous tressent des couronnes », dit encore S. Augustin. Par conséquent, nous devons les aimer de charité.
En sens contraire, Isaïe dit (Ésaïe 28.18) : « Elle sera rompue, votre alliance avec la mort ; votre pacte avec l'enfer ne tiendra pas. » Or, c'est par charité que se réalise la perfection de la paix et de l'alliance. Donc, nous ne devons pas avoir de charité pour les démons qui sont les habitants de l'enfer et les pourvoyeurs de la mort.
Réponse
Comme on l'a dit plus haut, nous devons, en vertu de la charité, aimer dans les pécheurs leur nature, mais haïr leur péché. Or le mot démons désigne une nature déformée par le péché. Et c'est pourquoi les démons ne doivent pas être aimés de charité.
Mais si, cessant d'argumenter à partir de ce mot, on se demande si ces esprits, que l'on appelle démons, doivent être aimés de charité, il faut répondre en distinguant, selon ce qui a été établi précédemment, une double manière d'aimer de charité.
1° On peut aimer un être comme un objet d'amitié. Dans ce sens, nous ne pouvons pas aimer ces esprits d'une amitié de charité, puisqu'il est de l'essence de l'amitié de vouloir le bien de ses amis. Or le bien éternel, objet de la charité, nous ne pouvons pas le vouloir à des esprits que Dieu a damnés pour l'éternité ; cela irait contre l'amour envers Dieu, qui nous fait approuver sa justice.
2° On peut aimer un être en ce sens que l'on veut le voir subsister pour le bien d'un autre ; nous aimons en vertu de la charité les créatures sans raison, en tant que nous voulons les voir demeurer pour la gloire de Dieu et pour l'utilité des hommes, on l'a vu plus haut. De cette manière nous pouvons aussi aimer de charité la nature des démons, en tant que nous voulons que ces esprits soient conservés dans leurs biens de nature pour la gloire de Dieu.
Solutions
1. L'esprit des anges n'est pas, comme celui des démons, dans l'impossibilité de posséder la vie éternelle ; et c'est pourquoi l'amitié de charité qui est fondée sur la communauté de vie éternelle, plutôt que sur la communauté de nature, s'exerce à l'égard des anges, et non pas à l'égard des démons.
2. Les hommes pécheurs ont en cette vie la possibilité de parvenir à la béatitude éternelle ; mais cette possibilité, les damnés de l'enfer ne l'ont plus ; aussi doit-on raisonner à leur sujet comme au sujet des démons.
3. Les avantages qui nous viennent des démons ne sont pas dus à leur intention, mais à l'ordonnance de la providence divine. Et c'est pourquoi nous ne sommes pas engagés de ce fait à avoir de l'amitié pour eux, mais à être les amis de Dieu, qui tourne à notre profit leur intention perverse.
Objections
1. Il semble que l'énumération de quatre objets à aimer de charité : Dieu, le prochain, notre corps et nous-même, soit maladroite. Car selon S. Augustin : « Celui qui n'aime pas Dieu ne s'aime pas lui-même. » L'amour de Dieu inclut donc l'amour de soi, et il n'y a pas lieu de distinguer ces deux amours.
2. La partie ne doit pas être divisée par rapport au tout. Or notre corps est une partie de nous-même. On ne doit donc pas le mettre à part comme un objet à aimer séparément de nous-même.
3. Si nous avons un corps, notre prochain en a un aussi. Donc, puisque l'amour dont nous aimons le prochain se distingue de l'amour dont nous nous aimons nous-même, pareillement l'amour du corps du prochain doit se distinguer de l'amour de notre propre corps. Il ne convient donc pas de distinguer quatre objets de la charité.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « Il y a quatre choses à aimer : une qui est au-dessus de nous », c'est-à-dire Dieu ; « une autre qui est nous-même ; une troisième qui est près de nous », c'est-à-dire notre prochain ; « une quatrième qui est au-dessous de nous », c'est-à-dire notre propre corps.
Réponse
Comme il a été dit plus haut, l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude. Or, dans cette communication, il y a une réalité que l'on doit regarder comme le principe d'où émane la béatitude, c'est Dieu ; il y a une autre réalité qui participe directement de cette béatitude, c'est l'homme et l'ange ; il y en a enfin une troisième en qui la béatitude dérive par une sorte de rejaillissement, c'est le corps humain. L'être qui communique la béatitude est digne d'être aimé parce qu'il est la cause de la béatitude. Quant à celui qui participe de la béatitude, il peut être aimé pour deux raisons : soit parce qu'il ne fait qu'un avec nous, soit parce qu'il nous est associé dans la participation de la béatitude. À ce titre deux êtres doivent être aimés de charité, selon que l'homme s'aime lui-même et qu'il aime son prochain.
Solutions
1. Les objets d'amour se diversifient selon que le sujet aimant se rapporte diversement aux objets à aimer. En ce sens, parce que l'homme qui aime a une relation différente avec Dieu et avec lui-même, il faut reconnaître là deux objets d'amour distincts. Et comme l'amour de l'un est cause de l'amour de l'autre, il suit que si le premier est détruit, l'autre l'est également.
2. Le siège de la charité est l'âme raisonnable, celle-ci étant capable de la béatitude. À cette béatitude le corps n'atteint pas directement, il la reçoit seulement par un certain rejaillissement. Et c'est pourquoi l'homme, en s'aimant selon son âme raisonnable, partie principale de son être, aime différemment, selon la charité, lui-même et son propre corps.
3. L'homme aime son prochain et dans son âme et dans son corps, parce que ceux-ci seront associés en quelque manière dans la béatitude. C'est pourquoi, du côté du prochain, il n'y a qu'une seule raison d'amour. Le corps du prochain ne doit donc pas être regardé comme un objet qu'il faudrait aimer de façon spéciale.