- Y a-t-il un ordre dans la charité ?
- Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ?
- Plus que soi-même ?
- Doit-on s'aimer soi-même plus que le prochain ?
- Aimer le prochain plus que son propre corps ?
- Aimer tel prochain plus qu'un autre ?
- Doit-on aimer davantage celui qui est le meilleur, ou celui qui nous est le plus uni ?
- Celui qui nous est uni par le sang ?
- Doit-on aimer de charité son fils plus que son père ?
- Sa mère plus que son père ?
- Son épouse plus que son père ou sa mère ?
- Son bienfaiteur plus que son obligé ?
- L'ordre de la charité subsiste-t-il dans la patrie ?
Objections
1. Non, semble-t-il, car la charité est une vertu ; or on n'assigne pas d'ordre dans les autres vertus ; il n'y a donc pas à en assigner non plus dans la charité.
2. De même que l'objet de la foi est la vérité première, de même l'objet de la charité est le souverain bien. Or on n'assigne pas d'ordre dans la foi, car on croit également tout ce qu'elle propose ; donc, on ne doit pas en assigner non plus dans la charité.
3. La charité est dans la volonté ; or ce n'est pas à la volonté, mais à la raison qu'il appartient d'ordonner ; il n'y a donc pas lieu d'assigner un ordre à la charité.
En sens contraire, on lit dans le Cantique des cantiques (Cantique 2.4 Vg) : « Le roi m'a fait entrer dans le cellier, et il a ordonné en moi la charité. »
Réponse
Comme dit Aristote, antérieur et postérieur se disent par rapport à un principe. Or, l'ordre implique de soi un certain mode d'antériorité et de postériorité. Par conséquent, partout où il y a un principe, il y a aussi un ordre. Mais il a été dit plus haut que l'amour de charité tend vers Dieu comme vers le principe de la béatitude, dont la communication fonde l'amitié de charité. Il s'ensuit que, dans les choses qui sont aimées de l'amour de charité, il y a un certain ordre, selon leur relation au premier principe de cet amour, qui est Dieu.
Solutions
1. La charité tend vers la fin ultime considérée comme telle, ce qui ne convient à aucune autre vertu, nous l'avons dite. Or, la fin a raison de principe, dans l'ordre de l'appétition comme dans celui de l'action, on l'a montré plus haut. De là vient que la charité a éminemment rapport au premier principe. En conséquence c'est en elle surtout que l'on rencontre un ordre relativement au premier principe.
2. La foi appartient à la faculté de connaître, dont l'opération comporte que l'objet connu se trouve exister dans le sujet connaissant. La charité, en revanche, se situe dans la puissance affective, dont l'opération consiste en ce que l'âme tend vers les réalités elles-mêmes. Or, l'ordre réside principalement dans les réalités elles-mêmes, d'où il dérive jusqu'à notre connaissance. Et c'est pourquoi l'on attribue un ordre à la charité plutôt qu'à la foi, quoique, d'une certaine manière, il y en ait un chez celle-ci, en ce sens qu'elle a Dieu pour objet principal, et les autres choses qui se rapportent à Dieu pour objet secondaires.
3. L'ordre appartient à la raison comme à la faculté qui ordonne, mais il appartient à la faculté appétitive comme à la faculté ordonnée. Et c'est de cette manière qu'un ordre est établi dans la charité.
Objections
1. Non, semble-t-il car, nous dit S. Jean (1 Jean 4.20), « celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? » D'où il apparaît que ce qui est le plus visible est aussi le plus aimable, car la vision est le principe de l'amour, dit Aristote. Or Dieu est moins visible que le prochain. Il est donc aussi moins facile à aimer de charité.
2. La ressemblance est cause de l'amour, selon cette parole de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 13.15) : « Tout être vivant aime son semblable. » Or il y a plus de ressemblance entre l'homme et son prochain qu'entre l'homme et Dieu. Donc l'homme aime de charité son prochain plus que Dieu.
3. Selon S. Augustin, c'est Dieu que la charité aime dans le prochain. Or Dieu n'est pas plus grand en lui-même que dans le prochain. Il ne doit donc pas être aimé en lui-même plus que dans le prochain. Donc, Dieu ne doit pas être aimé plus que le prochain.
En sens contraire, on doit aimer davantage ce qui nous oblige à haïr certaines choses. Or, à cause de Dieu, nous devons haïr notre prochain, s'il nous détourne de Dieu, selon la parole de S. Luc (Luc 14.26) : « Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, il ne peut être mon disciple. » Nous devons donc aimer de charité Dieu plus que le prochain.
Réponse
Toute amitié regarde principalement l'objet où se trouve principalement le bien sur la communication duquel elle est fondée ; c'est ainsi que l'amitié politique a surtout égard au chef de l’État, dont dépend tout le bien commun de la cité ; et c'est donc à lui surtout que les citoyens doivent fidélité et obéissance. Or, l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude, qui réside essentiellement en Dieu comme dans son premier principe, d'où elle dérive en tous les êtres qui sont aptes à la posséder. C'est donc Dieu qui doit être aimé de charité à titre principal et par-dessus tout ; il est aimé en effet comme la cause de la béatitude, tandis que le prochain est aimé comme participant en même temps que nous de la béatitude.
Solutions
1. Un être est cause d'amour de deux manières. Tout d'abord, comme étant ce qui motive l'amour ; et c'est de cette façon que le bien est cause de l'amour, puisque chaque être est aimé pour autant qu'il est bon. En second lieu, une chose est cause d'amour, comme le moyen qui le fait acquérir. Et c'est ainsi que la vision est cause de l'amour, non pas qu'une chose soit aimable en raison de sa visibilité, mais parce que la vision nous conduit à l'aimer. Il ne s'ensuit donc pas que ce qui est plus visible est plus aimable, mais seulement qu'il se présente le premier à nous pour être aimé. C'est en ce sens que raisonne S. Jean. Parce qu'il est plus visible pour nous, notre prochain s'offre par priorité à notre amour. « Par ce qu'elle connaît l'âme apprend à aimer ce qu'elle ne connaît pas », dit en effet S. Grégoire. Donc, si quelqu'un n'aime pas son prochain, on pourra en déduire qu'il n'aime pas Dieu, non parce que le prochain est plus aimable que Dieu, mais parce qu'il s'offre le premier à notre amour. Au demeurant, Dieu est le plus aimable, en raison de sa plus grande bonté.
2. La ressemblance que nous avons avec Dieu précède et cause la ressemblance que nous avons avec le prochain. C'est en effet parce que nous recevons de Dieu ce que notre prochain en reçoit lui aussi, que nous sommes semblables à lui. Et c'est pourquoi, au titre de la ressemblance, nous devons aimer Dieu plus que le prochain.
3. Dieu, considéré en sa substance, est égal à lui-même, où qu'il soit, parce qu'il ne saurait s'amoindrir en existant dans une créature. Cependant, le prochain ne possède pas la bonté de Dieu, comme Dieu la possède, car Dieu la possède essentiellement, tandis que le prochain ne la possède qu'en participation.
Objections
1. Il semble que l'homme ne doit pas, en vertu de la charité, aimer Dieu plus que soi-même. Aristote dit en effet : « Les sentiments d'amitié qu'on a pour autrui viennent des sentiments d'amitié qu'on a pour soi-même. » Or la cause l'emporte sur l'effet. L'homme a donc plus d'amitié pour soi-même que pour tout autre. Il en résulte qu'il doit s'aimer plus que Dieu.
2. On aime une chose, quelle qu'elle soit, en tant qu'elle est notre bien propre. Or, ce qui est une raison d'aimer est plus aimé que cela même qui est aimé pour cette raison, comme les principes, qui sont la raison de connaître, sont aussi ce qui est le plus connu. L'homme s'aime donc soi-même plus que n'importe quel autre bien qu'il aime. Donc, il n'aime pas Dieu plus que soi-même.
3. Autant on aime Dieu, autant on aime jouir de lui. Mais, autant on aime jouir de Dieu, autant on s'aime soi-même, parce que c'est là le plus grand bien que l'on puisse vouloir à soi-même. Donc l'homme ne doit pas aimer Dieu de charité plus que soi-même.
En sens contraire, S. Augustin écrit « Si tu dois t'aimer toi-même, non pour toi-même, mais pour celui en qui se trouve la fin la plus légitime de ton amour, que nul autre homme ne s'irrite si tu l'aimes lui aussi pour Dieu. » Or, en toute chose, ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus fort. L'homme est donc tenu d'aimer Dieu plus que soi-même.
Réponse
Nous pouvons recevoir de Dieu deux sortes de biens : le bien de la nature et celui de la grâce.
Sur la communication des biens naturels que Dieu nous a faite, se fonde l'amour naturel. En vertu de cet amour, non seulement l'homme dans l'intégrité de sa nature aime Dieu plus que toute chose et plus que soi-même, mais encore toute créature aime Dieu à sa manière, c'est-à-dire : ou d'un amour intellectuel (les anges), ou raisonnable (les hommes), ou animal (les animaux), ou à tout le moins naturel, comme les pierres et les autres êtres privés de connaissance. La raison en est que, dans un tout, chaque partie aime naturellement le bien commun de ce tout plus que son bien propre et particulier. Et cela se manifeste dans l'activité des êtres : chaque partie en effet a une inclination primordiale à l'action commune qui se propose l'utilité du tout. Cela apparaît aussi dans les vertus politiques qui font que les citoyens souffrent dommage dans leurs biens et parfois dans leur personne, en vue du bien commun.
À bien plus forte raison le vérifie-t-on dans l'amitié de charité, qui est fondée sur la communication des dons de grâce. Aussi l'homme est-il tenu par la charité d'aimer Dieu, qui est le bien commun de tous, plus que lui-même ; en effet, la béatitude réside en Dieu comme dans la source et le principe communs de tous ceux qui peuvent en participer.
Solutions
1. Aristote parle ici des sentiments d'amitié que l'on a pour ceux des autres en qui le bien, objet de l'amitié, ne se trouve que particularisé, et non pas des sentiments d'amitié qui vont à celui en qui ce bien existe dans sa totalité.
2. La partie aime le bien du tout parce que cela lui convient ; elle ne l'aime pas de telle façon qu’elle rapporte à elle-même le bien du tout, mais plutôt de telle façon qu'elle se rapporte elle-même au bien du tout.
3. Désirer jouir de Dieu, c'est aimer Dieu d'un amour de convoitise. Or, nous aimons Dieu par amour d'amitié plus que par amour de convoitise, car le bien divin est plus grand en soi que le bien qui peut résulter pour nous de sa jouissance. C'est pourquoi, absolument parlant, l'homme aime Dieu, de charité, plus que soi-même.
Objections
1. Il semble que l'homme ne doive pas aimer de charité soi-même plus que son prochain. Car l'objet principal de la charité, c'est Dieu, nous venons de le voire. Or il peut se faire que, parmi le prochain, telle personne soit plus unie à Dieu qu'on ne l'est soi-même. On doit alors aimer cette personne plus que soi-même.
2. C'est a lui que nous aimons le plus que nous voulons aussi le plus préserver de tout dommage. Or, par la charité, l'homme consent à subir lui-même du dommage pour le prochain, selon la parole des Proverbes (Proverbes 12.26 Vg) : « Celui-là est juste qui, pour un ami, ne prend pas garde au dommage. » L'homme est donc tenu, en charité, d'aimer autrui plus que soi-même.
3. La charité, dit S. Paul (1 Corinthiens 13.5), « ne cherche pas son intérêt ». Or, celui dont nous recherchons davantage le bien, est celui que nous aimons davantage. Donc, par charité, on ne s'aime pas soi-même plus que le prochain.
En sens contraire, il est dit dans le Lévitique (Lévitique 19.18) et en S. Matthieu (Matthieu 22.39) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » On voit par là que l'amour de l'homme pour soi-même est comme le modèle de l'amour qu'il doit avoir pour le prochain. Or le modèle l'emporte sur la copie. L'homme doit donc s'aimer soi-même de charité plus que le prochain.
Réponse
Il y a deux éléments dans l'homme sa nature spirituelle et sa nature corporelle. On dit que l'homme s'aime soi-même lorsqu'il s'aime selon sa nature spirituelle comme nous l'avons dit précédemment. Sous ce rapport l'homme est tenu de s'aimer, après Dieu, plus que quiconque. Et cela découle clairement de la raison pour laquelle on aime. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, Dieu est aimé comme le principe du bien sur lequel est fondé l'amour de charité ; l'homme s'aime soi-même de charité parce qu'il participe de ce bien ; quant au prochain, il est aimé parce qu'il lui est associé dans cette participation. Or cette association est un motif d'amour, en tant qu'elle implique une certaine union ordonnée à Dieu. Par conséquence, de même que l'unité l'emporte sur l'union, de même participer soi-même du bien divin est un motif d'aimer supérieur à celui qui vient de ce qu'un autre nous est associé dans cette participation. C'est pourquoi l'homme doit s'aimer soi-même de charité plus que son prochain. Le signe en est que l'homme ne doit pas, pour préserver son prochain du péché, encourir soi-même le mal du péché, qui contrarierait sa participation à la béatitude.
Solutions
1. L'amour de charité ne se mesure pas seulement sur l'objet qui est Dieu, mais aussi sur le sujet qui aime, l'homme qui possède la charité ; comme d'ailleurs la mesure de toute action dépend en quelque façon du sujet qui agit. C'est pourquoi, bien qu'un prochain meilleur soit plus proche de Dieu, cependant, parce qu'il n'est pas aussi proche de celui qui possède la charité que ce dernier l'est de lui-même, on ne peut pas en conclure que l'homme doive aimer son prochain plus que soi-même.
2. L'homme doit accepter pour un ami des dommages corporels ; et, ce faisant, il s'aime davantage selon la partie spirituelle de soi-même, car cela relève de la perfection de la vertu, qui est le bien de l'âme. Mais, quant à encourir un dommage spirituel en péchant lui-même pour préserver le prochain du péché, on ne doit pas le faire, comme nous venons de le dire.
3. « La charité ne cherche pas son intérêt, signifie selon S. Augustin, que la charité préfère le bien commun au bien propre. » Or, pour tout être, le bien commun est plus aimable que son bien propre ; c'est ainsi que, pour la partie, le bien du tout est plus aimable que le bien partiel qui est le sien, comme on vient de le dire.
Objections
1. Il semble que non. En effet, quand on parle du prochain, on entend le corps de celui-ci. Donc si l'homme est tenu d'aimer son prochain plus que son propre corps, il est aussi tenu d'aimer le corps de son prochain plus que son propre corps.
2. L'homme est tenu d'aimer son âme plus que son prochain, nous venons de le dire. Or notre propre corps est plus proche de notre âme que ne l'est notre prochain. Nous devons donc aimer notre corps plus que notre prochain.
3. Chacun expose ce qu'il aime moins, pour sauver ce qu'il aime davantage. Mais tout homme n'est pas tenu d'exposer son propre corps pour le salut de son prochain ; c'est là seulement le propre des parfaits, selon cette parole en S. Jean (Jean 15.13) : « Il n'y a pas d'amour plus grand que de donner sa vie pour ses amis. » L'homme n'est donc pas tenu par la charité d'aimer son prochain plus que son propre corps.
En sens contraire, S. Augustin affirme « Nous devons aimer notre prochain plus que notre propre corps. »
Réponse
Ce qu'on doit aimer le plus par charité, c'est ce qui possède la raison la plus pleine d'amabilité en vertu de la charité, on vient de le dire. Or le motif de l'amour que nous devons avoir pour le prochain, qui est d'être associé à nous dans la possession plénière de la béatitude, est un motif plus fort que la participation à la béatitude par rejaillissement, en quoi réside le motif d'aimer notre propre corps. Et c'est pourquoi, en ce qui intéresse le salut de notre âme, nous devons aimer le prochain plus que notre propre corps.
Solutions
1. Selon Aristote : « Chaque chose paraît consister en ce qu'il y a de plus important en elle. » Aussi, lorsqu'on dit que le prochain doit être aimé plus que notre propre corps, faut-il entendre qu'il s'agit de son âme, qui est la partie la plus importante de son être.
2. Notre corps est plus proche de notre âme que ne l'est notre prochain, si l'on considère la constitution de notre propre nature. Mais, pour la participation de la béatitude, il y a une relation plus étroite entre l'âme du prochain et la nôtre qu'entre celle-ci et notre propre corps.
3. Tout homme est chargé du soin de son propre corps ; mais tout homme n'est pas tenu de veiller au salut du prochain, si ce n'est en cas de nécessité. C'est pourquoi la charité n'exige pas nécessairement qu'on expose son corps pour le salut du prochain, hormis le cas où l'on est tenu de pourvoir à son salut. Si en dehors de ce cas, quelqu'un s'offre spontanément pour cela' cela appartient à la perfection de la charité.
Objections
1. Non, semble-t-il. S. Augustin dit en effet : « Tous les hommes doivent être aimés également. Mais comme il ne t'est pas possible d'être utile à tous, tu dois t'intéresser de préférence à ceux qui en raison des circonstances de lieu, de temps, ou pour d'autres motifs, ont en partage de se trouver plus proches de toi. » Tel prochain n'a donc pas à être aimé davantage qu'un autre.
2. S'il n'y a qu'une seule et même raison d'aimer diverses personnes, on ne doit pas les aimer de façon inégale. Or il n'y a qu'une seule raison d'aimer tous ceux qui sont notre prochain, et c'est Dieu, dit S. Augustin. Nous devons donc aimer également tous ceux qui sont notre prochain.
3. « Aimer, dit Aristote, c'est vouloir du bien à quelqu'un. » Or c'est un bien égal, la vie éternelle, que nous voulons à tous ceux qui sont notre prochain. Donc nous devons les aimer tous également.
En sens contraire, on doit d'autant plus aimer quelqu'un que l'on pèche plus gravement en agissant contre cet amour. Or, c'est un péché plus grave d'agir contrairement à l'amour de certaines personnes que d'agir contrairement à l'amour de certaines autres. De là ce précepte du Lévitique (Lévitique 20.9) : « Quiconque maudira son père ou sa mère sera puni de mort », ce qui n'est pas prescrit pour ceux qui maudissent d'autres personnes. Donc il y a des personnes, parmi notre prochain, que nous devons aimer plus que les autres.
Réponse
Il y a deux opinions à ce sujet. Certains en effet ont dit que tous ceux qui sont notre prochain doivent être aimés également quant aux sentiments d'affection, mais non quant aux effets extérieurs. Ils estiment que l'ordre de la charité doit s'entendre des bienfaits extérieurs, que nous devons procurer à nos proches plutôt qu'aux étrangers, et non de l'affection intérieure, que nous devons accorder également à tous, même à nos ennemis.
Mais cette opinion n'est pas raisonnable. En effet, l'affection de la charité, qui est une inclination de la grâce, n'est pas moins bien ordonnée que l'appétit naturel, qui est une inclination de la nature ; car l'une et l'autre de ces inclinations procèdent de la sagesse divine. Or nous voyons que, dans les réalités naturelles, l'inclination de la nature est proportionnée à l'acte ou au mouvement qui convient à la nature de chaque être ; ainsi la terre a-t-elle une plus forte attirance de pesanteur que l'eau, puisqu'il lui revient d'être au-dessous de l'eau. Il faut donc que l'inclination de la grâce, qui est l'affection de la charité, soit proportionnée aux actes qui doivent être produits à l'extérieur, de telle sorte que nous ayons des sentiments de charité plus intenses pour ceux à l'égard desquels il convient que nous soyons davantage bienfaisants.
Ainsi donc, il faut conclure que, même sous le rapport de l'affection, il faut que notre amour du prochain soit plus grand pour celui-ci que pour un autre. Et en voici la raison : puisque Dieu et celui qui aime sont les principes de l'amour, il est nécessaire qu'il v ait un plus grand sentiment de dilection, selon que celui qui en est l'objet est plus rapproché de l'un de ces deux principes. Partout en effet où il y a un principe, l'ordre se mesure par rapport à ce principe, nous l'avons dit.
Solutions
1. Dans l'amour, il peut y avoir inégalité de deux manières. D'abord, du côté du bien que nous souhaitons à un ami. À ce point de vue, nous aimons tous les hommes également par la charité, puisqu'à tous nous souhaitons un même genre de bien : la béatitude éternelle. En second lieu, on peut parier de dilection plus grande en raison de l'intensité plus grande de l'acte d'amour. Et en ce sens il ne faut pas aimer également tous les hommes.
Une autre réponse consiste à dire que, dans notre amour à l'égard de plusieurs personnelle il peut y avoir deux sortes d'inégalités. La première consiste à aimer les uns et à ne pas aimer les autres. Cette inégalité doit s'observer dans la bienfaisance, car il nous est impossible de faire du bien à tous ; mais elle ne doit pas exister dans la bienveillance de l'amour. La seconde inégalité consiste à aimer les uns plus que les autres. S. Augustin, dans le texte cité, n'entend pas exclure celle-ci, mais seulement la première ; cela ressort avec évidence de ce qu'il dit à propos de la bienveillance.
2. Tous ceux qui sont notre prochain ne sont pas dans le même rapport avec Dieu, mais certains sont plus proches de lui, parce qu'ils sont meilleurs. Ceux-là, on doit les aimer de charité plus que d'autres qui sont moins proches de Dieu.
3. Cette objection est prise de la mesure de l'amour relative au bien que nous souhaitons à nos amis.
Objections
1. Nous devons aimer plutôt les meilleurs. Car on doit aimer ce qui ne peut être haï sous aucun rapport, plutôt que ce qui doit être haï sous un certain rapport, tout comme est plus blanc ce qui est moins mélangé de noir. Or, les personnes qui nous tiennent de plus près doivent être sous quelque rapport l'objet de notre haine, puisqu'il est écrit en S. Luc (Luc 14.26) : « Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père et sa mère, etc. », tandis que l'on ne doit haïr à aucun titre ceux qui sont bons. Donc, il semble que ceux qui sont meilleurs doivent être aimés plus que ceux qui nous sont davantage unis.
2. C'est par la charité que l'homme devient le plus semblable à Dieu. Mais Dieu aime davantage celui qui est meilleur. Donc l'homme aussi doit par la charité aimer celui qui est meilleur, de préférence à ses proches.
3. En toute amitié, ce que l'on doit aimer davantage, c'est ce qui tient de plus près au fondement même de cette amitié ; par l'amitié naturelle, en effet, nous aimons davantage ceux qui nous sont le plus unis selon la nature, comme les parents et les enfants. Or l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude à laquelle les meilleurs se rattachent davantage que nos plus proches. Donc, en vertu de la charité, nous devons aimer ceux qui sont les meilleurs, plus que ceux qui nous tiennent de plus près.
En sens contraire, S. Paul dit (1 Timothée 5.8) « Si quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il a renié sa foi : il est pire qu'un infidèle. » Or l'affection intérieure de la charité doit correspondre à son effet extérieur. Donc, nous devons aimer nos proches de charité, plus que les meilleurs.
Réponse
Tout acte doit être proportionné à son objet et à l'agent qui le produit : de son objet il tire son espèce ; de la force de l'agent, son degré d'intensité. C'est ainsi qu'un mouvement est spécifié par le terme vers lequel il tend, et qu'il doit la rapidité de son allure à l'aptitude du mobile et à la force du moteur. Ainsi donc, un amour est spécifié par son objet, et son intensité vient de celui qui aime.
Or l'objet de l'amour de charité c'est Dieu, et celui qui aime c'est l'homme. D'où il suit que, du point de vue de la spécification de l'acte, la différence à mettre dans l'amour de charité à l'égard du prochain doit se prendre par rapport à Dieu ; ce qui signifie qu'à celui qui est plus rapproché de Dieu nous voulons par la charité un plus grand bien. Et en effet, si le bien que la charité veut à tous, et qui est la béatitude éternelle, est un même bien en soi, ce bien a cependant divers degrés selon les diverses participations de la béatitude ; et il convient à la charité de vouloir que la justice de Dieu, pour laquelle les meilleurs participent de la béatitude d'une manière plus parfaite, soit observée. Cela concerne l'espèce de l'amour, car nos amours sont spécifiquement distincts selon les biens différents que nous souhaitons à ceux que nous aimons.
Mais l'intensité de l'amour doit se prendre du côté de l'homme qui aime. De ce point de vue l'homme aime ceux qui lui sont le plus proches, relativement au bien pour lequel il les aime, d'un amour plus intense que celui dont il aime les meilleurs, relativement à un bien plus grand.
On peut ici remarquer encore une autre différence. Parmi ceux qui nous tiennent de près, il en est qui nous sont plus proches par leur naissance, qu'ils ne peuvent renier puisqu'ils tiennent d'elle ce qu'ils sont. Au contraire, la bonté de la vertu, par laquelle certains s'approchent de Dieu, peut s'acquérir et disparaître, augmenter et diminuer, comme le montre ce qui précède. Et c'est pourquoi je puis, par charité, désirer que celui qui m'est plus proche soit meilleur qu'un autre, et qu'ainsi il puisse parvenir à un degré plus grand de béatitude.
Il est encore une autre façon d'aimer davantage de charité ceux qui nous touchent de plus près, parce que nous les aimons de plusieurs manières. Ceux qui ne nous tiennent par aucun lien, nous ne les aimons que par l'amitié de charité. Ceux au contraire oui nous sont proches, nous avons vis-à-vis d'eux d'autres affections d'amitié correspondant à la nature du lien qui les rattache à nous. Et puisque le bien sur lequel se fonde toute autre amitié honnête s'ordonne, comme à sa fin, au bien sur lequel se fonde la charité, il s'ensuit que la charité commande aux actes de toutes les autres amitiés ; comme l'art qui a pour objet la fin commande aux arts qui ont pour objet tout ce qui est ordonné à la fin. De la sorte, le fait d'aimer quelqu'un parce qu'il est notre parent, notre proche, ou notre concitoyen, ou pour tout autre motif valable et pouvant être ordonné au but de la charité, peut être commandé par la charité. C'est ainsi que la charité, tant en son activité propre que dans les actes qu'elle commande, nous fait aimer de plusieurs manières ceux qui nous tiennent de plus près.
Solutions
1. Il ne nous est pas commandé de haïr nos proches parce qu'ils sont nos proches, mais seulement parce qu'ils nous empêchent d'être à Dieu ; car en cela ils ne sont plus nos proches, mais nos ennemis, selon cette parole en S. Matthieu (Matthieu 10.36) : « Chacun a pour ennemis les gens de sa maison. »
2. La charité fait que l'homme se rend conforme à Dieu proportionnellement, en ce sens que l'homme se comporte à l'égard de ce qui lui revient, comme Dieu se comporte à l'égard de ce qui lui revient. Il y a en effet des choses que nous pouvons vouloir, en vertu de la charité, parce qu'elles nous conviennent ; Dieu, cependant ne les veut pas, parce qu'il ne lui convient pas de les vouloir, comme il a été dit antérieurement, lorsqu'il s'est agi de la bonté de la volonté.
3. La charité ne produit pas seulement son acte à la mesure de son objet, mais aussi à la mesure du sujet qui aime, nous l'avons dit ; d'où il arrive qu'un plus proche soit aimé davantage.
Objections
1. Il semble qu'on ne doit pas aimer davantage celui qui nous est uni par le sang. En effet, il est écrit dans les Proverbes (Proverbes 18.24) : « Il y a des amis qui sont plus chers qu'un frère. » Et Valère Maxime dit : « Le lien de l'amitié est très puissant, et il ne le cède en rien au lien du sang. Il est même plus sûr et plus éprouvé que celui-ci, qui ne résulte que du hasard de la naissance, tandis qu'il est l'effet d'un jugement réfléchi et d'une volonté libre. » Donc, ceux qui nous sont liés par le sang n'ont pas à être aimés plus que les autres.
2. S. Ambroise dit : « Je ne vous aime pas moins, vous que j'ai engendrés dans l'Évangile, que si je vous avais mis au monde dans le mariage ; car la nature n'aime pas plus fortement que la grâce. Et ceux que nous pensons devoir être éternellement avec nous, nous devons certainement les aimer plus que ceux qui sont avec nous en ce monde seulement. » Par conséquent nous ne devons pas aimer ceux qui nous sont unis par le sang plus que ceux qui nous sont unis par d'autres liens.
3. « La preuve de l'amour, ce sont les œuvres que fait l'amour », dit S. Grégoire. Or nous sommes plus tenus d'agir, par amour, à l'égard de certaines personnes, qu'à l'égard même de nos consanguins ; c'est ainsi qu'à l'armée on doit obéir à son chef plus qu'à son père. Donc ceux qui nous sont
En sens contraire, dans les préceptes du décalogue il est spécialement commandé d’aimer ses parents, ainsi qu'il apparaît dans l’Exode (Exode 20.12). Nous devons donc plus spécialement aimer ceux qui nous sont plus unis par le sang.
Réponse
Comme nous venons de le dire : « Ceux qui nous sont le plus proches sont davantage aimés de charité, tant parce qu'ils sont aimés plus intensément que parce qu'ils sont aimés pour plusieurs raisons. » Or l'intensité de l'amour dépend de l'union de l'être aimé avec l'être aimant. C’est pourquoi l'amour qui se rapporte à diverses personnes doit se mesurer aux différentes raisons d'être uni à elles, de telle sorte que l'on aime telle personne plus qu'une autre selon le type de relation en laquelle nous l'aimons. D'autre part, un amour ne peut être comparé à un autre qu’en comparant le genre de relation qui fonde l’un à celui qui fonde l'autre.
Ainsi donc faut-il dire que l'amitié de ceux qui sont du même sang est fondée sur la communauté de l'origine naturelle, celle qui unit des concitoyens sur la communauté civile, celle qui unit des soldats sur la communauté guerrière. C'est pourquoi, en ce qui concerne la nature, nous devons aimer davantage nos parents ; en ce qui touche aux relations de la vie civile, nos concitoyens ; et enfin, en ce qui concerne la guerre, nos compagnons d'armes. Ce qui fait dire à Aristote : « »A chacun il faut rendre ce qui lui revient en propre et répond à sa qualité. Et c'est ce qui se pratique généralement : c’est la famille que l'on invite aux noces ; de même, envers ses parents, le premier devoir apparaîtra d'assurer leur subsistance, ainsi que l'honneur qui leur revient. Et ainsi en est-il dans les autres amitiés.
Maintenant, si l'on compare une union à une autre, il est manifeste que l'union fondée sur l'origine naturelle a la priorité et est aussi la plus stable parce qu'elle tient à la substance de notre être, tandis que les autres liens sont surajoutés et peuvent disparaître. C'est pourquoi l'amitié de ceux qui sont d'un même sang est la plus stable. Toutefois, les autres amitiés peuvent prévaloir sur celle-ci, en ce qui est propre à chacune d'elles.
Solutions
1. L'amitié de compagnonnage se contracte par une élection personnelle, dans le domaine de ce qui est soumis à notre choix, par exemple dans celui de l'action ; une telle amitié l'emporte sur celle qui est fondée sur les liens du sang en ce sens que, pour l'action, nous nous accordons plutôt avec nos compagnons de travail qu'avec nos parents. Cependant, l'amitié à l'égard de nos parents est plus stable, parce qu'elle existe plus naturellement ; et elle l'emporte dans les choses qui concernent la nature. Aussi sommes nous tenus davantage à pourvoir aux nécessités de nos parents.
2. S. Ambroise parle de l'amour qui vise les bienfaits ayant trait à la communication de la grâce, c'est-à-dire à l'éducation morale. Dans cet ordre, en effet, l'homme doit plutôt subvenir aux fils spirituels engendrés par lui spirituellement, qu'à ses fils selon la chair ; encore qu'il doive se soucier davantage de ceux-ci pour les secours corporels.
3. Le fait d'obéir dans le combat au chef de l'armée plutôt qu'à son père ne prouve pas que le père soit moins aimé absolument parlant ; cela prouve seulement qu'il est moins aimé à un point de vue particulier, c'est-à-dire dans l'ordre de l'amour fondé sur la communauté des armes.
Objections
1. Il semble qu'on doit aimer davantage son fils. En effet, nous devons aimer davantage celui à qui nous devons faire le plus de bien. Or nous devons faire plus de bien à nos enfants qu'à nos parents, selon cette parole de l'Apôtre (2 Corinthiens 12.14) : « Ce n'est pas aux enfants à thésauriser pour les parents, mais aux parents pour les enfants. » On doit donc aimer davantage ses enfants.
2. La grâce perfectionne la nature. Or. naturellement, les parents aiment leurs enfants plus qu'ils ne sont aimés d'eux, comme le remarque Aristote. Donc, nous devons aimer nos enfants plus que nos parents.
3. Par la charité, les affections de l'homme se conforment à celles de Dieu. Or, Dieu aime ses enfants plus qu'il n'est aimé d'eux. Donc nous aussi, devons aimer nos enfants plus que nos parents.
En sens contraire, S. Ambroise dit « D'abord, c'est Dieu qui doit être aimé, ensuite les parents, puis les enfants, enfin les familiers. »
Réponse
Comme nous l'avons dit plus haut, le degré de l'amour peut s'apprécier de deux manières.
1° Par rapport à l'objet : et, à ce point de vue, on doit aimer davantage ce qui représente un bien plus excellent et ce qui a le plus de ressemblance avec Dieu. De la sorte, le père doit être aimé plus que le fils, parce que nous aimons notre père au titre de principe, et que le principe représente un bien plus éminent et plus semblable à Dieu.
2° Les degrés de l'amour se prennent du côté de celui qui aime, et, sous ce rapport, on aime davantage celui auquel on est plus uni. À ce point de vue, le fils doit être plus aimé que le père, dit Aristote pour quatre motifs : 1) Parce que les parents aiment leurs enfants comme étant quelque chose d'eux-mêmes, alors que le père n'est pas quelque chose du fils, ce qui fait que l'amour du père pour son fils se rapproche davantage de l'amour qu'il a pour lui-même. 2) Parce que les parents savent mieux quels sont leurs enfants que l'inverse. 3) Parce que le fils est plus proche de son géniteur, dont il est en quelque sorte une partie, que le père lui-même ne l'est de son fils, pour qui il est un principe. 4) Parce que les parents ont aimé depuis plus longtemps, car le père commence tout de suite à aimer son fils, tandis que le fils ne commence à aimer son père qu'après un certain temps. Or l'amour est d'autant plus fort qu'il est plus ancien, selon cette parole de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 9.10) : « N'abandonne pas un vieil ami, le nouveau ne le vaudra pas. »
Solutions
1. Au principe est due soumission, respect et honneur ; à l'effet revient proportionnellement, de la part du principe, influence et assistance. Et c'est pourquoi les enfants doivent surtout honorer leurs parents ; tandis que les parents doivent surtout assister leurs enfants.
2. Le père aime naturellement plus son enfant, en tant que celui-ci lui est uni. Mais l'enfant aime naturellement plus son père, en tant que celui-ci représente un principe supérieur.
3. Comme dit S. Augustin : « Dieu nous aime pour notre avantage et pour sa gloire. » Voilà pourquoi le père étant pour nous un principe, comme Dieu lui-même, il revient proprement au père d'être honoré par ses enfants, et au fils d'être assisté matériellement par ses parents. Toutefois, en cas de nécessité, le fils est obligé, en raison des bienfaits reçus, d'assister ses parents avec générosité.
Objections
1. Il semble que l'on doit aimer davantage sa mère : « Dans la génération, dit en effet Aristote, la femme donne le corps. » Or l'homme ne doit pas l'âme à son père, mais à Dieu qui la crée, comme nous l'avons dit dans la première Partie. L'homme reçoit donc plus de sa mère que de son père. Il doit donc aimer sa mère plus que son père.
2. On doit aimer davantage celui qui vous chérit davantage. Or la mère chérit son enfant plus que ne fait le père : « Ce sont les mères, dit Aristote, qui aiment le plus leurs enfants. » Elles souffrent davantage dans la génération, et elles savent mieux que les pères que leurs enfants sont issus d'elles. La mère doit donc être plus aimée que le père.
3. Nous devons avoir une plus grande affection pour celui qui s'est donné plus de peine pour nous, selon cette parole de S. Paul (Romains 16.6) : « Saluez Marie, qui s'est bien fatiguée pour nous. » Or la mère se donne plus de mal que le père, tant pour engendrer les enfants que pour les éduquer ; c'est pourquoi il est dit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 7.27) : « N'oublie jamais ce qu'a souffert ta mère. » L'homme doit donc aimer sa mère plus que son père.
En sens contraire, S. Jérôme nous dit « Après Dieu qui est le père de tous, il faut aimer son père », et ensuite seulement il fait mention de la mère.
Réponse
En ces sortes de comparaisons, ce qui est affirmé doit être compris essentiellement. Il s'agit de savoir si le père, considéré en tant que père, doit être plus aimé que la mère, considérée comme telle. Dans les cas de ce genre, en effet, il peut y avoir une si grande différence de vertu et de malice chez ceux que l'on doit aimer que l'amitié en soit détruite ou du moins affaiblie, dit Aristote. Et c'est pour cela qu'au dire de S. Ambroise « les bons serviteurs doivent être préférés aux mauvais fils ». Mais, à parler essentiellement, le père doit être plus aimé que la mère. En effet, le père et la mère sont aimés comme étant les principes de notre naissance naturelle. Or, le père est plus excellemment principe que la mère, car il l'est au titre d’agent, tandis que la mère est plutôt un principe passif, ou matériel. Voilà pourquoi à parler essentiellement, il faut aimer davantage le père.
Solutions
1. Dans la génération humaine, la mère fournit la matière, encore informe, du corps. Or cette matière est informée par la vertu formatrice qui se trouve dans la semence paternelle. Et quoique cette vertu ne puisse pas créer l'âme raisonnable, elle dispose la matière corporelle à la réception de cette forme.
2. Ce qui est dit dans l'objection se réfère à une autre raison d'amour. Car l'amitié que nous avons pour quelqu'un qui nous aime est d'une autre espèce que l'amitié par laquelle nous aimons celui qui nous engendre. Or présentement, il s'agit de l'amitié que nous devons à notre père et à notre mère considérés comme principes de notre génération.
Objections
1. Il semble que l'homme doive aimer davantage son épouse. Nul, en effet, n'abandonne une chose si ce n'est pour une autre qu'il préfère. Or, il est dit dans la Genèse (Genèse 2.24) que, pour son épouse, « l'homme quittera son père et sa mère ». L'homme doit donc aimer son épouse plus que son père et sa mère.
2. « Les maris, dit S. Paul, doivent aimer leur femme comme ils s'aiment eux-mêmes », (Éphésiens 5.2, 33). Or l'homme doit s'aimer lui-même plus que ses parents. Donc, il doit aimer son épouse plus que ses parents.
3. Là où il y a plus de motifs d'aimer il doit y avoir aussi plus d'amour. Mais, dans l'amitié pour une épouse, il y a plusieurs motifs d'amour. Aristote dit en effet : « Dans cette amitié semblent se trouver l'utilité, le plaisir et aussi la vertu, si les époux sont vertueux. » Par conséquent on doit avoir plus d'amour pour son épouse que pour ses parents.
En sens contraire, S. Paul dit (Éphésiens 5.28) : « Les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. » Mais l'homme doit aimer son corps moins que le prochain, nous l'avons dit. Or, parmi nos proches, ce sont nos parents que nous devons aimer le plus. Donc, l'amour des parents doit l'emporter sur celui de l'épouse.
Réponse
Nous l'avons dit, le degré de l'amour se prend et de la nature du bien, et de l'union à celui qui aime. Selon la nature du bien, objet de l'amour, les parents doivent être aimés plus que l'épouse, parce qu'on les aime en tant que principes, et comme représentant un bien supérieur. Mais sous le rapport de l'union, c'est l'épouse qui doit être aimée davantage, parce qu'elle est conjointe à son mari comme existant avec lui dans une seule chair, selon cette parole en S. Matthieu (Matthieu 19.6) : « Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. » Et c'est pourquoi l'épouse est aimée plus ardemment ; mais aux parents on doit témoigner plus de respect.
Solutions
1. Ce n'est pas en toutes choses que l'homme délaissera son père et sa mère pour son épouse ; car il est des circonstances où l'homme doit venir en aide à ses parents plus qu'à son épouse. Mais c'est en ce qui concerne l'union conjugale et la cohabitation que l'homme abandonne tous ses parents pour s'attacher à sa femme.
2. Dans ces paroles de S. Paul il ne faut pas entendre que l'homme doive aimer son épouse à l'égal de lui-même. Elles signifient que l'amour qu'il a pour lui-même est le motif de celui qu'il a pour son épouse.
3. Même dans l'amitié pour les parents on trouve de multiples raisons d'aimer. Et, pour une part, sous le rapport du bien que l'on aime, ces raisons l'emportent sur celles que l'on a d'aimer sa femme. En revanche, du point de vue de l'union qu'il faut réaliser avec elle, ce sont ces dernières qui l'emportent.
4. Dans le texte de S. Paul cité En sens contraire, la conjonction « comme » ne doit pas s'entendre comme exprimant une égalité, mais le motif de l'amour. C'est en effet, principalement en raison de l'union charnelle que l'homme aime son épouse.
Objections
1. Il semble que l'on doit aimer son bienfaiteur plus que celui à qui l'on fait du bien. S. Augustin dit en effet : « Rien ne provoque davantage à devoir être aimé que d'aimer le premier. Il est bien dur en effet le cœur de celui qui ne voulant pas aimer le premier refuse d'aimer en retour. » Or, nos bienfaiteurs sont les premiers à nous témoigner leur amour par le bienfait de leur charité. Donc, c'est eux que nous devons aimer davantage.
2. On doit d'autant plus aimer quelqu'un qu'on pèche plus gravement en cessant de l'aimer, ou en agissant contre lui. Or, on pèche plus gravement en cessant d'aimer un bienfaiteur ou en agissant contre lui, qu'en cessant d'aimer celui à qui on a fait du bien jusqu'alors. Donc il faut aimer ceux qui nous font du bien, plus que ceux à qui nous en faisons nous-mêmes.
3. Entre tout ce que nous devons aimer, c'est Dieu que nous devons aimer le plus ; et, après lui, notre père, dit S. Jérôme. Or, ce sont là nos deux plus grands bienfaiteurs. Donc, c'est le bienfaiteur qu'on doit aimer davantage.
En sens contraire, Aristote remarque : « Les bienfaiteurs paraissent aimer leurs obligés plus que ceux-ci leurs bienfaiteurs. »Réponse
Nous l'avons dit précédemment, on aime davantage un être pour deux raisons : ou parce qu'il représente une plus excellente raison de bien, ou à cause d'une union plus étroite. Du premier point de vue, c'est le bienfaiteur qui doit être aimé davantage, parce qu'étant principe de bien pour celui qui reçoit le bienfait, il a en lui-même la raison d'un bien plus excellent, comme nous l'avons dit au sujet du père.
Du second point de vue, c'est au contraire ceux à qui nous faisons du bien que nous aimons davantage, comme Aristote le prouve par quatre raisons. 1° Parce que celui qui reçoit le bienfait est comme l'œuvre du bienfaiteur ; ainsi a-t-on coutume de dire de quelqu'un : « C'est la créature d'un tel. » Or il est naturel à chacun d'aimer son œuvre comme nous le voyons chez les poètes qui aiment leurs poèmes ; et cela parce que tout être aime son être et sa vie, laquelle se manifeste surtout par son action.
2° Parce que chacun aime naturellement ce en quoi il voit son propre bien. Il est vrai que le bienfaiteur et l'obligé trouvent l'un dans l'autre réciproquement un certain bien ; mais le bienfaiteur voit dans l'obligé son bien honnête ; l'obligé dans le bienfaiteur voit son « bien utile ». Or la considération du bien honnête apporte plus de joie que celle du bien utile ; soit parce que ce bien est plus durable, car l'utilité passe vite et le seul souvenir d'un bien passé n'égale pas la joie d'un bien présent ; soit parce que nous pensons avec plus de joie aux bonnes actions que nous avons faites qu'aux bons services que nous avons reçus des autres.
3° Parce qu'il appartient d'agir à celui qui aime ; il veut en effet le bien de celui qu'il aime, et il le fait ; celui-ci au contraire reçoit. Et c'est pourquoi il appartient au plus excellent d'aimer. D'où il résulte que c'est au bienfaiteur d'aimer davantage.
4° Parce qu'il en coûte plus de faire du bien que d'en recevoir. Or, nous aimons davantage ce qui nous a coûté davantage, alors que nous dédaignons en quelque sorte ce qui nous arrive sans effort.
Solutions
1. C'est le bienfaiteur qui incite son obligé à l'aimer, tandis qu'il se porte lui-même à aimer son obligé, d'un élan spontané sans être provoqué par lui. Or, ce qu'on fait par soi-même l'emporte sur ce qui vient d'un autre.
2. L'amour de l'obligé envers son bienfaiteur a davantage raison de dette, et c'est pourquoi son contraire donne lieu à un péché plus grand. Mais l'amour du bienfaiteur pour l'obligé est plus spontané, et par cela même plus prompt.
3. Dieu aussi nous aime plus que nous ne l'aimons ; et les parents aiment leurs enfants plus qu'ils ne sont aimés d'eux. Toutefois, il ne s'impose pas que nous aimions n'importe quels obligés plus que n'importe quels bienfaiteurs. C’est ainsi que nous préférons ceux dont nous avons reçu les plus grands bienfaits, c'est-à-dire Dieu et nos parents, à ceux qui ont reçu de nous des bienfaits moindres.
Objections
1. Non, semble-t-il. S. Augustin dit « La charité parfaite consiste à aimer plus les biens meilleurs, et moins les biens moindres. » Or dans la patrie régnera la charité parfaite. On y aimera donc les meilleurs plus que soi-même ou que ceux qui nous ont unis.
2. On aime davantage celui à qui on veut le plus grand bien. Or, ceux qui sont dans la patrie veulent un bien plus grand à celui qui a plus de bien, sans quoi leur volonté ne serait pas en toute chose conforme à la volonté divine. Mais là, celui qui possède plus de bien est précisément celui qui est le meilleur. Donc, dans la patrie, chacun aimera davantage celui qui est meilleur. Donc il aimera un autre plus que soi-même, et un étranger plus qu'un proche.
3. Dans le ciel, Dieu sera la raison totale de l'amour, car alors s'accomplira cette parole de S. Paul (1 Corinthiens 15.28) : « Que Dieu soit tout en tous. » Celui-là donc sera le plus aimé qui sera le plus proche de Dieu. Donc on y aimera celui qui est meilleur plus qu'on ne s'aimera soi-même, et un étranger plus qu'un proche.
En sens contraire, la nature n'est pas détruite par la gloire. Or, l'ordre de la charité qui vient d'être exposé procède de la nature elle-même. D'autre part, tous les êtres s'aiment naturellement eux-mêmes plus qu'ils n'aiment les autres. Donc cet ordre de la charité subsistera au ciel.
Réponse
L'ordre de la charité subsistera nécessairement dans la patrie en cela d'abord que Dieu doit être aimé par-dessus tout. Il en sera ainsi absolument quand l'homme jouira parfaitement de Dieu.
Quant à l'ordre entre soi-même et les autres, il semble qu'il faille distinguer. Car, nous l'avons dit, l'ordre de l'amour peut être diversement appréhendé soit d'après la différence du bien que l'on souhaite à un autre, soit d'après l'intensité de l'amour.
Du premier point de vue, on aimera plus que soi-même ceux qui sont meilleurs que soi, et l'on aimera moins ceux qui sont moins bons. Tout bienheureux en effet voudra que chacun ait ce qui lui est dû selon la justice divine, à cause de la parfaite conformité de la volonté humaine à la volonté divine. Alors il ne sera plus temps de progresser par le mérite vers une plus grande récompense, comme il arrive dans la condition présente, où l'homme peut aspirer à une vertu et à une récompense meilleures : au ciel la volonté de chacun s'arrêtera à ce qui a été déterminé par Dieu.
Du second point de vue, au contraire, chacun s'aimera soi-même plus qu'il n'aimera le prochain, même si celui-ci est meilleur ; parce que l'intensité de l'acte d'amour provient du sujet qui aime, nous l'avons vue. D'ailleurs, le don de la charité est accordé à chacun par Dieu afin que, d'abord, il ordonne son âme à Dieu, ce qui se rapporte à l'amour de soi ; et, en seconde ligne, afin qu'il veuille que les autres s'y ordonnent, ou encore afin qu'il y contribue à sa mesure.
Quant à l'ordre à établir entre ceux qui constituent le prochain, c'est de façon absolue qu'on aimera mieux par la charité celui qui sera meilleur. Car toute la vie bienheureuse consiste dans l'ordination de l'âme à Dieu. Aussi tout l'ordre de la dilection chez les bienheureux sera-t-il fixé par rapport à Dieu ; de telle sorte que celui qui est plus proche de Dieu sera celui que l'on aimera davantage et que chacun regardera comme plus proche de soi. Car il n'y aura plus alors, comme dans la vie présente, cette nécessité de pourvoir aux besoins, qui oblige chacun à préférer en toutes circonstances, dans l'aide qu'il donne, celui qui lui tient de plus près à celui qui lui est étranger ; ce qui fait qu'en cette vie l'homme aime davantage, par l'inclination même de la charité, celui qui lui est le plus uni, auquel il doit plus se dévouer effectivement.
Toutefois, dans la patrie, il arrivera que chacun aimera celui qui lui tient de près pour plusieurs autres motifs ; car, dans l'âme du bienheureux, demeureront toutes les causes de l'amour honnête. Cependant, à toutes ces raisons d'aimer, sera incomparablement préférée celle qui résulte de la proximité avec Dieu.
Solutions
1. Il faut admettre cet argument en ce qui concerne ceux qui nous sont unis. Mais, pour ce qui est de soi-même, il faut que chacun s'aime plus que les autres, et cela d'autant plus que la charité est plus parfaite ; car la perfection de la charité ordonne l'homme à Dieu d'une manière parfaite, ce qui se rattache à l'amour de soi-même.
2. Cet argument est valable pour l'ordre de l'amour conforme au degré de bien que l'on veut à l'être aimé.
3. Dieu sera pour chacun la raison totale de l'amour, du fait que Dieu est le bien total de l'homme. Si, par impossible, Dieu n'était pas le bien de l'homme, il ne serait pas pour lui la raison d'aimer. C'est pourquoi, dans l'ordre de l'amour, il faut qu'après Dieu l'homme s'aime soi-même suprêmement.
Nous avons maintenant à étudier l'acte de la vertu de charité. D'abord l'acte principal, qui est la dilection (Q. 27) ; puis les autres actes ou effets qui en découlent (Q. 28-33).