Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

41. LA RIXE

  1. Est-elle un péché ?
  2. Est-elle fille de la colère ?

1. La rixe est-elle un péché ?

Objections

1. Il ne semble pas. La rixe paraît être, en effet, une certaine dispute. Car S. Isidore a dit que « le mot ‘rixe’ vient du ‘rictus’ du chien. Car celui qui aime les rixes est toujours prêt à contredire, il trouve son plaisir dans la querelle, et cherche la dispute ». Or, la dispute n'est pas toujours un péché. La rixe non plus par conséquent.

2. On peut lire dans la Genèse (Genèse 26.21), que les serviteurs d'Isaac « creusèrent un autre puits, et qu'à son sujet il se produisit des rixes ». Or, on ne peut pas croire que les serviteurs d'Isaac se seraient livrés à des rixes en public sans qu'il s'y fût opposé, si cela avait été un péché. La rixe n'est donc pas un péché.

3. La rixe paraît être une espèce de guerre privée. Or, la guerre n'est pas toujours un péché. La rixe n'est donc pas toujours un péché.

En sens contraire, dans l'épître aux Galates (Galates 5.20), les rixes sont placées parmi les œuvres de la chair, et « ceux qui commettent ces œuvres n'obtiendront pas le royaume de Dieu ». Donc, les rixes non seulement sont des péchés, mais encore sont des péchés mortels.

Réponse

De même que la dispute implique une certaine opposition en paroles, de même la rixe implique une certaine opposition en acte. C'est pourquoi, à propos du texte des Galates, la Glose dit que les rixes ont lieu « quand, sous l'empire de la colère, on se frappe mutuellement ». Il apparaît donc que la rixe est comme une sorte de guerre privée, qui a lieu entre personnes privées, non en vertu de quelque autorité publique, mais plutôt en vertu d'une volonté déréglée. Et c'est pourquoi la rixe implique toujours un péché. En celui qui attaque un autre injustement, elle est péché mortel ; car nuire au prochain en portant les mains sur lui ne va pas sans péché mortel. Mais en celui qui se défend, elle peut être sans péché, parfois avec péché véniel, et parfois avec péché mortel. Cela dépend de la diversité des sentiments qui animent celui qui se défend, et de la manière dont il se défend. Car s’il se défend dans le seul esprit de repousser l'attaque injuste et avec la modération requise, il n'y a pas de péché, et l'on ne peut lui attribuer proprement la rixe. Mais s'il se défend dans un esprit de vengeance ou de haine, ou en dépassant la modération requise, il y a toujours péché. Péché véniel quand s'y mêle un léger mouvement de haine ou de vengeance, ou quand il n'y a qu'un léger excès dans la défense ; péché mortel quand il se précipite sur celui qui l'attaque dans le dessein arrêté de le tuer ou de le blesser gravement.

Solutions

1. Par rixe on ne désigne pas seulement la dispute. Il y a trois choses dans la citation de S. Isidore qui marquent bien le désordre de la rixe : d'abord la promptitude de l'esprit à contredire, indiquée par ces mots : « toujours prêt à contredire », quoi que l'autre ait dit ou fait, en bien ou en mal. Ensuite, le plaisir que l'on trouve à contredire : « il trouve son plaisir dans la querelle ». Enfin, la provocation à ces sortes d'actes : « il cherche la dispute ».

2. Il faut entendre ce passage non en ce sens que les serviteurs d'Isaac se prirent de querelle, mais en ce sens que les habitants du pays leur cherchèrent querelle. Ce sont donc ces derniers qui commirent un péché, non les serviteurs d'Isaac qui étaient faussement accusés.

3. Pour qu'une guerre soit juste, il est requis qu'elle soit engagée par l'autorité du pouvoir public, nous l'avons vu plus haute. Or, la rixe se produit par un mouvement privé de colère ou de haine. Si le ministre du prince ou du juge investi d'un pouvoir public s'attaquent à des gens qui se défendent, il n'y a pas rixe du côté de ceux qui attaquent, mais du côté de ceux qui résistent au pouvoir public. Ainsi, ceux qui attaquent ne commettent pas de rixe et ne pèchent pas, mais ceux qui se défendent contrairement à l'ordre.


2. La rixe est-elle fille de la colère ?

Objections

1. Apparemment non. Car il est écrit en S. Jacques (Jacques 4.1) : « D'où viennent les guerres et les litiges parmi vous ? N'est-ce pas de vos passions charnelles qui combattent dans vos membres ? » Or, la colère n'appartient pas au concupiscible. La rixe n'est donc pas fille de la colère, mais plutôt de la concupiscence.

2. Il est dit au livre des Proverbes (Proverbes 28.25 Vg) : « L'homme vantard et prétentieux excite la querelle. » Or, il semble que la rixe soit la même chose que la querelle. La rixe est donc fille de l'orgueil et de la vaine gloire, à qui se rattachent la vantardise et la prétention.

3. Encore dans les Proverbes (Proverbes 18.6) : « Les lèvres du sot se mêlent aux rixes. » Or, la sottise diffère de la colère, car elle ne s'oppose pas à la douceur, mais plutôt à la sagesse et à la prudence. Donc la rixe n'est pas fille de la colère.

4. Encore dans les Proverbes (Proverbes 10.12) : « La haine suscite les rixes. » Or, « la haine naît de l'envie », dit S. Grégoire. Donc la dispute n'est pas fille de la colère, mais de l'envie.

5. Toujours dans les Proverbes (Proverbes 17.19) : « Celui qui médite la discorde provoque des rixes. » Mais la discorde est fille de la vaine gloire, nous l'avons vu plus haut. Donc aussi la rixe.

En sens contraire, S. Grégoire dit que « de la colère naît la rixe ». De même les Proverbes (Proverbes 15.18 ; 29.22) : « L'homme coléreux provoque les rixes. »

Réponse

La rixe, nous venons de le dire, implique une certaine opposition allant jusqu'aux voies de fait, puisqu'un homme cherche à en blesser un autre. Mais un homme peut chercher à blesser de deux façons. Ou bien il cherche purement et simplement le mal de l'autre. Cela relève de la haine, dont l'intention est de blesser l'ennemi, ouvertement ou secrètement. Ou bien il cherche à blesser l'autre, celui-ci le sachant et s'y opposant. C'est là ce qu'implique le mot de rixe. Et cela appartient proprement à la colère, qui est appétit de vengeance. Il ne suffit pas en effet à celui qui est en colère de nuire secrètement à celui contre lequel il s'irrite, il veut encore que celui-ci le sente, et qu'il souffre contre sa volonté, en représailles de ce qu'il a fait. Tout cela, nous l'avons vu plus haut lorsqu'il s'est agi de la passion de la colère. C'est pourquoi la rixe naît proprement de la colère.

Solutions

1. Toutes les passions de l'irascible naissent des passions du concupiscible, nous l'avons vu. Par le fait, ce qui naît de la colère d'une manière prochaine vient aussi de la concupiscence comme d'une première racine.

2. La vantardise et la prétention, manifestations d'orgueil ou de vaine gloire, ne provoquent pas directement la querelle ou la rixe, mais occasionnellement, pour autant que la colère en résulte, lorsque quelqu'un tient pour une injure personnelle qu'un autre se préfère à lui. Ainsi les querelles et les rixes viennent-elles de la colère.

3. La colère, nous l'avons vu, empêche le jugement de la raison. De là vient queue a une ressemblance avec la sottise. Il s'ensuit qu'elles ont un effet commun. Par défaut de la raison il arrive en effet que quelqu'un cherche à en blesser un autre de façon désordonnée.

4. La rixe, même si elle naît parfois de la haine, n'est pourtant pas l'effet propre de la haine. Car il n'est pas dans l'intention de celui qui hait de blesser son ennemi au cours d'une rixe et d'une manière ouverte. Parfois il cherche à blesser secrètement ; mais, quand il se voit sur le point d'avoir le dessus, il cherche à le blesser au cours d'une rixe ou d'une querelle. Par contre, c'est l'effet propre de la colère de blesser quelqu'un dans une rixe, pour la raison qu'on vient de dire.

5. Les rixes introduisent la haine ou le désaccord dans le cœur de ceux qui s'y livrent. C'est pourquoi celui qui médite, c'est-à-dire qui se propose, de semer la discorde chez les autres, s'arrange pour qu'ils en viennent à se quereller ; c'est ainsi du reste que chaque péché peut commander l'acte d'un autre péché, en l'ordonnant à sa fin. Mais il ne suit pas de cela que la rixe soit proprement et directement fille de la vaine gloire.

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