- La prudence est-elle dans la volonté ou dans la raison ?
- Si elle est dans la raison, est-elle seulement dans la raison pratique, ou aussi dans la raison spéculative ?
- A-t-elle connaissance des singuliers ?
- Est-elle une vertu ?
- Est-elle une vertu spéciale ?
- Fournit-elle leur fin aux vertus morales ?
- Établit-elle leur milieu ?
- Commander est-il son acte principal ?
- La sollicitude ou vigilance se rapporte-t-elle à la prudence ?
- La prudence s'étend-elle au gouvernement de la multitude ?
- La prudence qui regarde le bien propre est-elle de même espèce que celle qui s'étend au bien commun ?
- La prudence est-elle chez les sujets ou seulement chez les princes ?
- Se trouve-t-elle chez les pécheurs ?
- Se trouve-t-elle chez tous les bons ?
- Est-elle en nous par nature ?
- La perd-on par l'oubli ?
Objections
1. Il semble que la prudence ne soit pas dans la faculté cognitive mais dans la faculté appétitive. S. Augustin dit en effet : « La prudence est un amour qui choisit avec sagacité ce qui lui est utile en le discernant de ce qui lui fait obstacle. » Or l'amour n'est pas dans la faculté cognitive mais dans la faculté appétitive. Celle-ci est donc le siège de la prudence.
2. Comme il ressort de la définition citée, il appartient à la prudence de « choisir avec sagacité ». Mais le choix ou élection est l'acte de la puissance appétitive, on l'a montré précédemment. Donc la prudence n'est pas dans la puissance cognitive, mais dans la puissance appétitive.
3. Le Philosophe dit que « si en art celui qui se trompe volontairement est d'un plus grand mérite, en prudence il est d'un mérite moindre, comme en matière de vertu ». Mais les vertus morales, dont il parle dans ce texte, sont dans la partie appétitive, tandis que l'art est dans la raison. Donc la prudence est plutôt dans la partie appétitive que dans la raison.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « La prudence est la connaissance des choses qu'il faut vouloir et des choses qu'il faut fuir. »
Réponse
Comme dit Isidore : « Le prudent est ainsi appelé comme voyant loin (prudens = porro videns) ; il est perspicace en effet et voit les vicissitudes des choses incertaines. » Or, l'acte de voir n'appartient pas à la puissance appétitive mais à la puissance cognitive. Il est donc évident que la prudence concerne directement la faculté cognitive. Non toutefois la faculté sensible : par celle-ci en effet l'on connaît seulement les choses présentes et proposées aux sens. Tandis que connaître le futur à partir du présent et du passé, ce qui est le fait de la prudence, appartient proprement à la raison ; on y procède en effet par le moyen d'une certaine confrontation. Il reste que la prudence est proprement dans la raison.
Solutions
1. Comme il a été dit précédemment, la volonté meut toutes les puissances à leurs actes. Or, le premier acte de la faculté appétitive est l'amour, comme on l'a dit. Ainsi donc la prudence est appelée un amour, non pas essentiellement, mais en tant que l'amour pousse à l'acte de la prudence. Aussi S. Augustin ajoute-t-il à la suite que « la prudence est un amour discernant bien ce qui l'aide à tendre vers Dieu de ce qui peut l'en empêcher ». Et l'on dit de l'amour qu'il discerne en tant qu'il pousse la raison à discerner.
2. Le prudent considère ce qui est loin pour autant qu'une aide ou un empêchement en provient envers ce qui doit être accompli présentement. D'où il est clair que ce qui tombe sous la considération du prudent dit ordre à autre chose comme à sa fin. Or, pour les moyens en vue d'une fin il y a le conseil dans la raison, et l'élection dans l'appétit. De ces deux actes, le conseil concerne plus proprement la prudence : le Philosophe dit en effet que le prudent « délibère bien ». Mais parce que l'élection présuppose le conseil — elle est en effet « l'appétit de ce qui a été préalablement délibéré », selon Aristote — l'acte même de choisir peut être attribué de façon logique à la prudence, en ce sens que par le conseil elle dirige l'élection.
3. La réussite de la prudence ne consiste pas dans la simple considération, mais dans l'application à l'œuvre, ce qui est la fin de la raison pratique. Et c'est pourquoi il serait souverainement contraire à la prudence de manquer cette application ; car, de même que la fin est ce qu'il y a de plus important en tout domaine, ainsi manquer la fin est ce qu'il y a de pire. D'où la remarque complémentaire du Philosophe au même endroit, selon laquelle la prudence « n'est pas seulement avec la raison », comme l'art ; elle comporte en effet, comme on l'a dit, l'application à l'œuvre, ce qui se fait par la volonté.
Objections
1. Il semble que la prudence n'ait pas rapport seulement à la raison pratique mais aussi à la raison spéculative. Il est dit en effet dans les Proverbes (Proverbes 10.23) : « La prudence est sagesse pour l'homme. » Mais la sagesse consiste principalement dans la contemplation. Donc aussi la prudence.
2. S. Ambroise déclare : « La prudence s'occupe de la recherche du vrai, et elle inspire le désir d'une science plus complète. » Mais cela relève de la raison spéculative. Donc la prudence consiste aussi dans la raison spéculative.
3. L'art et la prudence sont situés par le Philosophe dans la même partie de l'âme. Mais l'art n'est pas seulement pratique, il est aussi spéculatif, comme on le voit dans les arts libéraux. Donc il y a aussi et une prudence pratique et une prudence spéculative.
En sens contraire, le Philosophe dit que « la prudence est la droite règle de l'action ». Mais cela ne relève que de la raison pratique. Donc la prudence n'est nulle part ailleurs que dons la raison pratique.
Réponse
Comme dit le Philosophe « il appartient au prudent de pouvoir bien délibérer. » Or la délibération ou conseil porte sur ce que nous avons à faire par rapport à une fin. Mais la raison relative aux actions en vue d'une fin est la raison pratique. D'où il est évident que la prudence ne consiste en rien d'autre que la raison pratique.
Solutions
1. Comme il a été dit plus haut, la sagesse considère la cause absolument la plus élevée. Aussi la considération de la cause la plus élevée en un genre donné prend-elle rang de sagesse en ce genre-là. Or, dans le genre des actes humains, la cause la plus élevée est la fin commune à la vie humaine tout entière. Et telle est la fin que vise la prudence. Le Philosophe dit en effet que celui qui raisonne bien à l'égard d'une fin particulière, par exemple la victoire, est appelé prudent, non absolument, mais dans ce genre, à savoir dans l'art de la guerre ; ainsi celui qui raisonne bien à l'égard du bien vivre tout entier est appelé prudent absolument. D'où il est évident que la prudence est sagesse en l'ordre des choses humaines, mais non pas sagesse absolument, car elle ne s'attache pas à la cause la plus élevée absolument ; en effet la prudence a pour objet le bien humain, et l'homme n'est pas ce qu'il y a de meilleur entre tous les êtres. Aussi est-il dit expressément que la prudence est « sagesse pour l'homme », et non pas sagesse absolument.
2. S. Ambroise et de même Cicéron emploient le mot prudence au sens large, comme signifiant toute connaissance humaine, tant spéculative que pratique. On peut dire pourtant que l'acte de la raison spéculative lui-même, en tant qu'il est volontaire, tombe sous l'élection et le conseil quant à son exercice, et par conséquent tombe sous l'ordre et l'autorité de la prudence. Mais quant à son espèce, en tant qu'on le rapporte à son objet qui est le vrai nécessaire, il ne tombe ni sous le conseil ni sous la prudence.
3. Toute application de la raison droite à une fabrication relève de l'art. Mais de la prudence relève la seule application de la raison droite aux objets de la délibération. Et l'on délibère là où les voies conduisant à la fin ne sont pas déterminées, comme dit Aristote. Donc, puisque la raison spéculative produit certains effets, comme le syllogisme, la proposition, etc., où l'on procède selon des voies fixes et déterminées, la raison d'art est sauve par rapport à cela, mais non pas la raison de prudence. Et c'est pourquoi l'art est quelquefois spéculatif, tandis que la prudence ne l'est jamais.
Objections
1. Il semble que non. La prudence est en effet dans la raison, comme on vient de le dire. Mais la raison a pour objet les universels, dit Aristote. Donc la prudence n'a connaissance que des universels.
2. Les singuliers sont infinis. Mais la raison ne peut embrasser ce qui est infini. Donc la prudence, qui est une raison droite, n'a pas pour objet les singuliers.
3. Ce qui est particulier est connu par le sens. Mais la prudence n'est pas dans le sens ; beaucoup en effet, qui sont doués de sens extérieurs perspicaces, ne sont pas prudents. Donc la prudence n'a pas pour objet les singuliers.
En sens contraire, le Philosophe dit que « la prudence ne se rapporte pas seulement aux universels, mais doit connaître aussi les singuliers ».
Réponse
Nous l'avons dit plus haut, il revient à la prudence, non seulement de considérer selon la raison, mais encore de s'appliquer à l'œuvre, ce qui est la fin de la raison pratique. Or, personne ne peut appliquer convenablement une chose à une autre s'il ne les connaît toutes deux : ce qu'il faut appliquer, et ce à quoi il faut l'appliquer. Mais les actions ont lieu dans le singulier. Et c'est pourquoi il est nécessaire que le prudent connaisse et les principes universels de la raison et les singuliers, objets des opérations.
Solutions
1. La raison concerne en premier lieu et à titre principal les universels ; elle peut cependant appliquer les raisons universelles aux particuliers, et de là vient que les conclusions des syllogismes ne sont pas seulement universelles mais aussi particulières ; car l'intelligence s'étend à la matière par le moyen d'une certaine réflexion, selon Aristote.
2. L'infinité des singuliers ne pouvant être embrassée par la raison humaine, il s'ensuit que « nos providences sont incertaines », comme dit le livre de la Sagesse (Sagesse 9.14). Cependant, par l'expérience, l'infinité des singuliers est réduite au nombre fini des cas les plus fréquents, dont la connaissance suffit à la prudence humaine.
3. Comme dit le Philosophe, la prudence ne consiste pas dans le sens extérieur par lequel nous connaissons les sensibles propres, mais dans le sens intérieur, rendu apte par la mémoire et l'expérience à juger promptement des choses particulières qu'on a perçues. Non toutefois en ce que la prudence serait dans le sens intérieur comme dans son siège principal : mais elle est à titre principal dans la raison, et c'est par une certaine application qu'elle s'étend jusqu'au sens dont on vient de parler.
Objections
1. Il semble que non. S. Augustin dit en effet que la prudence est « la science des choses à vouloir et à éviter ». Mais la science se divise contre la vertu, comme le montre Aristote. Donc la prudence n'est pas une vertu.
2. Il n'y a pas de vertu de la vertu. Mais l'art a sa vertu, dit le Philosophe. Donc l'art n'est pas une vertu. Mais dans l'art est contenue la prudence : il est dit en effet de Hiram (2 Chroniques 2.14) qu'il savait « graver toute sorte de figures et inventer avec prudence tout ce qui est nécessaire pour un ouvrage ». Donc la prudence n'est pas une vertu.
3. Aucune vertu ne peut être démesurée. Mais la prudence est démesurée ; sinon il n'y aurait pas de raison de dire dans les Proverbes (Proverbes 23.4) : « Mets une mesure à ta prudence. » Donc la prudence n'est pas une vertu.
En sens contraire, S. Grégoire dit que « les quatre vertus sont : la prudence, la tempérance, la force et la justice ».
Réponse
Comme il a été dit lorsqu'on traitait des vertus en général, « la vertu rend bon celui qui la possède, et bonne l'œuvre qu'il accomplit ». Or, le bien peut se dire en deux sens : matériellement, pour désigner ce qui est bon ; formellement, où il s'entend selon la raison de bien. Mais le bien, en tant que tel, est objet de la faculté appétitive. C'est pourquoi, s'il y a des habitus qui rectifient l'acte rationnel de la connaissance, sans égard à la rectitude de l'appétit, ils vérifient à un moindre degré la raison de vertu ; ils se rapportent en effet au bien compris matériellement, c'est-à-dire à quelque chose qui de fait est bon, mais non pas considéré sous la raison de bien. Tandis que les habitus qui regardent la rectitude de l'appétit vérifient davantage la raison de vertu, car ils regardent le bien non seulement matériellement mais encore formellement, c'est-à-dire qu'ils se rapportent au bien considéré sous la raison de bien. Or, il revient à la prudence, nous l'avons dit, d'appliquer la raison droite à l'œuvre, ce qui ne se fait pas sans un appétit droit. C'est pourquoi la prudence ne vérifie pas seulement la raison de vertu que possèdent les autres vertus intellectuelles, mais elle possède en outre la raison de vertu que possèdent les vertus morales, au nombre desquelles elle figure aussi.
Solutions
1. S. Augustin dans ce texte entend la science au sens large pour signifier tout ce qui est raison droite.
2. Le Philosophe soumet l'art à une vertu parce qu'il n'inclut pas la rectitude de l'appétit ; aussi, pour qu'on se serve correctement de l’art, faut-il posséder la vertu qui rend l'appétit droit. Or la prudence n'a pas sa place dans ce qui relève de l'art ; parce que l'art est ordonné à une fin particulière, et aussi parce qu'il emploie des moyens déterminés pour parvenir à sa fin. Si l'on dit cependant de quelqu'un qu'il œuvre avec prudence dans le domaine de l'art, c'est par similitude ; dans certains arts en effet, à cause de l'indétermination des moyens par lesquels on parvient à la fin, une délibération est nécessaire : ainsi en médecine et en navigation, comme dit encore Aristote.
3. Cette parole du Sage n'est pas à entendre comme si la prudence elle-même devait être mesurée ; mais en ce sens qu'il faut imposer à toutes choses la mesure de la prudence.
Objections
Il semble que non. Aucune vertu spéciale en effet ne figure dans la définition générale de la vertu. Mais la prudence y figure, puisque, chez Aristote, la vertu est définie : « Un habitus électif consistant dans un milieu déterminé par la raison à notre égard, tel que l'homme sage le déterminera. » Or la droite raison s'entend selon la prudence, dit encore Aristote. Donc la prudence n'est pas une vertu spéciale.
2. Le Philosophe dit : « La vertu morale fait que l'on agit droit à l'égard de la fin, la prudence à l'égard des moyens ordonnés à la fin. » Mais en toute vertu il y a quelque chose à accomplir en vue de la fin. Donc la prudence se trouve en toute vertu. Elle n'est donc pas une vertu spéciale.
3. Une vertu spéciale a un objet spécial. Mais la prudence n'a pas d'objet spécial : elle est en effet « la droite raison de l'action », dit Aristote ; or toutes les œuvres vertueuses relèvent de l'action. Donc la prudence n'est pas une vertu spéciale.
En sens contraire, elle figure avec les autres dans la division et l'énumération des vertus. Il est dit en effet de la Sagesse (Sagesse 8.7) : « Elle enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la force. »
Réponse
L'acte et l'habitus recevant leur espèce des objets, comme il ressort de ce qu'on a dit, nécessairement, l'habitus auquel répond un objet spécial distinct des autres doit être un habitus spécial ; et s'il est bon, c'est une vertu spéciale. Or, l'objet spécial s'entend non selon qu'on le considère matériellement, mais plutôt selon sa raison formelle, comme il ressort de ce qu'on a dit plus haut : car une seule et même réalité tombe sous l'acte de divers habitus et même de diverses puissances, selon des raisons diverses. Mais pour fonder une diversité de puissance il est requis une plus grande diversité de l'objet que pour fonder une diversité d'habitus, étant donné que plusieurs habitus se trouvent dans une seule puissance, nous l'avons vu. La diversité de la raison objective diversifiant, la puissance diversifie donc bien davantage l'habitus.
En conséquence, on dira que la prudence étant dans la raison, nous l'avons dit, elle se distingue des autres vertus intellectuelles selon la diversité matérielle des objets. Car la sagesse, la science et l'intelligence concernent les réalités nécessaires ; l'art et la prudence, les réalités contingentes ; mais l'art a pour objet les choses fabriquées, c'est-à-dire constituées dans une matière extérieure, comme une maison, un couteau, etc., tandis que la prudence concerne les actions, lesquelles ont leur existence dans l'agent lui-même, nous l'avons montré. Mais par rapport aux vertus morales, la prudence se distingue selon la raison formelle qui fonde la distinction des puissances : d'une part la puissance intellectuelle, sujet de la prudence ; d'autre part la puissance appétitive, sujet de la vertu morale. D'où il est évident que la prudence est une vertu spéciale, distinguée de toutes les autres vertus.
Solutions
1. Cette définition n'est pas celle de la vertu en général, mais de la vertu morale. Il est convenable de faire figurer dans la définition de celle-ci la vertu intellectuelle ayant une matière commune avec elle, à savoir la prudence ; de même en effet que le sujet de la vertu morale participe de la raison, ainsi la vertu morale a-t-elle raison de vertu en tant qu'elle participe de la vertu intellectuelle.
2. Il suit de ce raisonnement que la prudence aide toutes les vertus et opère en toutes. Mais cela ne suffit pas pour montrer qu'elle n'est pas une vertu spéciale ; car rien n'empêche qu'il y ait dans un genre une espèce opérant de quelque façon dans toutes les espèces du même genre : comme le soleil répand son influence de quelque façon sur tous les corps.
3. L'action est matière de la prudence selon qu'elle est objet de la raison, à savoir sous la raison de vrai. Mais elle est matière des vertus morales selon qu'elle est objet de la puissance appétitive, à savoir sous la raison de bien.
Objections
1. Il semble bien, car, puisque la prudence est dans la raison, et la vertu morale dans l'appétit, il semble que la prudence soit avec la vertu morale dans le rapport de la raison avec l'appétit. Mais la raison assigne sa fin à la puissance appétitive. Donc la prudence assigne leur fin aux vertus morales.
2. L'homme dépasse les êtres irrationnels par sa raison, mais pour le reste il leur est semblable. Les autres parties de l'homme sont donc avec sa raison dans le même rapport que l'homme avec les créatures irrationnelles. Mais l'homme est la fin des créatures irrationnelles, dit Aristote. Donc toutes les autres parties de l'homme sont ordonnées à la raison comme à leur fin. Mais la prudence est la droite raison de l'action comme il a été dit plus haut. Donc toutes les actions à faire sont ordonnées à la prudence comme à leur fin. Elle assigne donc leur fin à toutes les vertus morales.
3. Le propre de la vertu, de l'art ou de la puissance à laquelle appartient la fin, est de commander aux autres vertus ou aux autres arts auxquels appartient ce qui est ordonné à la fin. Mais la prudence dispose des autres vertus morales et elle leur commande. Donc elle leur assigne la fin.
En sens contraire, le Philosophe dit que « la vertu morale rectifie l'intention de la fin, la prudence, les moyens ordonnés à la fin ». Donc il n'appartient pas à la prudence de fournir leur fin aux vertus morales, mais seulement de disposer de ce qui est ordonné à la fin.
Réponse
La fin des vertus morales est le bien humain. Or, le bien de l'âme humaine est d'être conformée à la raison, comme le montre Denys. Aussi est-il nécessaire que les fins des vertus morales préexistent dans la raison. Mais comme il y a dans la raison spéculative certaines connaissances naturelles, relevant de l'intelligence et certaines connaissances obtenues par le moyen de celles-là, à savoir les conclusions, relevant de la science ; ainsi préexistent dans la raison pratique certaines connaissances naturelles au titre de principes et telles sont les fins des vertus morales car la fin dans l'action tient la place du principe dans la spéculation comme nous l'avons montré ; et certaines connaissances sont dans la raison pratique comme des conclusions ; et telles sont les connaissances relatives à ce qui est ordonné a la fin, auxquelles nous parvenons à partir des fins elles-mêmes. La prudence concerne ces connaissances-là, puisqu'elle applique les principes universels aux conclusions particulières en matière d'action. C'est pourquoi il n'appartient pas à la prudence de fournir leur fin aux vertus morales, mais seulement d'organiser ce qui est en vue de la fin.
Solutions
1. Les vertus morales reçoivent leur fin de la raison naturelle appelée syndérèse, comme on l'a vu dans la première Partie, mais non pas de la prudence, pour la raison qu'on, vient de dire.
2. Cela répond à la deuxième objection.
3. La fin n'appartient pas aux vertus morales comme si elles-mêmes assignaient la fin, mais parce qu'elles tendent à la fin assignée par la raison naturelle. Elles y sont aidées par la prudence qui leur prépare la voie en disposant ce qui est ordonné à la fin. D'où il suit que la prudence est plus noble que les vertus morales et les met en mouvement. Mais la syndérèse meut la prudence comme l'intelligence des principes meut la science.
Objections
1. Il semble que non. En effet, atteindre le milieu est la fin des vertus morales. Mais la prudence n'assigne pas leur fin aux vertus morales, comme on vient de le voir. Donc elle ne trouve pas le milieu qui leur convient.
2. Ce qui existe par soi ne semble pas avoir de cause mais être soi-même cause de soi ; car toute chose est dite exister par sa cause. Mais se situer dans un milieu convient à la vertu morale par soi, cette clause figurant dans sa définition, comme il ressort de ce qu'on a dit. La prudence ne cause donc pas le milieu dans les vertus morales.
3. La prudence opère par mode de raison. Mais la vertu morale tend à son milieu par mode de nature ; comme le dit en effet Cicéron « la vertu est un habitus conforme à la raison par mode de nature ». Donc la prudence n'assigne pas leur milieu aux vertus morales.
En sens contraire, il est dit dans la définition de la vertu rapportée plus haut qu'elle consiste dans un milieu déterminé par la raison, tel que l'homme sage le déterminera.
Réponse
La conformité à la raison droite est la fin propre de toute vertu morale ; car l'intention de la tempérance est que l'homme ne s'écarte pas de la raison sous l'effet des convoitises ; pareillement, celle de la force est qu'il ne s'écarte pas du droit jugement de la raison sous l'effet de la crainte ou de l'audace. Et cette fin est assignée à l'homme selon la raison naturelle, car celle-ci dicte à chacun d'agir selon la raison. Mais comment et par quelles voies l'homme qui agit peut atteindre le milieu raisonnable, cela appartient à la disposition de la prudence. En effet, bien qu'atteindre le milieu soit la fin de la vertu morale, cependant ce milieu n'est trouvé que par la droite disposition de ce qui est ordonné à la fin.
Solutions
1. Cela répond à la première objection.
2. L'agent naturel fait que la forme se trouve dans la matière ; cependant il ne fait pas que les propriétés appartenant par soi à la forme conviennent à celle-ci. De même la prudence, elle aussi, constitue le milieu dans les passions et opérations ; elle ne fait pas cependant que rechercher le milieu convenant à la vertu.
3. La vertu morale tend par mode de nature à parvenir à son milieu. Mais parce que le milieu ne se trouve pas de la même manière dans tous les cas, l'inclination naturelle, qui agit toujours de la même manière, n'y suffit pas, et la raison prudente y est requise.
Objections
1. Il semble que non. En effet, commander se rapporte au bien qui est à faire. Mais S. Augustin attribue pour acte à la prudence de « prévoir et éviter les embûches ». Donc commander n'est pas l'acte principal de la prudence.
2. Le Philosophe dit qu'« il appartient au prudent de bien délibérer ». Mais délibérer et commander semblent être deux actes différents, comme il ressort de ce qu'on a dit précédemment. Donc l'acte principal de la prudence n'est pas de commander.
3. Commander ou donner un ordre semble appartenir à la volonté ; en effet cette puissance a pour objet la fin et elle met en mouvement les autres puissances de l'âme. Or la prudence n'est pas dans la volonté mais dans la raison. Donc l'acte de la prudence n'est pas de commander.
En sens contraire, le Philosophe dit que « la prudence est impérative ».
Réponse
La prudence est la droite règle des actions à faire, on l'a dit plus haut. D'où il faut que l'acte principal de la prudence soit l'acte principal de la raison préposée à l'action. Celle-ci émet trois actes. Le premier est le conseil : il se rattache à l'invention, car délibérer c'est chercher, comme il a été établi antérieurement. Le deuxième acte est le jugement relatif à ce qu'on a trouvé, ce que fait la raison spéculative. Mais la raison pratique, ordonnée à l'œuvre effective, va plus loin et son troisième acte est de commander ; cet acte-là consiste en ce qu'on applique à la réalisation le résultat du conseil et du jugement. Et parce que cet acte est plus proche de la fin de la raison pratique, il est l'acte principal de la raison pratique et par conséquent de la prudence. Et le signe en est que la perfection de l'art consiste dans le jugement, non dans le commandement. C'est pourquoi l'on tient pour meilleur artiste celui qui volontairement commet une faute en son art, comme ayant le jugement meilleur ; au contraire on tient pour moindre artiste celui qui commet une faute sans le faire exprès, ce qui semble provenir d'un jugement défectueux. Mais en prudence c'est l'inverse, dit Aristote. En effet, celui-là est davantage imprudent, qui commet une faute volontairement, en ce qu'il manque l'acte principal de la prudence qui est de commander ; celui-là l'est moins, qui commet une faute involontairement.
Solutions
1. L'acte de commander s'étend au bien à accomplir et au mal à éviter. Et cependant « prévoir et éviter les embûches » n'est pas attribué par S. Augustin à la prudence au titre d'acte principal de cette vertu, mais parce que cet acte de la prudence ne demeure pas dans la patrie.
2. La bonne délibération est requise afin que ce qu'on a dûment trouvé soit appliqué à l'action. Et c'est pourquoi commander appartient à la prudence, qui est bonne conseillère.
3. Mouvoir, entendu absolument, appartient à la volonté. Mais commander implique une motion accompagnée d'ordination. Aussi est-ce un acte de la raison, comme nous l'avons dit antérieurement.
Objections
1. Il semble que non, car la sollicitude implique une certaine inquiétude ; Isidore dit en effet qu'on appelle soucieux (sollicitus) l'homme inquiet. Mais le mouvement appartient surtout à la faculté appétitive. Donc aussi la sollicitude. Or la prudence n'est pas dans la faculté appétitive mais dans la raison, on l'a établi plus haute. Donc la sollicitude ne se rapporte pas à la prudence.
2. À la sollicitude semble s'opposer la certitude de la vérité d'où la parole de Samuel à Saül (1 Samuel 19.20) « Ne sois pas soucieux des ânesses que tu as perdues avant-hier, car on les a trouvées. » Mais la certitude de la vérité concerne la prudence, puisqu'elle est une vertu intellectuelle. Donc la sollicitude s'oppose à la prudence, loin de s'y rattacher.
3. Le Philosophe dit qu'il appartient au magnanime « d'être tranquille et en repos ». Mais la sollicitude s'oppose à la tranquillité. Donc, puisque la prudence ne s'oppose pas à la magnanimité, le bien n'étant pas contraire au bien, dit Aristote, il semble que la sollicitude ne se rapporte pas à la prudence.
En sens contraire, il est dit dans la 1e épître de S. Pierre (1 Pierre 4.7) : « Soyez prudents et veillez dans la prière. » Mais la vigilance est identique à la sollicitude. Donc la sollicitude se rapporte à la prudence.
Réponse
Comme dit Isidore, le mot de sollicitude vient de sollers (habile) et de citus (prompt), en ce que le mot s'applique à un homme habile d'esprit, et prompt de ce fait à accomplir ce qu'il doit faire. Mais ce trait s'applique à la prudence, dont l'acte principal est de commander en matière d'action ce qui a été d'abord délibéré et jugé. Aussi le Philosophe dit-il qu'« il faut mettre promptement en œuvre ce qui a été délibéré, mais délibérer lentement ». De là vient que la sollicitude a proprement rapport à la prudence. Et pour cette raison S. Augustin écrit : « À la prudence il appartient de monter la garde et de veiller avec le plus grand soin de peur que, par l'effet d'une fausse persuasion se glissant peu à peu en nous, nous ne soyons induits en erreur. »
Solutions
1. Le mouvement appartient bien à la faculté appétitive comme au principe du mouvement. Elle meut toutefois selon le précepte et la direction donnés par la raison, et c'est en cela que consiste essentiellement la sollicitude.
2. Selon le Philosophe, « la certitude ne doit pas être cherchée de la même façon en toute chose mais en chaque matière selon son mode propre ». Et puisque la matière de la prudence consiste dans les singuliers contingents, objet des actions humaines, la certitude de la prudence ne peut être si grande que toute sollicitude en soit ôtée.
3. Le magnanime est appelé un homme tranquille et en repos, non parce qu'il ne se soucie de rien, mais parce qu'il ne se soucie pas exagérément d'un grand nombre de choses ; il a confiance là où il faut avoir confiance et il n'a pas à ce sujet de soucis superflus. C'est en effet la superfluité de la crainte et de la défiance qui cause les soucis exagérés, parce que la crainte inspire aux gens de s'entourer de conseils, comme il a été dit lorsqu'on étudiait la passion de craintes.
Objections
1. Il semble queue ne s'étende pas au gouvernement de la multitude, mais seulement au gouvernement de soi-même. Le Philosophe dit en effet que la vertu relative au bien commun est la justice. Mais la prudence diffère de la justice. Donc la prudence n'a pas rapport au bien commun.
2. Celui-là semble être prudent qui se cherche et se procure du bien à lui-même. Mais souvent ceux qui cherchent le bien commun négligent leur bien propre. Donc ils ne sont pas prudents.
3. La prudence partage le genre vertueux avec la tempérance et la force. Mais la tempérance et la force semblent s'entendre seulement par rapport au bien propre. Donc aussi la prudence.
En sens contraire, le Seigneur dit (Matthieu 24.45) : « Quel est, pensez-vous, le serviteur fidèle et prudent, que le maître a établi sur sa famille ? »
Réponse
Comme dit le Philosophe, certains ont affirmé que la prudence ne s'étend pas au bien commun, mais seulement au bien propre. Et cela parce qu'ils n'estiment pas que l'homme doive rechercher autre chose que son bien propre. Mais cette estimation s'oppose à la charité, laquelle « ne recherche pas son avantage » (1 Corinthiens 13.5). Aussi l'Apôtre dit-il de lui-même (1 Corinthiens 10.33) : « je ne recherche pas ce qui m'est utile, mais ce qui l'est au grand nombre, afin qu'ils soient sauvés. » Cela s'oppose en outre à la raison droite, laquelle juge que le bien commun est meilleur que le bien d'un seul. Donc, parce qu'il appartient à la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas seulement le bien privé d'un seul homme, mais encore le bien commun de la multitude.
Solutions
1. Le Philosophe à cet endroit parle de la vertu morale. Et de même que toute vertu morale rapportée au bien commun se nomme justice légale, ainsi la prudence rapportée au bien commun est appelée prudence politique ; de sorte que la politique est avec la justice légale dans le même rapport que la prudence entendue absolument avec la vertu morale.
2. Lorsque l'on cherche le bien commun de la multitude, par voie de conséquence on cherche en outre son bien propre, pour deux raisons. La première est que le bien propre ne peut exister sans le bien commun de la famille, de la cité ou du royaume. Aussi Valère Maxime dit-il des anciens Romains, qu'« ils aimaient mieux être pauvres dans un état riche que riches dans un état pauvre ». La seconde raison est que, l'homme étant partie de la maison et de la cité, il doit considérer le bien qui lui convient d'après ce qui est prudent relativement au bien de la multitude ; en effet, la bonne disposition des parties se prend de leur rapport au tout. Comme dit S. Augustin : « Toute partie est laide qui ne s'accorde pas avec son tout. »
3. Même la tempérance et la force peuvent être rapportées au bien commun ; aussi la loi intervient-elle pour commander leurs actes, dit Aristote. Cependant, la prudence et la justice s'y rapportent davantage, comme appartenant à la partie rationnelle, à laquelle ce qui est commun se rattache directement, comme ce qui est singulier se rattache à la partie sensible.
Objections
1. Il semble bien. Le Philosophe dit en effet : « Politique et prudence sont un même habitus, mais leur manière d'être n'est pas la même. »
2. Le Philosophe dit que « la vertu de l'homme de bien est identique à la vertu du bon prince ». Mais la politique se trouve surtout chez le prince, en qui elle a rang architectonique. La prudence étant donc la vertu de l'homme de bien, il semble que prudence et politique soient un même habitus.
3. Les objets dont l'un est ordonné à l'autre ne diversifient pas l'espèce ou la substance de l'habitus. Mais le bien propre, objet de la prudence entendue absolument, est ordonné au bien commun, objet de la politique. Donc politique et prudence ne diffèrent ni quant à l'espèce ni quant à la substance de l'habitus.
En sens contraire, les disciplines que voici constituent des sciences diverses : politique, ordonnée au bien commun de la cité ; domestique, relative à ce qui intéresse le bien commun de la maison ou de la famille ; individuelle, relative à ce qui intéresse le bien d'une seule personne. Donc et pour la même raison, il y a aussi des espèces diverses de prudence, selon cette diversité de la matière.
Réponse
Nous l'avons dit plus haut, les espèces des habitus sont diversifiées selon la diversité de l'objet, laquelle se prend de sa raison formelle Or la raison formelle de tout ce qui est en vue de la fin se considère du point de vue de la fin, selon ce qu'on a dit antérieurement. Et c'est pourquoi la relation à des fins diverses diversifie nécessairement les espèces de l'habitus. Or, le bien propre d'un seul, le bien de la famille, le bien de la cité et du royaume constituent autant de fins diverses. Aussi est-il nécessaire que les prudences diffèrent spécifiquement selon la différence de ces fins, c'est-à-dire qu'il y ait une prudence absolument dite, ordonnée au bien propre ; une autre, la prudence domestique, ordonnée au bien commun de la maison ou famille ; une troisième, la prudence politique, ordonnée au bien commun de la cité ou du royaume.
Solutions
1. Le Philosophe n'entend pas dire que la politique est identique selon la substance de l'habitus avec n'importe quelle prudence, mais avec la prudence ordonnée au bien commun. Celle-ci est appelée prudence selon la raison commune de prudence, c'est-à-dire en tant qu’elle est une certaine raison droite relative à l'action, et elle est appelée politique selon l'ordre quelle a au bien commun.
2. Comme dit le Philosophe au même endroit : « L'homme de bien doit pouvoir bien commander et bien obéir. » C'est pourquoi la vertu du bon prince est incluse aussi dans la vertu de l'homme de bien. Mais la vertu du prince et celle du sujet diffèrent spécifiquement, comme aussi la vertu de l'homme et de la femme, dit-il au même endroit.
3. Même les fins diverses dont l'une est ordonnée à l'autre diversifient l'espèce de l’habitus : comme l'art équestre, l'art militaire et l'administration civile diffèrent spécifiquement, bien que la fin de l'un soit ordonnée à la fin de l'autre. Et pareillement, quoique le bien d'un seul soit ordonné au bien de la multitude, cela n'empêche pas qu'une diversité de cette sorte entraîne une diversité spécifique dans les habitus. Mais il s'ensuit que l'habitus ordonné à la fin suprême est le principal et commande aux autres habitus.
Objections
1. Il semble que la prudence ne soit pas chez les sujets mais seulement chez les princes. Le Philosophe dit en effet : « La prudence seule est la vertu propre du prince. Les autres vertus sont communes aux sujets et aux princes. La vertu du sujet n'est pas la prudence mais une opinion vraie. »
2. Pour Aristote, « l'esclave ne possède absolument rien qui le rende apte à délibérer ». Mais la prudence rend ceux qui la possèdent hommes de bon conseil, dit-il ailleurs. Donc la prudence ne convient pas aux esclaves ou sujets.
3. La prudence est impérative, comme il a été dit plus haut. Or, commander n'appartient pas aux esclaves ou sujets, mais seulement aux princes. Donc la prudence n'est pas dans les sujets mais seulement dans les princes.
En sens contraire, le Philosophe affirme que la prudence politique a deux espèces : l'une, qui établit les lois, regarde les princes ; l'autre, qui retient le nom commun de politique, concerne les affaires particulières. Mais traiter ce genre d'affaires particulières regarde aussi les sujets. Donc la prudence n'appartient pas seulement aux princes mais aussi aux sujets.
Réponse
La prudence est dans la raison. Mais diriger et gouverner appartient en propre à la raison. C'est pourquoi il convient à chacun de posséder la mesure de raison et de prudence en rapport avec la part qu'il prend à la direction et au gouvernement. Or, il est manifeste qu'il n'appartient pas au sujet en tant que sujet, à l'esclave en tant qu'esclave, de diriger et de gouverner, mais plutôt d'être dirigé et d'être gouverné. C'est pourquoi la prudence n'est pas une vertu de l'esclave en tant qu'esclave ni du sujet en tant que sujet. Mais parce que tout homme, en tant qu'être raisonnable, exerce une part de gouvernement selon l'arbitrage de sa raison, dans cette mesure il lui convient de posséder la prudence. Aussi est-il manifeste que la prudence est dans le prince à la façon d'un art architectonique, comme dit Aristote ; et dans les sujets à la manière d'un art manuel d'exécution.
Solutions
1. Le mot du Philosophe doit s'entendre au sens formel : il veut dire que la vertu de prudence n'est pas la vertu du sujet en tant que tel.
2. L'esclave est démuni de la faculté de délibérer en tant qu'esclave ; à ce titre en effet il est l'instrument de son maître. Il délibère néanmoins en tant qu'il est animal raisonnable.
3. Par la prudence l'homme commande non seulement aux autres mais aussi à lui-même, dans le sens où l'on dit que la raison commande au puissances inférieures.
Objections
1. Il semble que oui. Le Seigneur dit en effet (Luc 16.8) : « Les fils de ce siècle sont plus prudents entre eux que les fils de la lumière. » Mais les fils de ce siècle sont les pécheurs. Donc la prudence peut se trouver chez les pécheurs.
2. La foi est une vertu plus noble que la prudence. Mais la foi peut se trouver chez les pécheurs. Donc aussi la prudence.
3. « L'acte principalement attribué au prudent est celui de bien délibérer », dit Aristote. Mais beaucoup de pécheurs sont de bon conseil. Donc beaucoup de pécheurs possèdent la prudence.
En sens contraire, le Philosophe déclare : « Impossible d'être prudent si l'on n'est pas bon. » Mais aucun pécheur n'est bon. Donc aucun pécheur n'est prudent.
Réponse
La prudence s'entend selon une triple signification.
1° Il y a en effet une certaine prudence fausse, à laquelle ce nom est donné selon l'apparence. En effet, puisque l'homme prudent est celui qui dispose bien les actions à faire en vue d'une fin bonne, quiconque dispose en vue d'une fin mauvaise ce qui convient à cette fin possède une fausse prudence, en ce qu'il adopte pour fin non un bien véritable mais un semblant de bien ; c'est ainsi qu'on parle d'un bon cambrioleur. De cette manière en effet on peut par similitude appeler prudent le cambrioleur qui découvre des procédés habiles pour cambrioler. Et telle est la prudence dont l'Apôtre dit (Romains 8.6) : « La prudence de la chair, c'est la mort » ; il parle de la prudence qui met sa fin dernière dans le plaisir de la chair.
2° La deuxième prudence est vraie en ce queue trouve les voies conduisant à une fin vraiment bonne, mais elle est imparfaite pour deux raisons. La première, parce que ce bien qu'elle prend pour fin n'est pas la fin commune de la vie humaine tout entière, mais d'un ordre spécial d'activité ; par exemple, celui qui découvre les moyens appropriés pour commercer ou naviguer est appelé un homme d'affaires prudent ou un marin prudent. L'autre raison est qu'il manque ici l'acte principal de la prudence ; tel est le cas de celui qui délibère bien et juge exactement, même au sujet de ce qui concerne la vie tout entière, mais ne commande pas efficacement.
3° La troisième prudence, vraie et parfaite à la fois, est celle qui délibère, juge et commande comme il faut en vue de la fin bonne de la vie tout entière. Celle-là seule est appelée prudence absolument. Elle ne peut pas se trouver chez les pécheurs. Tandis que la première ne se trouve que chez eux. Pour la prudence imparfaite, elle est commune aux bons et aux méchants, celle surtout qui est imparfaite en raison de sa fin particulière. Car pour celle qui est imparfaite en raison de l'omission de l'acte principal, elle ne se trouve aussi que chez les méchants.
Solutions
1. Cette parole du Seigneur s'entend de la première prudence. Aussi n'est-il pas dit absolument qu'ils sont prudents, mais qu'ils le sont « entre eux ».
2. La foi en sa notion essentielle ne comporte pas une conformité des actions droites avec l’appétit, mais elle consiste dans la seule connaissance. Or, la prudence inclut l'ordre à l'appétit droit. Soit parce que les principes de la prudence sont les fins pratiques, dont on a la droite estimation grâce aux habitus des vertus morales, lesquelles rectifient l'appétit : aussi n'y a-t-il pas prudence sans les vertus morales, comme nous l'avons montré. Soit encore parce que la prudence commande les actions droites, ce qui ne va pas sans un appétit droit. Aussi, bien que la foi soit plus noble que la prudence à cause de son objet, la prudence par sa nature répugne davantage au péché, qui procède d'un appétit corrompus 3. Les pécheurs peuvent bien être hommes de bon conseil en vue d'une fin mauvaise ou d'un bien particulier ; mais par rapport à la fin bonne de la vie tout entière ils ne sont pas parfaitement hommes de bon conseil, car ils ne conduisent pas leur conseil jusqu'à l'effet. Aussi n'ont-ils pas la prudence, qui ne s'intéresse qu'au bien ; mais, dit le Philosophe, on trouve chez eux ce qu'il appelle la deinotica, c'est-à-dire une habileté naturelle qui se prête au bien comme au mal ; ou la ruse qui ne se prête qu'au mal ; nous l'appelions tout à l'heure fausse prudence ou prudence de la chair.
Objections
1. Il semble que la prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce. La prudence requiert en effet une certaine habileté par laquelle on sache bien pourvoir aux actions à faire. Mais beaucoup qui ont la grâce sont dépourvus d'une telle habileté. Donc la prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
2. On appelle prudent l'homme de bon conseil, comme il a été dit. Or beaucoup qui ont la grâce ne sont pas gens de bon conseil, mais ont besoin d'être dirigés par le conseil d'autrui. Donc, la prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
3. Le Philosophe dit : « Les jeunes gens manquent manifestement de prudence. » Mais beaucoup de jeunes gens possèdent la grâce. Donc la prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
En sens contraire, personne ne possède la grâce s'il n'est vertueux. Mais personne ne peut être vertueux s'il ne possède la prudence. S. Grégoire dit en effet que les autres vertus « si elles n'opèrent pas avec prudence ce qu'elles désirent, ne peuvent être de vraies vertus ». Donc tous ceux qui possèdent la grâce possèdent la prudence.
Réponse
Les vertus sont nécessairement connexes, en sorte que celui qui en possède une les possède toutes, on l'a montré précédemment. Or, quiconque possède la grâce possède la charité. Aussi possède-t-il nécessairement toutes les autres vertus. De cette manière, la prudence étant une vertu comme on l'a montré, il possède nécessairement la prudence.
Solutions
1. Il y a deux sortes d'habiletés. L'une est suffisante pour ce qui est nécessaire au salut. Et cette habileté-là est donnée à tous ceux qui possèdent la grâce, « puisque l'onction leur enseigne toute chose » (1 Jean 2.27). Mais il y a une autre habileté plus complète, par laquelle on est capable de subvenir à soi-même et aux autres, non seulement pour ce qui est nécessaire au salut, mais encore pour tout ce qui a rapport à la vie humaine. Et une habileté de cette sorte ne se trouve pas chez tous ceux qui possèdent la grâce.
2. Ceux qui ont besoin d'être dirigés par le conseil d'autrui savent au moins se conduire, s'ils ont la grâce, en ce qu'ils recourent aux conseils d'autrui et qu'ils discernent les bons conseils des mauvais.
3. La prudence acquise a pour cause l'exercice des actes ; aussi « a-t-elle besoin pour naître, de l'expérience et du temps », dit Aristote. Aussi ne peut-elle se trouver chez les jeunes gens, ni selon l'habitus ni selon l'acte. Mais la prudence qui vient de la grâce a pour cause l'infusion divine. Aussi la prudence se trouve-t-elle selon l'habitus, quoique non selon l'acte, chez les enfants baptisés qui n'ont pas encore l'usage de la raison ; et de même chez les fous. Chez ceux qui ont déjà l'usage de la raison elle existe aussi selon l'acte, pour ce qui est nécessaire au salut ; mais en s'exerçant elle mérite d'être augmentée jusqu'à la perfection, comme les autres vertus. Aussi l'Apôtre dit-il : « Elle est pour les parfaits, la nourriture solide, pour ceux dont les facultés ont été exercées par la pratique à discerner le bien et le mal » (Hébreux 5.14).
Objections
1. Il semble bien. Le Philosophe dit en effet que les qualités ayant rapport à la prudence « semblent être naturelles » — il s'agit de la synésis, de la gnômè, etc. ; tandis que les qualités ayant rapport à la sagesse spéculative ne le sont pas. Mais tout ce qui est d'un même genre relève aussi d'une commune origine. Donc la prudence, elle aussi, est en nous par nature.
2. C'est par nature qu'on passe d'un âge à l'autre. Mais la prudence est un effet de l'âge, selon le livre de Job (Job 12.12) : « Chez les anciens se trouve la sagesse, et dans l'âge avancé la prudence. » Donc la prudence est naturelle.
3. La prudence convient davantage à la nature humaine qu'à la nature des animaux sans raison. Mais les animaux sans raison possèdent certaines prudences naturelles, comme le montre Aristote dans son Histoire des animaux. Donc la prudence est naturelle.
En sens contraire, le Philosophe dit que « la vertu intellectuelle naît et grandit principalement grâce à l'enseignement, c'est pourquoi elle demande de l'expérience et du temps ». Mais la prudence est une vertu intellectuelle, on l'a établi plus haut. Donc la prudence n'est pas en nous par nature, mais grâce à l'enseignement et à l'expérience.
Réponse
Comme il ressort de ce qu'on a avancé plus haut, la prudence inclut la connaissance des principes universels et aussi des circonstances singulières relatives à l'action, l'homme prudent appliquant à celles-ci les principes universels. En ce qui regarde par conséquent la connaissance universelle, il en va de même pour la prudence et pour la science spéculative. Car l'une et l'autre connaissent par nature les premiers principes universels, selon ce qu'on a dit plus haut ; avec cette différence que les principes communs de la prudence sont plus connaturels à l'homme ; comme dit en effet le Philosophe : « La vie spéculative est au-dessus de la nature de l'homme. » Mais les principes universels postérieurs, soit de la raison spéculative soit de la raison pratique, on ne les possède pas par nature : on les découvre par l'expérience, ou par l'enseignement.
En ce qui regarde la connaissance particulière de ce que l'opération concerne, il faut de nouveau distinguer. Car l'opération a rapport ou à la fin ou à ce qui est en vue de la fin. Or les fins droites de la vie humaine sont déterminées. Il peut donc y avoir inclination naturelle à l'égard de ces fins ; ainsi a-t-on dit précédemment que certains, par disposition naturelle, possèdent certaines vertus les inclinant vers des fins droites, et donc possèdent par nature aussi un jugement droit relatif à ces fins. Mais les moyens de réaliser la fin, dans le domaine des choses humaines, ne sont pas déterminés ; ils sont sujets à toute sorte de variations selon la diversité des personnes et des affaires. Aussi, parce que l'inclination de la nature se porte toujours vers du déterminé, une telle connaissance ne peut être innée par nature chez l'homme ; toutefois, l'un peut être naturellement plus apte que l'autre à discerner ce genre d'actions, comme il arrive aussi pour les conclusions des sciences spéculatives. Donc, parce que la prudence n'a pas pour objet les fins mais les moyens en vue de la fin, comme on l'a établi plus haut elle n'est pas non plus naturelle à l'homme.
Solutions
1. Dans ce passage le Philosophe parle des qualités ayant rapport à la prudence pour autant qu'elles disent ordre aux fins. C'est pourquoi il avait dit auparavant de ces qualités qu'elles sont « les principes de ce pourquoi l'on agit », c'est-à-dire de la fin. Et c'est la raison pour laquelle il ne fait pas mention de l'eubulia, laquelle délibère au sujet des moyens ordonnés à la fin.
2. La prudence se rencontre davantage chez les vieillards, non seulement par une disposition naturelle du fait que leurs passions sensibles sont apaisées, mais aussi par suite d'une expérience prolongée.
3. Chez les animaux sans raison, il y a des voies déterminées pour parvenir à la fin ; c'est pourquoi nous voyons tous les animaux de la même espèce agir semblablement. Mais cela ne peut se retrouver chez l'homme, à cause de sa raison : par là même qu'elle connaît les principes universels, elle à l'infinité des circonstances singulières.
Objections
1. Il semble que oui. En effet, la science, qui a pour objet le nécessaire, est plus certaine que la prudence, qui a pour objet le contingent des actions humaines. Mais la science se perd par l'oubli. Donc à plus forte raison la prudence.
2. Comme dit le Philosophe : « La vertu est produite et détruite par les mêmes causes opérant en sens contraire. » Mais la prudence n’est produite que moyennant l'expérience, laquelle est faite d'un grand nombre de souvenirs, dit aussi Aristote. Donc, puisque l'oubli s'oppose au souvenir, il semble que la prudence puisse se perdre par l'oubli.
3. La prudence ne va pas sans la connaissance des principes universels. Mais la connaissance des principes universels peut se perdre par l'oubli. Donc aussi la prudence.
En sens contraire, le Philosophe dit qu'on « oublie l'art, mais non la prudence ».
Réponse
L'oubli concerne seulement la connaissance. Aussi peut-on par l'oubli perdre totalement un art, et semblablement une science, lesquels siègent dans la raison. Or la prudence ne consiste pas dans la seule raison, mais aussi dans l'appétit : car, nous l'avons dit, son acte principal est de commander, ce qui revient à appliquer une connaissance à l'appétit et à l'opération. C'est pourquoi la prudence ne disparaît pas directement par l'oubli ; elle est plutôt détruite par les passions. Le Philosophe dit en effet que « le délectable et le triste corrompent l'estimation de la prudence ». Aussi est-il dit dans Daniel (Daniel 13.56) : « La beauté t'a séduit et la concupiscence a retourné ton cœur » ; et dans l'Exode (Exode 23.8) : « N'accepte pas de présents ; ils aveuglent même les prudents. » L'oubli toutefois peut empêcher la prudence, en tant qu'elle passe à l'acte de commander à partir d'une connaissance, laquelle peut disparaître par l'oubli.
Solutions
1. La science est dans la raison seule. Il faut donc en juger autrement, comme on vient de le dire.
2. L'expérience de la prudence ne s'acquiert pas par la seule mémoire, mais par l'exercice de l'acte de bien commander.
3. La prudence consiste principalement non dans la connaissance des principes universels mais dans leur application aux actes, on vient de le dire. Et c'est pourquoi l'oubli de la connaissance universelle ne détruit pas ce qu'il y a de principal dans la prudence, mais lui porte de l'empêchement, on vient de le dire.
À ce sujet, quatre questions : 1. Quelles sont les parties de la prudence ? (Q. 48) — 2. Les parties de la prudence qu'on peut appeler intégrantes (Q. 49) — 3. Ses parties subjectives (Q. 50) — 4. Ses parties potentielles (Q. 51).