- La prudence de la chair est-elle un péché ?
- Est-elle péché mortel ?
- La ruse est-elle un péché spécial ?
- La tromperie.
- La fraude.
- Le souci pour les affaires temporelles.
- Le souci de l'avenir.
- L'origine de ces vices.
Objections
1. Il semble que non, car la prudence est une vertu plus noble que les autres vertus morales, puisqu'elle les gouverne toutes. Mais aucune justice ni tempérance n'est péché. Donc aucune prudence non plus n'est péché.
2. Agir avec prudence en vue d'une fin qu'il est licite d'aimer n'est pas un péché. Mais il est licite d'aimer la chair : « Personne n'a jamais haï sa propre chair » (Éphésiens 5.29). Donc la prudence de la chair n'est pas un péché.
3. Comme l'homme est tenté par sa chair, il l'est aussi par le monde, voire par le diable. Mais aucune prudence du monde ni non plus du diable ne figure parmi les péchés. Donc aucune prudence de la chair ne doit non plus figurer parmi les péchés.
En sens contraire, nul n'est ennemi de Dieu si ce n'est à cause de l'iniquité, selon ce passage de la Sagesse (Sagesse 14.9) : « L'impie et son impiété pareillement haïs de Dieu. » Mais comme il est dit aux Romains (Romains 8.7) : « La prudence de la chair est révolte contre Dieu. » Donc la prudence de la chair est un péché.
Réponse
Nous l'avons dit plus haut, la prudence a pour objet ce qui s'ordonne à la fin de la vie entière. C'est pourquoi la prudence de la chair signifie proprement qu'un homme traite les biens charnels comme la fin ultime de sa vie. Or, il est clair que cela est péché ; de cette manière en effet il abandonne l'ordre à l'égard de la fin ultime, qui ne consiste pas dans les biens du corps, ainsi qu'on l'a établi précédemment b. C'est pourquoi la prudence de la chair est péché.
Solutions
1. La justice et la tempérance impliquent dans leur raison même ce qui fait louer la vertu, à savoir l'égalité et la modération des convoitises ; et c'est pourquoi elles ne sont jamais prises en mauvaise part. Tandis que le mot de prudence dérive de prévoyance, nous l'avons dit plus haute. Or, celle-ci peut s'étendre même au mal. C'est pourquoi, bien que la prudence sans autre qualification soit prise en bonne part, elle peut moyennant une addition recevoir un sens défavorable. C'est ainsi que la prudence de la chair est le nom d'un péché.
2. La chair est pour l'âme, comme la matière est pour la forme, et l'instrument pour l'agent principal. Aussi aime-t-on licitement la chair pour qu'elle soit ordonnée au bien de l'âme comme à sa fin. Mais si l'on va jusqu'à établir sa fin dernière dans le bien de la chair, l'amour qu'on a pour elle sera désordonné et illicite. Et c'est de cette manière que la prudence de la chair s'ordonne à l'amour de la chair.
3. Le diable nous tente non en devenant désirable, mais par ses suggestions. C'est pourquoi, puisque la prudence implique l'ordre à une fin désirable, on ne parle pas d'une prudence du diable comme on parle d'une prudence en rapport avec quelque fin mauvaise, en raison de laquelle le monde et la chair nous tentent : car on veut dire par là que les biens du monde et de la chair s'offrent à nos désirs. C'est pourquoi l'on parle d'une prudence de la chair et aussi d'une prudence du monde, selon ce texte de Luc (Luc 16.8) : « Les fils de ce siècle sont plus prudents entre eux, etc. » S. Paul, pour son compte, renferme tout dans la prudence de la chair, car même les biens extérieurs du monde, c'est à cause de la chair que nous les convoitons.
On peut dire néanmoins ceci : Parce que la prudence est une sorte de sagesse, nous l'avons reconnu plus haut, on peut entendre une triple prudence conformément aux trois tentations. Aussi S. Jacques (Jacques 3.15) parle-t-il d'une sagesse terrestre, animale, diabolique comme on l'a exposé plus haut en traitant de la sagesse.
Objections
1. Il semble que la prudence de la chair soit péché mortel. En effet, s'insurger contre la loi divine est péché mortel, car de cette manière on méprise le Seigneur. Mais « la prudence de la chair ne se soumet pas à la loi de Dieu » (Romains 8.7). Donc la prudence de la chair est péché mortel.
2. Tout péché contre le Saint-Esprit est péché mortel. Mais la prudence de la chair semble être un péché contre le Saint-Esprit : elle ne peut en effet être « soumise à la loi de Dieu ». comme il est écrit au même endroit, et ainsi semble-t-elle être un péché irrémissible, ce qui est le trait propre du péché contre le Saint-Esprit. Donc la prudence de la chair est péché mortel.
3. Au plus grand bien est opposé le plus grand mal, selon Aristote. Mais la prudence de la chair s'oppose à la prudence, qui est la plus importante des vertus morales. Donc la prudence de la chair est le plus important des désordres moraux. Donc elle est péché mortel.
En sens contraire, ce qui diminue le péché n'a pas de soi raison de péché mortel. Mais prendre soin de la chair avec précaution, ce qui semble relever de la prudence de la chair, diminue le péché. Donc la prudence de la chair, de soi, n'implique pas péché mortel.
Réponse
Nous l'avons dit plus haut, un homme est appelé prudent selon deux significations possibles : ou bien il est prudent absolument, c'est-à-dire par rapport à la fin de la vie entière ; ou bien il l'est relativement, c'est-à-dire par rapport à une fin particulière, dans le sens où l'on parle d'un homme prudent en affaires ou autres choses semblables. Donc, si l'on entendait prudence de la chair au sens d'une prudence absolue, en sorte que la fin ultime de la vie consisterait dans le soin de la chair, elle est péché mortel. En effet, une telle fin détourne l’homme de Dieu, puisqu'il est impossible d'avoir plusieurs fins dernières, nous l'avons établi antérieurement.
Mais si l'on entend la prudence de la chair au sens d'une prudence particulière, en ce cas la prudence de la chair est un péché véniel. Il arrive en effet que l'on soit porté de façon désordonnée vers un plaisir charnel sans que l'on se détourne de Dieu par un péché mortel ; ainsi ne met-on pas la fin de sa vie entière dans le plaisir de la chair. Chercher à se procurer un plaisir de cette sorte est un péché véniel qui se rattache à la prudence de la chair. Et si l'on ordonne effectivement le soin de la chair à une fin honnête, comme lorsqu’on tient à manger pour soutenir son corps, il ne s’agit plus de prudence de la chair. Car en ce cas l'homme utilise le soin de la chair comme un moyen en vue d'une fin.
Solutions
1. L'Apôtre parle de la prudence de la chair dans le sens où l'on met dans les biens charnels la fin de la vie humaine tout entière. Et en ce sens elle est péché mortel.
2. La prudence de la chair n'implique pas le péché contre le Saint-Esprit. Lorsqu'il est dit qu'elle ne peut être « soumise à la loi de Dieu », il ne faut pas l'entendre comme si l'homme, sujet de la prudence de la chair, ne pouvait se convertir et se soumettre à la loi de Dieu ; mais en ce sens que la prudence de la chair comme telle ne peut être soumise à la loi de Dieu, de même que l'injustice ne peut être juste, ni la chaleur froide, bien qu'un corps chaud puisse être froid.
3. Tout péché s'oppose à la prudence, de même que la prudence est participée en toute vertu. Il n'en résulte pas que tout péché opposé à la prudence soit le plus grave ; il ne l'est que lorsqu'il s'oppose à la prudence dans une matière de la plus grande importance.
Objections
1. Il semble que non. En effet, les paroles de la Sainte Écriture n'engagent personne à pécher. Or, elles engagent à la ruse (Proverbes 1.4) « Afin qu'aux tout-petits soit donnée la ruse. » Donc la ruse n'est pas un péché.
2. On lit aux Proverbes (Proverbes 13.16) : « L'homme rusé fait tout avec conseil. » C'est ou bien en vue d'une fin bonne, ou bien en vue d'une fin mauvaise. S'il agit en vue d'une fin bonne, il ne semble pas y avoir péché. S'il agit en vue d'une fin mauvaise, son péché semble relever de la prudence de la chair ou du siècle. Donc la ruse n'est pas un péché spécial distinct de la prudence de la chair.
3. Sur ce passage de Job (Job 12.4) : « La simplicité du juste est tournée en dérision », S. Grégoire déclare : « La sagesse de ce monde consiste à cacher son cœur sous des machinations, à voiler sa pensée par ses paroles, à présenter comme vrai ce qui est faux, à montrer comme faux ce qui est vrai. » Il ajoute plus loin : « Cette sorte de prudence, les jeunes gens la connaissent par la pratique, les enfants paient pour l'apprendre. » Mais la description qu'il en fait semble concerner la ruse. Donc celle-ci ne se distingue pas de la prudence de la chair ou du monde. Et par là elle ne semble pas être un péché spécial.
En sens contraire, l'Apôtre écrit (2 Corinthiens 4.2) « Nous repoussons les dissimulations honteuses, nous ne nous conduisons pas avec ruse, et nous ne falsifions pas la parole de Dieu. » Donc la ruse est un péché.
Réponse
La prudence est la droite règle des actions comme la science est la droite règle de la connaissance. Or, on pèche de deux façons contre la rectitude de la science dans l'ordre spéculatif : ou bien lorsque la raison aboutit à une conclusion fausse qui paraît vraie ; ou bien lorsque la raison procède de prémisses fausses qui semblent être vraies, soit qu'elle en tire une conclusion vraie, soit qu'elle en tire une conclusion fausse. De même, un péché peut s'opposer à la prudence en ayant une certaine ressemblance avec cette vertu, de deux manières. 1° Parce que la raison s'emploie au service d'une fin qui a une bonté non pas vraie mais apparente, et cela relève de la prudence de la chair. 2° En tant qu'on se sert, pour atteindre une fin, bonne ou mauvaise, de moyens qui ne sont pas vrais, mais simulés et apparents, et l'on a le péché de ruse. Celle-ci est donc un péché opposé à la prudence et distinct de la prudence de la chair.
Solutions
1. Comme dit S. Augustin, on emploie par extension le mot de ruse dans un bon sens, comme par extension l'on emploie celui de prudence dans un mauvais sens. La cause en est dans la ressemblance de l'une avec l'autre. A proprement parler cependant, la ruse se prend en mauvaise part, comme dit aussi le Philosophe.
2. La ruse peut délibérer ou bien en vue d'une fin bonne, ou bien en vue d'une fin mauvaise. Il ne faut pas toutefois atteindre une fin bonne par des voies fausses et simulées, mais par des voies vraies. Donc la ruse est un péché, même si elle est ordonnée à une fin bonne.
3. Dans la prudence du monde, S. Grégoire inclut tout ce qui peut se rattacher à la fausse prudence. Elle comprend donc aussi la ruse.
Objections
1. Il semble que la tromperie ne soit pas un péché se rattachant à la ruse. En effet, il n'y a pas de péché, surtout mortel, chez les hommes parfaits. Or, il y a chez eux de la tromperie, selon ce texte (2 Corinthiens 12.16) : « je vous ai trompés. » Donc la tromperie n'est pas toujours un péché.
2. La tromperie semble se rapporter surtout à la langue, selon ce passage du Psaume (Psaumes 5.11) « Par leurs langues ils agissaient de façon trompeuse. » Mais la ruse, comme la prudence, est dans l'acte même de la raison. Donc la tromperie ne se rattache pas à la ruse.
3. Il est dit aux Proverbes (Proverbes 12.20) : « La tromperie est dans le cœur de ceux qui méditent le mal. » Mais méditer le mal ne se rapporte pas toujours à la ruse. Donc la tromperie ne semble pas se rapporter à la ruse.
En sens contraire, la ruse a pour but de circonvenir, selon ce mot de l'Apôtre (Éphésiens 4.14) : « Par ruse, afin de circonvenir et d'entraîner dans l'erreur. » Mais c'est aussi le but de la tromperie. Donc la tromperie se rattache à la ruse.
Réponse
Comme on vient de le dire, il appartient à la ruse d'adopter des voies non pas vraies mais simulées et apparentes en vue d'atteindre une fin, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Or on adopte de telles voies selon deux degrés. Ou bien on les conçoit, et cela relève de la ruse, de même que concevoir des voies droites en vue d'une fin bonne relève de la prudence. Ou bien adopter ces voies consiste en l'exécution effective des desseins qu'on a médités, et l'on a cette fois la tromperie. En conséquence, la tromperie consiste à exécuter la ruse. Et en ce sens elle s'y rattache.
Solutions
1. De même que la ruse se prend à proprement parler du mal, et par extension du bien, de même la tromperie qui en est l'exécution.
2. L'exécution de la ruse destinée à tromper les autres a lieu avant tout et principalement par le moyen des paroles, qui occupent le premier rang parmi les signes dont les hommes se servent pour communiquer avec leurs semblables comme le montre S. Augustin. C'est pourquoi la tromperie est attribuée surtout au langage. Mais il arrive aussi qu'il y ait de la tromperie dans les actes, selon le Psaume (Psaumes 105.25) : « Ils ont agi avec tromperie envers les serviteurs (de Dieu). » Il y a même tromperie dans le cœur, selon ce passage de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 19.23 Vg) : « Leur cœur est plein de tromperie. » Mais il s'agit alors de concevoir des tromperies selon le Psaume (Psaumes 38.13) : « Tout le jour, ils ruminent des tromperies. »
3. Tous ceux qui pensent faire le mal doivent concevoir des procédés qui leur permettent d'exécuter leur dessein ; et le plus souvent ils conçoivent des procédés trompeurs grâce auxquels ils obtiennent plus facilement ce qu'ils veulent. Il arrive néanmoins que certains accomplissent le mal ouvertement et par violence, sans ruse ni tromperie. Mais parce que c'est plus difficile, c'est aussi plus rare.
Objections
1. Il semble que la fraude ne se rattache pas à la ruse. Il n'est pas louable en effet de se laisser tromper, ce qui est l'objet de la ruse. Mais il est louable de subir la fraude, selon ce texte (1 Corinthiens 6.7) : « Pourquoi ne subissez-vous pas plutôt la fraude ? » Donc la fraude ne se rattache pas à la ruse.
2. La fraude semble se rapporter au fait d'acquérir illicitement les biens extérieurs. Il est dit en effet dans les Actes des Apôtres (Actes 5.1-2) : « Un homme du nom d'Ananie, avec Saphire son épouse, vendit un champ et frauda sur son prix. » Mais s'approprier illicitement ou retenir des biens extérieurs tombe sous l'injustice ou l'illibéralité. Donc la fraude ne se rattache pas à la ruse, qui s'oppose à la prudence.
3. Personne n'emploie la ruse contre soi-même. Mais les fraudes de certains sont tournées contre eux-mêmes. Il est dit en effet aux Proverbes (Proverbes 1.18) que certains « trament des fraudes contre leurs propres âmes ». Donc la fraude ne se rattache pas à la ruse.
En sens contraire, la fraude a pour but de tromper, selon le texte de Job (Job 13.9) : « Dieu serait-il trompé comme un homme par vos procédés frauduleux ? » Or la ruse a le même but. Donc la fraude se rattache à la ruse.
Réponse
De même que la tromperie consiste en l'exécution de la ruse, pareillement aussi la fraude. Mais on peut marquer la différence en disant que la tromperie concerne l'exécution de la ruse universellement, soit par paroles soit par actions, tandis que la fraude concerne plus proprement l'exécution de la ruse par des actions.
Solutions
1. L'Apôtre n'engage pas les fidèles à se laisser tromper au plan de la connaissance. Il les engage à supporter patiemment l'effet de la tromperie en tenant bon sous les torts qu'on leur a frauduleusement causés.
2. L'exécution de la ruse peut être assurée par un autre vice, comme celle de la prudence est assurée par les vertus. Et en ce sens rien n'empêche que l'acte de fraude ne tombe sous l'avarice ou l'illibéralité.
3. Ceux qui commettent des fraudes n'entreprennent rien intentionnellement contre eux-mêmes ou contre leurs âmes. Mais en vertu du juste jugement de Dieu il se fait que ce qu'ils ont entrepris contre les autres se retourne contre eux-mêmes, selon ce mot du Psaume (Psaumes 7.16) : « Il est tombé dans la fosse qu'il a creusée. »
Objections
1. Il semble licite d'avoir du souci pour les affaires temporelles. Car il appartient au supérieur d'avoir de la sollicitude pour ses sujets, selon ce mot de l'épître aux Romains (Romains 12.8) : « Celui qui préside, qu'il le fasse avec sollicitude. » Mais, en vertu de l'ordination divine, l'homme règne sur les biens temporels, selon le Psaume (Psaumes 8.8) : « Tu as mis toutes choses sous ses pieds, les brebis et les bœufs, etc. » Donc l'homme doit avoir de la sollicitude pour les affaires temporelles.
2. Chacun est en souci de la fin en vue de laquelle il agit. Mais il est licite à l'homme de travailler en vue des biens temporels qui soutiennent sa vie. D'où le mot de l'Apôtre (2 Thessaloniciens 3.10) : « Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas. » Donc il est licite de se mettre en souci des choses temporelles.
3. La sollicitude dans les œuvres de miséricorde est louable, selon la deuxième épître à Timothée (2 Timothée 1.17) : « Venu à Rome, Onésiphore me chercha avec sollicitude. » Mais la sollicitude des biens temporels a rapport quelquefois avec les œuvres de miséricorde ; ainsi lorsqu'on apporte de la sollicitude à traiter des affaires des orphelins et des pauvres. Donc la sollicitude des choses temporelles n'est pas illicite.
En sens contraire, le Seigneur nous dit (Matthieu 6.31) : « Ne soyez pas en souci, disant : ‘Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi nous vêtirons-nous ?’ » Et cependant ces choses sont des plus nécessaires.
Réponse
La sollicitude comporte l'application qu'on met à obtenir quelque chose. Or, il est clair qu'on met plus d'application là où l'on craint de manquer ; et donc la sollicitude est moindre là où l'on est sûr d'obtenir. Par conséquent la sollicitude des biens temporels peut être illicite de trois manières. 1° En ce qui regarde l'objet de la sollicitude, si nous recherchons les biens temporels comme notre fin. D'où ce mot de S. Augustin : « Quand le Seigneur dit : ‘Ne soyez pas en souci, etc.’, il le dit afin que les disciples n'aient pas ces biens en vue, et ne fassent pas à cause d'eux tout ce qu'il ont reçu l'ordre de faire en prêchant l'Évangile. »
2° La sollicitude des biens temporels peut être illicite d'une deuxième manière, du fait de l’application superflue que l’on met à se procurer ces biens, d'où il suit que l'homme s'éloigne des biens spirituels auxquels il doit s'appliquer principalement. C'est pourquoi il est dit (Matthieu 13.22) « Le souci du monde étouffe la parole. »
3° Ce souci est illicite du fait de la crainte superflue, lorsque l'on craint, faisant ce que l'on doit, que le nécessaire ne vienne à manquer. Le Seigneur exclut ce sentiment d'une triple façon. Tout d'abord, à cause des bienfaits plus grands accordés par Dieu à l'homme sans qu'il les sollicite, bienfaits qui sont le corps et l'âme. Ensuite, à cause de l'aide accordée par Dieu aux animaux et aux plantes indépendamment de toute œuvre humaine, à proportion de leur nature. Enfin, au nom de la providence divine ; c'est parce qu'ils l'ignoraient que les païens mettaient leur principale sollicitude à rechercher les biens temporels. Le Seigneur conclut en conséquence que notre principal souci doit être celui des bienfaits spirituels, dans l'espérance que même les temporels nous seront fournis selon nos besoins, si nous faisons ce que nous devons.
Solutions
1. Les biens temporels sont soumis à l'homme pour qu'il en use à la mesure de ses nécessités, non pour qu'il mette en eux sa fin et dépense à leur sujet une sollicitude excessive.
2. La sollicitude de l'homme qui gagne son pain par le labeur de son corps n'est pas excessive si elle est mesurée. C'est pourquoi S. Jérôme dit : « Il faut travailler, mais sans sollicitude », ce qui veut dire sans ce souci excessif qui trouble l’esprit.
3. La sollicitude du temporel dans les œuvres de miséricorde est ordonnée à la fin de la charité. Elle n'est donc pas illicite, sauf si elle est excessive.
Objections
1. Il semble que l'on doive se soucier de l'avenir. On lit en effet dans les Proverbes (Proverbes 6.6-8) : « Va voir la fourmi, paresseux, considère ses mœurs et apprends la sagesse. Elle n'a ni chef ni maître, et cependant elle prépare dès l'été sa nourriture, et au temps de la moisson elle rassemble ce qu'elle mangera plus tard. » Voilà qui est se soucier de l'avenir. Donc la sollicitude de l'avenir est louable.
2. La sollicitude se rattache à la prudence. Mais la prudence a pour objet principalement ce qui est à venir ; en effet, sa partie principale est la prévoyance du futur, nous l'avons dit plus haut. Donc il est vertueux d'être en souci de l'avenir.
3. Quiconque met de côté quelque chose et le réserve pour plus tard est en souci de l'avenir. Mais le Christ en personne, lisons-nous (Jean 12.6) avait une bourse pour y garder de l'argent qui était confié à judas. Les Apôtres eux aussi conservaient le prix des domaines qu'on « venait jeter à leurs pieds » (Actes 4.35). Donc il est permis de se soucier de l'avenir.
En sens contraire, le Seigneur dit (Matthieu 6.34) « Ne soyez pas en souci du lendemain. » Or le lendemain est mis ici pour l'avenir, explique S. Jérôme.
Réponse
Aucune œuvre ne peut être vertueuse si elle n'est revêtue des circonstances requises. Le temps est l'une d'entre elles, selon l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 8.6) : « Il y a un temps et un moment pour tout. » La règle vaut non seulement pour les œuvres extérieures, mais encore pour la sollicitude intérieure. À chaque temps, en effet, convient sa sollicitude propre, comme à l'été le souci de la moisson, à l'automne le souci de la vendange. Donc si l'on avait déjà en été du souci pour la vendange, on devancerait inutilement le souci de la saison prochaine. C'est pourquoi le Seigneur interdit comme superflue une telle sollicitude, disant : « Ne soyez pas en souci du lendemain. » Aussi ajoute-t-il : « Demain se souciera de lui-même », c'est-à-dire : il aura sa propre sollicitude, et qui suffit à affliger l'âme. C'est ce qu'il dit ensuite : « À chaque jour suffit sa peine », c'est-à-dire l'affliction du souci.
Solutions
1. La fourmi a le souci approprié au moment. Et c'est cela qui est proposé à notre imitation.
2. À la prudence appartient la juste prévoyance de l'avenir. Or, la prévoyance de l'avenir ou sollicitude serait désordonnée si l'on recherchait comme des fins les biens temporels pour lesquels on parle de passé et d'avenir ; ou bien si l'on recherchait le superflu au-delà des besoins de la vie présente ; ou bien si l'on devançait le temps du souci.
3. Comme dit S. Augustin : « Quand nous voyons un serviteur de Dieu pourvoir à ce que le nécessaire ne lui manque pas, ne pensons pas qu'il est en souci du lendemain. » Car le Seigneur en personne a daigné pour l'exemple avoir une bourse ; et il est écrit dans les Actes des Apôtres (Actes 11.28) que l'on a fait des provisions de vivres en raison d'une famine imminente. Le Seigneur ne blâme donc pas celui qui prend de telles mesures conformément à la manière d'agir humaine, mais celui qui servirait Dieu en vue de cette sorte de biens.
Objections
1. Il semble que les vices ci-dessus, ne naissent pas de l'avarice. Car nous l'avons dit, c'est par la luxure surtout que la raison manque à sa rectitude. Mais les vices dont on vient de parler s'opposent à la raison droite, c'est-à-dire à la prudence. Donc ces vices naissent principalement de la luxure, surtout si l'on observe que, selon le Philosophe : Vénus est trompeuse et ses liens sont chatoyants ; il dit encore que l'homme qui ne peut maîtriser sa convoitise agit par stratagèmes.
2. Ces vices ont une certaine ressemblance avec la prudence, nous l'avons dit. Mais puisque la prudence est dans la raison, les vices les plus spirituels, comme l'orgueil et la vaine gloire, semblent s'en rapprocher davantage. Donc les vices dont on vient de parler semblent nàltre plutôt de l'orgueil que de l'avarice.
3. L'homme recourt aux pièges, non seulement pour s'emparer du bien d'autrui mais encore pour machiner des meurtres ; le premier péché relève de l'avarice, le second de la colère. Mais recourir aux pièges est le fait de la ruse, de la tromperie, et de la fraude. Donc ces vices ne naissent pas seulement de l'avarice mais aussi de la colère.
En sens contraire, S. Grégoire fait de la fraude la fille de l'avarice.
Réponse
Nous l'avons dit, la prudence de la chair et la ruse, avec la tromperie et la fraude, ressemblent à la prudence en ce qu'elles font toutes quelque usage de la raison. Or, parmi les vertus morales, l'usage de la raison droite apparaît principalement dans la justice, qui se trouve dans l'appétit rationnel. C'est pourquoi aussi l'usage indu de la raison apparent surtout dans les vices opposés à la justice. Or, à la justice s'oppose avant tout l'avarice. C'est pourquoi les vices en question naissent de l'avarice.
Solutions
1. La luxure, à cause de la véhémence du plaisir et de la convoitise, étouffe totalement la raison et l'empêche d'agir. Mais dans les vices en question on trouve un certain usage de la raison, quoique désordonné. Donc ces vices ne naissent pas directement de la luxure. Et quand le Philosophe dit que Vénus est trompeuse, il le dit par similitude ; en effet, l'amour surprend l'homme soudainement comme on fait lorsqu'on procède par tromperie ; toutefois elle n'agit pas par ruse, mais plutôt par la violence de la convoitise et du plaisir. Aussi le Philosophe ajoute-t-il que « Vénus dérobe l'esprit du plus sage ».
2. Agir en dressant des pièges semble être le fait d'une certaine pusillanimité. En effet, le magnanime veut toujours être à découvert, dit le Philosophe. Et c'est pourquoi, l'orgueil ayant ou affectant une certaine ressemblance avec la magnanimité, les vices en question, qui usent de fraude et de tromperie, ne naissent pas directement de l'orgueil. Ces procédés ont plus d'affinité avec l'avarice, qui recherche son profit et méprise la supériorité.
3. La colère est soudaine, aussi agit-elle précipitamment et sans délibération ; au contraire les vices dont on a parlé délibèrent, quoique d'une manière désordonnée. Pour ceux qui, ayant dessein d'attenter à la vie des autres, recourent aux pièges, ils sont inspirés plus par la haine que par la colère ; car l'homme en colère veut nuire à découvert, dit le Philosophe.