- Qu'est-ce que la justice ?
- S'exerce-t-elle toujours envers autrui ?
- Est-elle une vertu ?
- A-t-elle son siège dans la volonté ?
- Est-elle une vertu générale ?
- A ce titre, se confond-elle avec les autres vertus ?
- Y a-t-il une justice particulière ?
- La justice particulière a-t-elle une matière propre ?
- Concerne-t-elle les passions, ou seulement les activités ?
- Le « milieu » de la justice est-il un caractère objectif ?
- L'acte de la justice consiste-t-il à rendre à chacun son dû ?
- La justice est-elle la plus grande des vertus morales ?
Objections
1. Il semble qu'on ne puisse accepter la définition des juristes : « La justice est une volonté perpétuelle et constante d'accorder à chacun son droit. » En effet, d'après le Philosophe : « La justice est un habitus qui porte les hommes à faire des choses justes, et qui est cause qu'on les fait et qu'on les veut. » Mais qui dit volonté, dit puissance et aussi acte. Donc, la justice ne peut pas être appelée une volonté.
2. La rectitude de la volonté n'est pas la volonté ; autrement, nulle volonté ne pourrait être déviée. Or, selon S. Anselme, « la justice est une certaine rectitude » ; donc la justice n'est pas une volonté.
3. Seule est perpétuelle la volonté divine ; si la justice était une volonté perpétuelle, la justice n'existerait qu'en Dieu.
4. Tout ce qui est perpétuel est constant, parce que immuable ; il y a donc pléonasme à poser dans la définition de la justice les deux épithètes « perpétuelle et constante ».
5. Il appartient au chef de rendre à chacun son dû. Donc, si la justice consistait à rendre à chacun son dû, il s'ensuivrait que la justice est exclusivement chez les chefs, ce qui est inadmissible.
6. S. Augustin dit : « La justice est un amour au service de Dieu seul. » Donc elle n'a pas à rendre à chacun son dû.
Réponse
Cette définition de la justice est exacte, si elle est bien comprise. Toute vertu étant un habitus, c'est-à-dire le principe d'actes bons, il faut définir la vertu par l'acte bon ayant pour objet la matière même de la vertu. Or, la justice envisage comme sa matière propre tout ce qui est relation avec autrui, on le verra bientôt. C'est pourquoi l'on considère l'acte de la justice dans sa relation avec sa matière propre et son objet lorsqu'on dit qu'elle attribue à chacun son droit car Isidore donne l'étymologie suivante du mot juste : « Celui qui observe le droit (jus). » Mais pour qu'un acte, quelle que soit la matière sur laquelle il s'exerce, soit vertueux, il faut qu'il soit volontaire et qu'il soit stable et ferme ; car le Philosophe nous dit que tout acte de vertu requiert trois conditions :
1° que son auteur sache ce qu'il fait, 2° qu'il le fasse par un choix réfléchi et pour la fin requise, 3° qu'il agisse avec constance. La première condition est incluse dans la deuxième, parce que « l'action faite par ignorance est involontaire », dit encore Aristote. C'est pourquoi, dans la définition de la justice que nous avons donnée, on a d'abord posé la volonté, pour montrer que tout acte de justice doit être volontaire. On a ensuite ajouté la constance et la perpétuité, pour indiquer la fermeté de l'acte. Et cette définition de la justice est ainsi complète, si ce n'est qu'à la place de l'habitus on a posé l'acte qui le spécifie, l'habitus se définissant par l'acte. Si l'on voulait mettre cette définition dans une forme logique parfaite, il faudrait dire que « la justice est l'habitus par lequel on donne, d'une perpétuelle et constante volonté, à chacun son droit ». Et c'est presque la définition que nous trouvons chez Aristote : « La justice est un habitus qui fait agir quelqu'un conformément au choix qu'il a fait de ce qui est juste. »
Solutions
1. Le mot volonté signifie ici l’acte et non la puissance. Les auteurs ont coutume de définir les habitus par l'acte ; c'est ainsi que S. Augustin nous dit : « La foi consiste à croire ce qu'on ne voit pas. »
2. La justice n'est pas non plus essentiellement une rectitude, elle ne l'est qu'à titre de cause. Elle est en effet, un habitus qui rend droites l'action et la volonté.
3. Une volonté peut être dite perpétuelle de deux façons : 1° du côté de l'acte même qui dure perpétuellement, et en ce sens, la volonté de Dieu seul est perpétuelle ; 2° du côté de l'objet, quand quelqu'un veut faire quelque chose perpétuellement ; et cette perpétuité est nécessaire à la justice, dans sa définition même. Il ne suffit pas en effet à la notion de justice que l'on veuille dans une certaine affaire, à un certain moment, la respecter ; en effet, on trouverait difficilement quelqu'un qui, de parti pris, voudrait en toute chose agir injustement ; mais il est nécessaire que l'homme ait toujours et en toute chose la volonté de garder la justice.
4. Ce mot « perpétuel » ne doit pas être entendu comme signifiant la durée perpétuelle d'un acte de volonté ; c'est pourquoi le mot « constante » n'est pas superflu ; en disant « volonté perpétuelle », on a indiqué qu'il fallait se proposer de garder toujours la justice ; en disant « constante », on signifie qu'il faut persévérer avec fermeté dans cette résolution.
5. Le juge rend à chacun son dû en donnant des ordres ou des directions, car « le juge est la justice vivante », et « le prince est le gardien de la justice », dit Aristote. Mais les sujets rendent à chacun ce qui lui est dû en exécutant ces décisions.
6. De même que l'amour du prochain est inclus dans l'amour de Dieu, nous l'avons dit, ainsi le service de Dieu implique que l'on rende à chacun ce qu'on lui doit.
Objections
1. Il semble que non, car S. Paul écrit (Romains 3.22) : « La justice de Dieu est donnée par la foi en Jésus Christ. » Mais la foi n'implique pas un rapport d'un homme à un autre ; donc, la justice non plus.
2. D'après S. Augustin, il appartient à la justice, qui assujettit toutes choses au service de Dieu, de « bien commander à tout ce qui est soumis à l'homme ». Or, l'appétit sensible est soumis à l'homme. L'Écriture nous le montre quand elle dit (Genèse 4.7) : « Le désir [du péché] est en toi, mais tu le domineras. » Donc, il appartient à la justice de dominer son propre désir ; il y a donc une justice qui implique une relation avec soi-même.
3. La justice de Dieu est éternelle. Mais rien d'autre que Dieu ne lui est coéternel. Donc, il n'est pas essentiel à la justice d'avoir rapport à autrui.
4. De même qu'il est nécessaire aux opérations qui impliquent un rapport avec autrui d'être soumises à une règle, de même celles qui comportent relation à soi-même. Or, les opérations sont réglées par la justice, selon les Proverbes (Proverbes 11.5) : « La justice de l'homme intègre rend droit son chemin. » Donc, la justice ne s'occupe pas seulement de ce qui implique rapport avec autrui, mais aussi de ce qui n'a rapport qu'avec soi-même.
En sens contraire, Cicéron nous dit : « La justice est la règle qui maintient la société des hommes entre eux, et leur communauté de vie », ce qui implique rapport à autrui. Donc la justice s'occupe de ce qui a rapport à autrui.
Réponse
Nous l'avons vu : justice signifie égalité : par définition, la justice implique rapport avec autrui. On n'est jamais égal à soi-même, mais à un autre. Or, puisqu'il appartient à la justice de rectifier les actes humains, comme on l'a dit, il faut que cette altérité qu'elle exige affecte des agents différents. Les actions, en effet, émanent de la personne et du tout, et non pas des parties, des formes ou des puissances. On ne dit pas, à proprement parler, que la main frappe, mais que l'homme frappe avec la main, ni que la chaleur chauffe, mais que le feu chauffe par la chaleur. Cependant on parle ainsi par figure. Donc, la justice proprement dite exige la diversité des sujets, et il n'y a de justice que d'un homme par rapport à un autre. Mais on peut, au figuré, considérer dans un même homme divers principes d'actions comme émanant de sujets distincts : tels la raison, l'irascible, le concupiscible. Et c'est pourquoi l'on dit métaphoriquement qu'il y a une justice dans un seul et même homme, en ce sens que sa raison commande à son irascible et à son concupiscible et que ceux-ci obéissent à la raison, et en général, selon qu'on attribue à chaque partie de l'homme ce qui ne convient qu'à lui. Aussi le Philosophe dit-il que cette justice est appelée ainsi « par métaphore ».
Solutions
1. La justice qui est en nous par la foi et qui justifie l'impie consiste en la bonne ordonnance réciproque des parties de l'âme, nous l'avons dit en traitant de la justification des impies. Cela concerne donc la justice prise au sens métaphorique, qu'on peut trouver même dans la vie d'un solitaire.
2. Cette réponse résout la deuxième objection.
3. La justice de Dieu est de toute éternité, provenant d'une volonté et d'une pensée éternelles, et c'est surtout là-dessus que se fonde la justice. Mais ses effets ne sont pas de toute éternité, car rien n'est coéternel à Dieu.
4. Les actions de l'homme qui ont lui-même pour objet, sont rectifiées quand ses passions le sont par les autres vertus morales. Mais les actions qui ont trait à autrui ont besoin d'une rectification spéciale, non seulement dans leurs rapports avec leur auteur, mais aussi dans leurs rapports avec celui qu'elles atteignent. C'est pourquoi il doit y avoir une vertu spéciale à leur égard, qui est la justice.
Objections
1. Non, car il est écrit dans S. Luc (Luc 17.10) : « Lorsque vous aurez accompli tout ce qui vous a été commandé, dites : ‘Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous devions faire.’ » Or l'accomplissement d'une œuvre vertueuse n'est pas inutile, selon ce mot de S. Ambroise : « Nous appelons utile, non ce qui procure un bénéfice pécuniaire, mais ce qui acquiert la piété. » Donc, faire ce qu'on doit ne relève pas de la vertu ; c'est cependant une œuvre de justice ; celle-ci par conséquent n'est pas une vertu.
2. Ce qui se fait par nécessité n'est pas méritoire. Or tel est le cas de la justice, qui consiste à rendre à quelqu'un son dû ; il n'y a pas là de mérite. Et comme nous méritons par nos actes vertueux, il s'ensuit que la justice n'est pas une vertu.
3. Toute vertu morale a trait à l'action. Mais ce qui se produit au-dehors ne relève pas de l'action, mais de la fabrication, selon le Philosophe. Et puisqu'il appartient à la justice « de faire » au-dehors une œuvre juste en soi, elle ne saurait être une vertu morale.
En sens contraire, S. Grégoire nous assure que « toute la structure de l'œuvre bonne résulte des quatre vertus » : tempérance, prudence, force et justice.
Réponse
La vertu humaine « consiste à rendre bons les actes humains, et l'homme lui-même », ce qui convient à la justice. La bonté d'un acte humain lui vient de sa soumission à la règle de la raison, d'où les actes humains tirent leur rectitude. Aussi, puisque la justice rectifie les opérations humaines, il est clair qu'elle les rend bonnes. Ainsi que le déclare Cicéron : « C'est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. » Aussi, comme il l'ajoute : « C'est en elle qu'éclate souverainement la splendeur de la vertu. »
Solutions
1. Faire ce que l'on doit n'est pas procurer un gain à autrui, c'est simplement lui éviter un dommage. C'est à soi-même qu'on est utile, car faire ce que l'on doit d'une volonté prompte et spontanée, c'est agir vertueusement L'Écriture nous dit (Sagesse 8.7) : « La sagesse Dieu enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la vertu ; dans cette vie il n'est rien de plus utile aux hommes », c'est-à-dire aux vertueux.
2. Il y a deux sortes de nécessités : la nécessité de contrainte, qui contrarie la volonté et supprime le mérite ; et la nécessité qui tient à l'obligation du précepte, nécessité qui vient de la fin, par exemple, quand on ne peut réaliser la fin de telle vertu qu’à telle condition. Et cette sorte de nécessité n'exclut pas la possibilité du mérite ; car on fait volontairement l'acte ainsi nécessaire exclut cependant la gloire de surérogation, selon S. Paul (1 Corinthiens 9.16) « Annoncer l’Évangile n’est pas une gloire pour moi, c'est une nécessité qui m'incombe. »
3. La justice concerne les choses extérieures non pour les fabriquer : cela concerne l'art pour s'en servir dans l'intérêt d'autrui.
Objections
1. Il ne le semble pas, car on donne parfois à la justice le nom de vérité ; or la vérité est dans l'intelligence, non dans la volonté.
2. La justice concerne ce qui a rapport à autrui ; or c'est à l'intelligence qu'il appartient d'établir ce rapport ; la justice est donc une vertu de l'intelligence plutôt que de la volonté.
3. La justice, puisqu'elle n'est pas ordonnée la connaissance, n'est pas une vertu intellect Il Reste donc qu'elle soit une vertu morale. vertu morale a pour siège « ce qui, dans l'homme participe de la raison », c'est-à-dire l'irascible et le concupiscible d'après Aristote. C'est donc là, et non dans la volonté, que la justice a son siège.
En sens contraire : S. Anselme nous dit : « La justice est la rectitude de la volonté observés pour elle-même. »
Réponse
La vertu a son siège dans la puissance, dont elle a pour fonction de rectifier l'acte. Or la justice n'a pas à rectifier un acte quelconque de connaissance ; on ne nous appelle pas justes du fait que nous connaissons quelque chose avec rectitude. Elle n'a donc pas son siège dans l'intelligence ou la raison, qui est une faculté de connaissance. Mais parce que nous sommes appelés justes du fait que nous accomplissons quelque chose avec droiture, et parce que c'est l'appétit qui est le principe prochain d'un acte, il est nécessaire duc la justice ait son siège dans une puissance appétitive. Or l'appétit est double : la volonté, qui est dans la raison, et l'appétit sensible qui suit la perception sensible et qui se divise en irascible et concupiscible, comme on l'a vu dans la première Partie. Mais rendre à chacun son dû ne peut dépendre de l'appétit sensible, car la perception sensible ne va pas jusqu'à pouvoir considérer le rapport d'une chose à une autre : c'est là le propre de la raison. Il s'ensuit que la justice ne saurait avoir son siège dans l'irascible ou le concupiscible, mais dans la volonté. C'est pourquoi le Philosophe définit la justice par l'acte de la volonté, comme nous l'avons montré précédemment.
Solutions
1. La volonté est un appétit de la raison ; c'est pourquoi, quand la rectitude de la raison, autrement dit la vérité, pénètre dans la volonté, elle conserve ce nom de vérité, et de là vient que la justice est appelée parfois vérité.
2. La volonté se porte vers son objet après qu'il a été saisi par la raison. C'est pourquoi, parce que la raison établit un rapport avec autrui, la volonté point vouloir quelque chose relativement à autrui, la volonté est du domaine de la justice.
3. Il n'y a pas, pour participer de la raison, que et le concupiscible. C'est toute puissance appétitive, dit Aristote, parce que tout appétit obéit à la raison. Or la volonté est faculté appétitive ; c'est pourquoi elle peut être le siège d'une vertu morale.
Objections
1. Il ne semble pas, car la justice est énumérée avec les autres vertus, comme cela se voit au livre de la Sagesse (Sagesse 8.7) : « Elle enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la force. » Or on ne divise pas, ou on n'énumère pas ainsi un genre avec les espèces qu'il contient. La justice n'est donc pas une vertu générale.
2. De même que la justice est considérée comme une vertu cardinale, il en est ainsi pour la force et la tempérance. Or celles-ci ne sont pas des vertus générales. Donc, la justice non plus, à aucun titre.
3. La justice implique toujours rapport à autrui, nous l'avons dite. Mais le péché contre le prochain n'est pas un péché général ; il s'oppose seulement au péché que l'on commet contre soi-même. Donc la justice n'est pas une vertu générale.
En sens contraire, le Philosophe nous dit que « la justice est toute vertu ».
Réponse
La justice a pour but de régler nos rapports avec autrui, et cela de deux manières : soit avec autrui considéré individuellement, soit avec autrui considéré socialement, c'est-à-dire en tant que le serviteur d'une communauté sert tous les hommes qui en font partie. Sous ce double aspect la justice peut intervenir selon sa raison propre. Il est manifeste, en effet, que tous ceux qui vivent dans une société sont avec elle dans le même rapport que des parties avec un tout. Or la partie, en tant que telle, est quelque chose du tout ; d'où il résulte que n'importe quel bien de la partie doit être subordonné au bien du tout. C'est ainsi que le bien de chaque vertu, de celles qui ordonnent l'homme envers soi-même, ou de celles qui l'ordonnent envers d'autres individus, doit pouvoir être rapporté au bien commun auquel nous ordonne la justice. De cette manière les actes de toutes les vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne l'homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et parce que c'est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, nous l'avons vu, cette justice dite générale est appelée justice légale : car, par elle, l'homme s'accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun.
Solutions
1. Ce n'est pas en tant que vertu générale que la justice est énumérée parmi les autres vertus, mais en tant que vertu spéciale, comme nous allons le voir.
2. La tempérance et la force ont leur siège dans l'appétit sensible, c'est-à-dire dans le concupiscible et l'irascible. Ces puissances désirent des biens particuliers, de même que les sens ne connaissent que l'individuel. Au contraire, la justice a pour siège l'appétit intellectuel, qui peut se porter vers le bien universel appréhendé par l'intelligence. C'est pourquoi la justice peut être une vertu générale plus que la tempérance et la force.
3. Ce qui nous concerne personnellement peut être ordonné à autrui, surtout en raison du bien commun. De là vient que la justice légale, qui a le bien commun pour objet, peut être qualifiée de vertu générale. Pour la même raison l'injustice peut être appelée un péché général car « tout péché est une iniquité » (1 Jean 3.4).
Objections
1. Il semble bien, car le Philosophe dit que vertu et justice légale « s'identifient avec n'importe quelle vertu, n'en différant que par l'existence ». Mais les êtres qui diffèrent ainsi seulement par l'existence, ou par une distinction de raison, ne diffèrent pas essentiellement. La justice est donc identique par essence à n'importe quelle vertu.
2. Toute vertu qui ne diffère pas d'une autre essentiellement, en est une partie. Or la justice en question, d'après le Philosophe « n'est pas une partie de vertu, mais toute vertu » ; la justice ne fait donc qu'un essentiellement avec toutes les vertus.
3. Du fait qu'une vertu ordonne son acte à une fin plus haute, l'habitus n'en est pas diversifié pour autant dans son essence, par exemple l'habitus de tempérance, même si son acte était ordonné au bien divin. Or, c'est le propre de la justice légale d'ordonner les actes de toutes les vertus au bien commun de la multitude, qui l'emporte en valeur sur le bien privé de l'individu. Il apparaît donc que la justice légale se confond essentiellement avec toute autre vertu.
4. Tout le bien de la partie doit pouvoir être ordonné à celui du tout, sous peine d'être vain et inutile. Mais ce qui se conforme à la vertu ne peut être ainsi. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir aucun acte d'une vertu qui ne relève de la justice générale, ordonnée au bien commun. Il semble ainsi que la justice légale ne ferait qu'un essentiellement avec les autres vertus.
En sens contraire, le Philosophe nous dit que « beaucoup de gens pensent exercer la vertu dans leurs biens privés, qui ne le peuvent pas lorsqu'il s'agit du bien d'autrui ». Il dit encore que « la vertu d'un homme bon n'est pas purement et simplement la vertu du bon citoyen ». Or la vertu de ce dernier n'est autre que la justice générale qui nous ordonne au bien commun. La justice générale ne se confond donc pas avec la vertu commune ; elles peuvent exister l'une sans l'autre.
Réponse
Le mot « général » s'entend de deux manières. Premièrement, sous forme d'attribution, comme le mot animal attribué à l'homme, au cheval, et à tous les êtres semblables. Dans ce cas, ce qui est général doit s'identifier essentiellement avec les êtres auxquels il est attribué, puisque le genre appartient essentiellement à l'espèce, et entre dans sa définition. Deuxièmement, un être est appelé général au point de vue de sa puissance, telle une cause universelle par rapport à tous ses effets, par exemple le soleil qui illumine ou transforme tous les corps par sa puissance. En ce sens, il n'est pas nécessaire que la puissance générale s'identifie avec les êtres auxquels elle s'étend ; la cause et ses effets n'ont pas la même essence.
C'est précisément dans ce sens, d'après ce qui a été dit plus haut qu'on donne le nom de vertu générale à la justice légale : en tant qu'elle ordonne les actes des autres vertus à sa fin, ce qui revient à les mouvoir par son commandement. De même en effet que la charité peut être qualifiée de vertu générale en tant qu'elle ordonne les actes de toutes les vertus au bien divin, ainsi la justice légale qui ordonne leurs actes au bien commun. Cependant cela n'empêche pas la charité, qui a pour objet propre le bien divin, d'être par essence une vertu spéciale ; pareillement la justice légale demeure une vertu spéciale, du fait qu'elle a pour objet propre le bien commun. Ainsi elle réside dans le prince à titre de principe, dotée d'une qualité architectonique, ne se trouvant chez les sujets que de façon secondaire, comme agents d'exécution.
Néanmoins n'importe quelle vertu peut être appelée justice légale en ce qu'elle est ordonnée au bien commun par la vertu dont nous venons de parler, laquelle est à la fois spéciale par son essence, et générale par sa puissance motrice. Alors, d'après cette façon de parler, il n'y aurait entre n'importe quelle vertu et la justice légale qu'une différence de raison. Et c'est ainsi que parle Aristote.
Solutions
1 et 2. Ainsi se trouvent résolues la première et la deuxième objections.
3. Ici encore l'objection porte sur la justice légale en tant que l'on donne son , nom à la vertu elle commande.
4. Chaque vertu, selon sa raison propre, ordonne son acte à sa propre fin. Mais que, toujours ou quelquefois, cet acte soit ordonné à une fin supérieure, cela ne provient pas de cette vertu sous sa raison propre, mais il faut que cela vienne d'une autre vertu supérieure par qui elle est ordonnée à cette fin. Ainsi faut-il qu'une vertu supérieure ordonne au bien commun toutes les vertus ; et elle n'est autre que la justice légale, essentiellement différente de toute autre vertu.
Objections
1. Il ne semble pas, car, dans le domaine des vertus, pas plus que dans celui de la nature, il n'y a rien de superflu. Or la justice générale ordonne suffisamment l'homme à tout ce qui concerne autrui. Donc aucune justice particulière n'est nécessaire.
2. L'un et le multiple ne changent pas l'espèce d'une vertu. Or la justice légale a pour objet de mettre l'homme en relation avec autrui pour tout ce qui concerne la multitude, ainsi que nous venons de le montrer. Il ne peut donc y avoir une autre vertu, spécifiquement différente, qui l'ordonne à autrui pour ce qui concerne l'individu.
3. Entre l'individu et la foule des citoyens se place le groupe domestique. Si donc, en plus de la justice générale, il existe une justice particulière qui regarde les individus, il faudra, pour la même raison, trouver une justice domestique qui ordonne l'homme au bien commun de la famille, ce dont on ne parle pas. Donc il n'existe pas de justice particulière à côté de la justice légale.
En sens contraire, S. Jean Chrysostome à propos de ce verset de S. Matthieu (Matthieu 5.6) : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice », nous dit que « la justice désigne ou une vertu universelle, ou une vertu particulière qui s'oppose à l'avarice ».
Réponse
Nous venons de voir que la justice légale ne se confond pas essentiellement avec n'importe quelle vertu. Il faut donc qu'en plus de cette vertu générale qui ordonne l'homme de façon immédiate au bien commun, il y en ait d'autres qui l'ordonnent immédiatement aux biens particuliers. Les uns peuvent nous concerner personnellement, ou bien regarder un autre individu. Donc, de même qu'en dehors de la justice légale il faut qu'il existe des vertus particulières qui ordonnent l'homme en lui-même, telles la tempérance et la force, ainsi une justice particulière est encore requise pour l'ordonner au sujet de ce qui appartient à d'autres personnes que lui.
Solutions
1. Que la justice légale ordonne suffisamment l'homme envers autrui, c'est vrai de façon immédiate par rapport au bien commun ; mais seulement d'une façon médiate par rapport au bien individuel. C'est pourquoi en ce qui concerne le bien particulier des individus, une justice particulière est requise.
2. Le bien commun de la cité et le bien particulier d'une personne différent entre eux formellement, et non pas seulement en quantité. La notion de bien commun et celle de bien individuel diffèrent en effet entre elles comme celles de tout et de partie. C'est pourquoi le Philosophe blâme ceux qui n'admettent entre la cité, la maison, et autres choses du même ordre, qu'une différence selon le grand ou le petit nombre, et non selon l'espèce.
3. Selon le Philosophe, le groupe domestique implique trois relations : entre l'épouse et l'époux ; entre parents et enfants ; entre maîtres et serviteurs. On voit que l'une de ces personnes est quelque chose de l'autre. C'est pourquoi entre ces personnes il n'y a pas de justice stricte, mais une espèce de justice qu'on appelle domestique.
Objections
1. Il ne semble pas, car, au sujet de ce texte de la Genèse (Genèse 2.14), « le quatrième fleuve est l'Euphrate », la glose ordinaire remarque que « Euphrate a le sens de fructueux ; et qu'on ne dit pas où il va, parce que la justice concerne toutes les parties de l'âme ». Or cela ne serait pas si elle avait une matière spéciale, car toute matière spéciale appartient à une puissance spéciale de l'âme. La justice particulière n'a donc pas de matière spéciale.
2. S. Augustin nous dit « qu'il existe quatre vertus assurant ici-bas notre vie spirituelle : la tempérance, la prudence, la force et la justice », et il ajoute, à propos de la quatrième, « qu'elle se diffuse en tous ». Donc la justice particulière ne comporte pas de matière spéciale.
3. La justice dirige suffisamment l'homme dans ses relations avec autrui. Mais tout ce qui existe en cette vie peut l'ordonner à autrui. Donc la matière de la justice est générale, et non spéciale.
En sens contraire, le Philosophe postule une justice particulière pour ce qui a trait spécialement aux échanges résultant de la vie entre les hommes.
Réponse
Tout ce qui peut être rectifié par la raison constitue la matière d'une vertu morale, laquelle se définit par la droite raison, selon le Philosophe. Or les passions intérieures de l'âme, les actions extérieures, et même les biens extérieurs qui sont à l'usage de l'homme sont susceptibles de cette rectification rationnelle, avec cette différence que, dans les actions et les choses extérieures par quoi les hommes peuvent communiquer entre eux, on prend garde à l'ordination d'un homme à l'égard d'un autre, tandis que dans les passions intérieures, on ne considère que sa propre rectification en lui-même. Et puisque la justice a pour objet d'ordonner à autrui, elle n'embrasse pas toute la matière de la vertu morale, mais seulement les actions et les choses extérieures, sous une raison d'objet qui est spéciale, c'est-à-dire en tant que par elles un homme est mis en relation avec un autre.
Solutions
1. La justice appartient essentiellement à une puissance de l'âme, la volonté, qui meut par son commandement toutes les autres puissances. À cause de cela on peut dire que la justice s'étend à toutes, non de façon directe mais par une sorte de rejaillissement.
2. Comme nous l'avons dit précédemment, il y a deux façons d'entendre les vertus cardinales : soit comme des vertus spéciales ayant des matières déterminées ; soit comme des manières générales d'être vertueux. C'est dans ce dernier sens que l'entend ici S. Augustin. Il dit en effet que la prudence est « la connaissance des réalités désirables ou évitables » ; la tempérance, « un refrènement de la cupidité à l'égard des délectations temporelles » ; la force, « une fermeté d'âme en présence des choses pénibles d'ici-bas » ; et la justice, « qui se diffuse dans les autres vertus, un amour de Dieu et du prochain » que l'on trouve à la racine de toutes nos relations avec autrui.
3. Les passions intérieures, qui sont une partie de la matière morale, n'impliquent pas d'elles-mêmes une ordination à autrui, en quoi au contraire consiste la raison propre de justice ; mais leurs effets, autrement dit les opérations extérieures, peuvent être rapportés à autrui. Il ne s'ensuit pas que la matière de la justice soit générale.
Objections
1. Il semble que la justice concerne les passions. Car le Philosophe nous dit que « les voluptés et les tristesses relèvent d'une vertu morale ». Or ce sont là des passions, nous l'avons vu ; elles relèvent donc de la justice qui est une vertu morale.
2. Il appartient à la justice de rectifier les opérations qui ont trait au prochain ; or cela est impossible sans une rectification préalable des passions, dont le désordre rejaillit sur les opérations en question ; c'est ainsi que la convoitise charnelle conduit à l'adultère, et l'avarice au vol. La justice doit donc s'occuper des passions.
3. Comme la justice particulière, la justice légale concerne autrui. Or celle-ci doit s'étendre aux passions, sans quoi elle ne s'étendrait pas à toutes les vertus, dont quelques-unes ont manifestement les passions pour objet. Les passions relèvent donc de la justice.
En sens contraire, le Philosophe nous dit qu'elle a trait aux activités.
Réponse
La vérité sur cette question ressort de deux considérations. La première concerne le siège de la justice, c'est-à-dire la volonté dont les mouvements et les actes ne sont pas les passions, nous l'avons établi ; car on ne donne le nom de passions qu'aux mouvements de l'appétit sensitif. Les passions ne regardent donc pas la justice mais la force et la tempérance, qui sont des vertus de l'irascible et du concupiscible.
La seconde considération se tire de la matière même de la justice, à savoir les rapports avec autrui. En effet, les passions intérieures ne nous mettent pas d'elles-mêmes et immédiatement en relation avec le prochain. Elles ne relèvent donc pas de la justice.
Solutions
1. Toutes les vertus n'ont pas pour matière les plaisirs et les tristesses, car la force porte sur les craintes et les audaces. Mais toute vertu morale est en relation avec le plaisir et la tristesse comme avec des fins qui en sont la conséquence. En effet, remarque Aristote « la délectation et la tristesse sont la fin principale en vue de quoi nous qualifions toute chose de bonne ou de mauvaise ». Et cela aussi relève de la justice : car « il n'y a pas d'homme juste qui ne se réjouisse d'activités justes », dit Aristote.
2. Les activités extérieures tiennent pour ainsi dire le milieu entre les réalités extérieures, qui sont leur matière, et les passions intérieures qui sont leurs principes. Or il peut arriver qu'il y ait un défaut sur un point et non sur l'autre : par exemple si quelqu'un s'empare du bien d'autrui non par désir cupide de posséder, mais par volonté de nuire ; ou inversement, s'il convoite le bien d'autrui, mais sans vouloir le prendre. Aussi est-ce à la justice de rectifier les activités sous le rapport où elles aboutissent aux choses extérieures ; mais en tant qu'elles dérivent des passions, leur rectification relève des vertus morales qui ont les passions pour objet. De là vient que la justice empêche la soustraction du bien d'autrui pour autant qu'elle s'oppose à l'égalité à établir dans les choses extérieures ; et la libéralité, en tant que cette soustraction procède d'un amour immodéré des richesses. Toutefois, parce que les activités extérieures ne tirent pas leur espèce des passions intérieures, mais plutôt des réalités extérieures, il s'ensuit, à proprement parler, que les réalités extérieures sont la matière de la justice plus que des autres vertus morales.
3. Le bien commun est la fin de chacune des personnes vivant en communauté, comme le bien du tout est la fin de chacune des parties. Or le bien d'une personne en particulier n'est pas la fin d'une autre. C'est pourquoi la justice légale qui a le bien commun pour objet peut s'étendre davantage aux passions intérieures, par quoi l'homme est plus ou moins déterminé en lui-même, plus que ne fait la justice particulière qui est ordonnée au bien d'une autre personne en particulier. Ce qui n'empêche pas la justice légale de s'étendre à titre de principe aux autres vertus considérées dans leurs activités extérieures, c'est-à-dire en tant que « la loi ordonne d'accomplir les œuvres qui conviennent à l'homme fort, tempérant et doux », dit Aristote.
Objections
1. Il semble que non. Une raison générique doit se retrouver dans toutes les espèces. Or la vertu morale se définit : « Un habitus de choix qui consiste dans un milieu que la raison détermine par rapport à nous. » Le milieu visé par la justice est donc un milieu rationnel, et non objectif.
2.Quand il s'agit de choses bonnes purement et simplement, il n'y a pas lieu de parler de trop ou de trop peu, ni par conséquent de « milieu », comme c'est le cas pour les vertus selon Aristote. Or la justice concerne des « choses purement et simplement bonnes », d'après Aristote. Donc le juste milieu de la justice n'a pas de caractère objectif.
3. Dans les autres vertus, le juste milieu est appelé rationnel et non objectif, parce qu'il se diversifie relativement à diverses personnes : ce qui est beaucoup pour l'un, est peu pour un autre. Or cela s'observe aussi en justice : on ne punit pas de la même peine celui qui frappe le prince, et celui qui frappe une personne privée. Le juste milieu de la justice n'a donc pas de caractère objectif, mais un caractère rationnel.
En sens contraire, d'après le Philosophe le juste milieu de la justice se détermine selon une proportionnalité arithmétique, ce qui en fait un « milieu » objectif.
Réponse
Nous avons dit précédemment que les autres vertus morales ont trait principalement aux passions, dont la rectification ne se prend que par rapport à l'homme lui-même, sujet des passions, de façon qu'il s'irrite ou convoite comme il le doit selon les diverses circonstances. C'est pourquoi le juste milieu propre à ces vertus ne s'apprécie pas d'après la proportion d'une chose à une autre, mais seulement par rapport au sujet vertueux lui-même. C'est pourquoi, chez elles, le juste milieu est fixé par la raison et relatif à nous. Au contraire, la matière de la justice est une activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité qu'elle emploie, implique une juste proportion avec autrui. C'est donc dans l'égalité de proportion de cette réalité extérieure avec autrui que consistera le juste milieu de la justice. Or l'égalité tient réellement le milieu entre le plus et le moins. Le juste milieu de la justice a donc un caractère objectif.
Solutions
1. Cette réalité du juste milieu de la justice ne l'empêche pas d'être en même temps rationnel. C'est pourquoi on retrouve dans la justice la raison de vertu morale.
2. Le bien pur et simple s'entend de deux manières. D'abord en ce sens qu'il est bon de toutes manières ; c'est ainsi que les vertus sont bonnes. Dans ce sens-là il n'y a ni milieu ni extrêmes. Mais dans un autre sens, on dit d'une chose qu'elle est bonne purement et simplement lorsqu'elle l'est absolument, c'est-à-dire selon sa nature, bien que par suite d'abus elle puisse devenir mauvaise ; c'est évident pour les richesses et les honneurs. Dans ce cas, il y a place pour des excès, des déficiences et un juste milieu, à cause des hommes qui peuvent en faire un bon ou un mauvais usage. C'est précisément le cas de la justice, qui concerne ces réalités absolument bonnes en elles-mêmes.
3. Entre la violence faite au prince, ou faite à une personne privée, la proportion est différente. C'est pourquoi l'égalité à rétablir par le châtiment n'est pas la même dans les deux cas. Il s'agit donc bien là d'une différence réelle, et non seulement rationnelle.
Objections
1. Il semble que non, car S. Augustin attribue à la justice de « secourir les malheureux ». Mais alors nous leur donnons ce qui est à nous et non ce qui est à eux. Donc l'acte de la justice ne consiste pas à rendre à chacun son dû.
2. Cicéron déclare que « la bienfaisance, qu'on peut appeler libéralité ou bénignité », appartient à la justice. Mais la libéralité consiste aussi à donner de son propre bien à quelqu'un, et non de ce qui lui appartient. Donc l'acte de la justice ne consiste pas à rendre à chacun son dû.
3. Il appartient à la justice non seulement de distribuer les ressources dans la mesure requise, mais encore de réprimer les actions injustes, comme les homicides, les adultères, etc. Mais rendre à chacun son dû ne concerne que la dispensation des ressources. Donc on ne signale pas suffisamment l'acte de la justice en disant qu'il consiste à rendre à chacun son dû.
En sens contraire, pour S. Ambroise, « la justice est la vertu qui rend à chacun son dû, ne réclame pas le bien d'autrui, et néglige son propre intérêt pour sauvegarder l'équité commune ».
Réponse
Nous venons de voire que la matière de la justice est l'activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité dont elle fait usage, se trouve proportionnée à la personne avec qui la justice nous met en relation. Or on dit qu'une chose appartient en propre à une personne donnée, lorsqu'elle lui est due selon une égalité de proportion. C'est pourquoi l'acte propre de la justice consiste bien à rendre à chacun son dû.
Solutions
1. Certaines vertus secondaires, telles que la miséricorde, la libéralité, etc., se sont ajoutées à la justice, du fait que celle-ci est une vertu cardinale, comme on le montrera plus loin. C'est en ce sens que le secours aux malheureux qui relève de la miséricorde ou de la piété, ou la largesse dans les bienfaits, qui relève de la libéralité, sont ramenés à la justice comme à la vertu principale.
2. Et par là se trouve résolue la deuxième objection.
3. Selon Aristote, on donne le nom de gain, par extension, à tout ce qui dépasse les exigences de la justice, comme on donne celui de dommage à ce qui leur est inférieur. Et c'est pourquoi, du fait que la justice s'est d'abord exercée et s'exerce encore le plus souvent dans les échanges volontaires de biens, tels que les achats et les ventes, où ces mots sont employés dans leur sens propre, ou en a étendu l'appellation à tout ce qui, de près ou de loin, peut être l'objet de la justice. Il en est de même pour l'expression : « rendre à chacun ce qui lui est dû ».
Objections
1. Il ne semble pas ; car il est plus vertueux de donner à quelqu'un, par libéralité, de son propre bien que de lui rendre en justice ce qui lui est dû. La libéralité est donc une vertu supérieure à la justice.
2. On ne confère un ornement qu'en donnant un objet plus digne. Or, d'après Aristote « la magnanimité est l'ornement de la justice et de toutes les vertus ». Elle est donc plus noble que la justice.
3. « La vertu concerne ce qui est difficile et bon », dit Aristote. Mais, selon lui la force concerne des actions plus difficiles : les périls de mort. Donc la force est plus noble que la justice.
En sens contraire, Cicéron affirme : « C'est dans la justice que la vertu brille de son plus vif éclat ; car c'est à cause d'elle que les hommes sont appelés bons. »
Réponse
Si nous parlons de la justice légale, il est manifeste qu'elle dépasse en valeur toutes les vertus morales, du fait que le bien commun l'emporte sur le bien particulier d'un individu. C'est en ce sens qu'Aristote nous dit que « la plus éclatante des vertus paraît être la justice, et que ni l'étoile du soir, ni celle du matin ne sont aussi admirables ».
Mais, si nous parlons de la justice particulière, elle dépasse en excellence les autres vertus morales pour deux raisons. La première, prise du côté du sujet, est que la justice a son siège dans la partie la plus noble de l'âme, c'est-à-dire l'appétit rationnel ou la volonté, alors que les autres vertus morales ont pour siège l'appétit sensible et pour matière les passions qui s'y rapportent, lesquelles sont la matière des autres vertus morales. La seconde raison se prend du côté du sujet. Car les vertus morales autres que la justice sont louées seulement à cause du bien qu'elles réalisent dans l'homme vertueux, tandis que la justice est louée en outre pour le bien que l'homme vertueux réalise dans ses rapports avec autrui, de telle sorte qu'elle est d'une certaine manière le bien d'autrui, dit Aristote. C'est pourquoi il remarque' que « les plus grandes vertus sont nécessairement les plus honorables pour autrui, puisque la vertu est une puissance bienfaisante. C'est pourquoi on honore davantage les forts et les justes, la force étant utile aux autres dans la guerre, et la justice dans la guerre et dans la paix ».
Solutions
1. La libéralité, tout en donnant du sien, ne le fait qu'en considérant le bien de sa vertu propre ; la justice au contraire donne aux autres ce qui leur est dû en considération du bien commun. En outre, la justice concerne tous les hommes, alors que la libéralité ne peut s'étendre à tous. Enfin la libéralité, qui donne du sien, a son fondement dans la justice qui garantit à chacun son dû.
2. La magnanimité, quand elle s'ajoute à la justice, accroît sa bonté. Mais sans la justice, elle n'aurait pas raison de vertu.
3. La force, si elle vise au plus difficile, ne vise pas au meilleur, car elle n'est utile que dans la guerre ; tandis que la justice est utile dans la guerre et dans la paix, on vient de le dire.