Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

60. LE JUGEMENT

  1. Le jugement est-il un acte de justice ?
  2. Est-il licite de juger ?
  3. Faut-il juger sur des soupçons ?
  4. Le doute doit-il être interprété favorablement ?
  5. Le jugement doit-il toujours être porté conformément aux lois écrites ?
  6. Le jugement est-il vicié par l'usurpation ?

1. Le jugement est-il un acte de justice ?

Objections

1. Il semble que non, car le Philosophe dit que « chacun juge bien ce qu'il connaît », en sorte que le jugement semble relever de la faculté de connaissance. Or c'est la prudence qui perfectionne cette faculté. Le jugement paraît donc relever de la prudence plutôt que de la justice, qui est dans la volonté, comme on l'a dit.

2. L'Apôtre déclare (1 Corinthiens 2.15) : « L'homme spirituel juge toutes choses. » Or l'homme se spiritualise surtout par la charité « répandue dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ». Le jugement relève donc de la charité plutôt que de la justice.

3. Il appartient à chaque vertu de porter un jugement droit sur sa propre matière, parce que, dit le Philosophe, « l'homme vertueux est en chaque chose règle et mesure ». Le jugement ne relève donc pas plus de la justice que des autres vertus morales.

4. Le jugement semble n'appartenir qu'aux juges. Or l'acte de la justice se trouve chez tous les justes. Donc puisque les juges ne sont pas les seuls justes, il semble que le jugement ne soit pas l'acte propre de la justice.

En sens contraire, nous lisons dans le Psaume (Psaumes 94.15) : « jusqu'à ce que la justice soit convertie en jugement. »

Réponse

À proprement parler, le jugement signifie l'acte du juge en tant que tel. Or, on l'appelle « juge » (judicem) comme étant celui qui « énonce le droit » (jus dicens). Et d'autre part le droit est l'objet de la justice, nous l'avons établi. Il s'ensuit que le jugement, dans l'acception première du mot, implique une définition ou détermination du juste ou du droit. Or le fait pour quelqu'un de bien définir dans les actions vertueuses provient proprement de l'habitus vertueux ; c'est ainsi que l'homme chaste détermine avec exactitude ce qui a trait à la chasteté. Il s'ensuit que le jugement, qui comporte une détermination exacte de ce qui est juste, appartient proprement à la justice. C'est pourquoi le Philosophe remarque que les hommes « recourent au juge comme à une sorte de justice animée ».

Solutions

1. Le mot de jugement qui, dans sa première acception, signifie une détermination exacte des choses justes, s'est élargi au point de signifier la détermination exacte de toutes choses, dans l'ordre spéculatif aussi bien que pratique. Cependant, pour qu'il y ait en toutes choses un jugement droit, deux conditions sont requises, dont l'une se confond avec la vertu même qui profère le jugement. Dans ce sens, le jugement est un acte de la raison, dont c'est la fonction de dire ou de définir. L'autre condition concerne la disposition de celui qui juge, selon laquelle ü est apte à juger correctement. C'est ainsi qu'en matière de justice le jugement procède de la vertu de justice, comme ü procède de la force en tout ce qui relève de cette vertu. Le jugement est donc l'acte de la justice en tant quelle incline à juger exactement, et de la prudence en tant queue profère le jugement. D'où la synésis (bon sens moral), qui appartient à la prudence, est appelée une vertu « de bon jugement », nous l'avons établi précédemment.

2. L'homme spirituel tient de l'habitus de charité une inclination à juger sainement de toutes choses selon les règles divines, à partir desquelles il porte son jugement grâce au don de sagesse ; de même le juste, par la vertu de la prudence, porte son jugement à partir des règles du droit.

3. Les autres vertus morales ordonnent l'homme par rapport à lui-même, tandis que la justice l'ordonne par rapport à autrui, nous l'avons montrés. Or, si l'homme est maître de ce qui lui appartient, il ne l'est pas de ce qui appartient à autrui. C'est pourquoi, dans le domaine des autres vertus morales, on ne requiert que le jugement d'un homme vertueux, en l'entendant du jugement au sens le plus large du mot, comme nous l'avons dit. En matière de justice au contraire, le jugement d'une autorité supérieure est requis, « qui soit capable de reprendre les deux parties et de poser sa main sur les deux ». Pour cette raison le jugement convient à la justice plus spécialement qu'aux autres vertus.

4. Chez le prince, la justice est une vertu architectonique : elle commande et prescrit ce qui est juste ; tandis que, chez les sujets, c'est une vertu qui est d'exécution et de service. Aussi l'acte de juger, qui comporte une déclaration de ce qui est juste, relève-t-il de la justice selon le mode particulier qu'elle a chez le prince.


2. Est-il licite de juger ?

Objections

1. Il semble que non, car on n'inflige de châtiment que pour une action illicite ; or ceux qui jugent sont menacés d'un châtiment auquel se soustraient ceux qui ne jugent pas, selon cette parole du Christ (Matthieu 7.1) : « Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés. »

2. S. Paul écrit (Romains 14.4) : « Toi, qui es-tu pour juger le serviteur d'autrui ? Qu'il reste debout ou qu'il tombe, cela ne concerne que son maître. » Et le maître de tous, c'est Dieu. Donc il n'est permis à aucun homme de juger.

3. Personne n'est sans péché : « Lorsque nous prétendons être sans péché, nous nous faisons illusion » (1 Jean 1.8). Or il n'est pas permis au pécheur de juger, selon cette parole (Romains 2.1) : « Qui que tu sois, ô homme qui juges, tu es sans excuse ; car sur le point où tu juges les autres, tu te condamnes toi-même, en faisant toi-même ce que tu juges. » Il n'est donc permis à personne de juger.

En sens contraire, il est écrit dans le Deutéronome (Deutéronome 16.18) : « Tu établiras des juges et des maîtres dans toutes les villes qui t'appartiennent, pour qu'ils jugent le peuple par des jugements justes. »

Réponse

Un jugement est licite dans la mesure où il est un acte de justice. Or, d'après ce qui a été dit, trois conditions sont requises pour cela : la première, qu'il procède d'une inclination à la justice ; la deuxième, qu'il émane de l'autorité d'un supérieur ; la troisième, qu'il soit proféré selon la droite règle de la prudence. Là où l'une de ces conditions fait défaut, le jugement devient vicieux et illicite. D'abord s'il va contre la droiture de la justice, il est pervers ou injuste. Ensuite, quand l'homme juge en des matières où il n'a pas autorité, on dit que le jugement est usurpé. Enfin, là où la certitude fait défaut, par exemple lorsque sur de légères conjectures quelqu’un juge de choses douteuses ou cachées, son jugement est entaché de suspicion, ou téméraires.

Solutions

1. Le Christ interdit par ces paroles le jugement téméraire qui porte sur quelque intention secrète du cœur ou sur d'autres objets incertains, selon S. Augustin — ou encore il interdit tout jugement sur les choses divines : parce qu'elles nous sont supérieures, nous ne devons pas les juger mais simplement les croire, dit S. Hilaire — ou enfin, le Christ interdit tout jugement inspiré non par la bienveillance, mais par l'aigreur, selon S. Chrysostome.

2. Le juge est établi ministre de Dieu : c'est pourquoi il est écrit (Deutéronome 1.16) : « Jugez selon la justice », et aussi : « Parce que c'est le jugement de Dieu. »

3. Ceux qui sont tombés dans des péchés graves ne doivent pas juger ceux qui sont coupables des mêmes fautes, ou de péchés moindres, dit S. Jean Chrysostome. Et cela doit s'entendre surtout quand ces péchés sont publics, à cause du scandale qui s'élèverait de ce fait dans le cœur des gens. Si les péchés ne sont pas publics, mais occultes, et que le pécheur, du fait de ses fonctions, soit dans la nécessité de rendre immédiatement son arrêt, il peut requérir ou juger, mais qu'il le fasse dans l'humilité et la crainte. Aussi S. Augustin dit-il : « Si nous découvrons en nous le même vice, gémissons ensemble, et invitons-nous réciproquement aux mêmes efforts. » Cependant, pour autant, le juge ne se condamne pas lui-même, et n'encourt pas une nouvelle condamnation, si ce n'est qu'en condamnant un autre, il se montre condamnable de la même façon, pour un péché identique ou semblable.


3. Faut-il juger sur des soupçons ?

Objections

1. Il semble que le jugement fondé sur le soupçon ne soit pas illicite, car le soupçon est une opinion incertaine au sujet d'un mal. Le soupçon, d'après Aristote, porte aussi bien sur le vrai que sur le faux. Or sur les faits singuliers et Contingents on ne peut avoir qu’une opinion incertaine. Donc, puisque le jugement des hommes a pour objet les actes humains qui sont des faits singuliers et contingents, il semble que nul jugement ne serait licite, s'il n'était pas permis de fonder un jugement sur le soupçon.

2. Le jugement illicite est cause d'injustice envers le prochain. Mais le soupçon mauvais consiste seulement dans une opinion humaine, et ainsi elle ne semble pas comporter d'injustice envers l'autre. Le jugement fondé sur le soupçon n'est donc pas illicite.

3. Si un tel jugement est illicite, il faut qu'il se ramène à l'injustice, puisque, comme on vient de le voir, le jugement est l'acte de la justice. Mais l'injustice, par son genre même, est péché mortel nous l'avons dit plus haut. Donc, le jugement fondé sur un soupçon, s'il était illicite, serait toujours péché mortel. Mais cela est faux, car « nous ne pouvons pas éviter les soupçons », nous dit S. Augustin dans sa glose sur ces mots de S. Paul (1 Corinthiens 4.5) : « Ne jugez pas avant le temps. » Donc un tel jugement ne semble pas illicite.

En sens contraire, selon S. Jean Chrysostome : « Par cet ordre : ‘Ne jugez pas’, le Christ n'empêche pas les chrétiens de corriger les autres par bienveillance ; mais il ne veut pas que, par l'étalage de leur propre justice, des chrétiens méprisent des chrétiens en haïssant et condamnant les autres, sur de simples soupçons la plupart du temps. »

Réponse

Comme dit Cicéron. le soupçon doit être considéré comme une faute lorsqu'il n'est fondé que sur de légers indices. Trois cas peuvent se présenter : 1° Quelqu'un est méchant en soi-même, et, en conséquence, conscient de sa propre méchanceté, il attribue facilement le mal aux autres. Comme dit l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 10.3 Vg) : « Dans ses voyages, l'insensé, parce qu'il est lui-même sans sagesse, estime que tous les autres sont insensés. » 2° Quelqu'un est mal disposé envers son prochain ; or, lorsqu'un homme en méprise ou en déteste un autre, qu'il s'irrite contre lui ou qu'il l'envie, de légers signes suffisent pour qu'il le juge coupable ; car chacun croit facilement ce qu'il désire. 3° Le soupçon peut encore provenir d'une longue expérience. Aussi Aristote dit-il que « les vieillards sont soupçonneux à l'excès pour avoir éprouvé nombre de fois les défauts des autres ».

Les deux premières causes de soupçon relèvent manifestement d'une disposition vicieuse. Mais la troisième élimine le soupçon dans la mesure où l'expérience approche de la certitude, laquelle est contraire à la notion de soupçon. En conséquence, il y a un vice dans tout soupçon, et un vice proportionnel au soupçon lui-même. 1° Il y a d'ailleurs trois degrés dans le soupçon : Il Un homme, sur de faibles indices, commence à douter de la bonté d'un autre. C'est là un péché véniel et léger, car « cela tient à la faiblesse humaine, inhérente à cette vie », ainsi que dit la glose sur la parole de S. Paul (1 Corinthiens 4.5) : « Ne jugez de rien avant le temps. » 2° Quelqu'un tient pour certaine la malice d'autrui, d'après de faibles indices. En ce cas, si la matière est grave, il y a péché mortel, parce que cela ne peut aller sans mépris du prochain. La glose ajoute au même endroit : « Bien que nous ne puissions éviter les soupçons, puisque nous sommes des hommes, nous devons cependant nous abstenir des jugements, c'est-à-dire des sentences fermes et définitives. » 3° Un juge se prépare à condamner sur un simple soupçon : cela relève directement de l'injustice, et par conséquent est péché mortel.

Solutions

1. Dans les actes humains, on ne requiert pas la certitude des sciences démonstratives, mais seulement celle qui convient à une telle matière, par exemple la preuve établie par les témoins qualifiés.

2. Du fait même que quelqu'un a mauvaise opinion d'autrui sans cause suffisante, il le méprise injustement ; donc il est injuste envers lui.

3.Comme on l'a vu, la justice et l'injustice concernent. les activités extérieures. Le jugement fondé sur le soupçon relève directement de l'injustice quand il porte sur un acte extérieur ; et il est alors péché mortel, nous venons de le dire. Le jugement intérieur ne relève de la justice que dans sa relation avec le jugement extérieur ; c'est le cas de tout acte intérieur par rapport à l'acte extérieur : la convoitise par rapport à la fornication, la colère par rapport à l'homicide.


4. Le doute doit-il être interprété favorablement ?

Objections

1. Il semble que non, car la majorité des jugements doit être conforme à ce qui arrive dans la majorité des cas ; or, dans la majorité des cas, il arrive que l'on agit mal : car « le nombre des insensés est infini », dit l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 1.15 Vg), et la Genèse (Genèse 8.21) : « Les desseins de l'homme sont portés au mal dès son enfance. » Donc nous devons interpréter le doute dans le sens du mal, plutôt que dans celui du bien.

2. D'après S. Augustin, « celui qui vit dans la justice et la piété est un appréciateur impartial », car il ne penche vers aucun des deux côtés. Or, interpréter en bien ce qui est douteux, c'est incliner dans l'autre sens. Donc il ne faut pas le faire.

3. L'homme doit aimer son prochain comme soi-même. Mais, en ce qui le concerne personnellement, l'homme doit interpréter ses doutes en mauvaise part, conformément à cette parole de Job (Job 9.28) : « L'effroi me saisit en face de tous mes maux. » Donc, il semble bien qu'il faille interpréter en mal tout ce qui, dans le prochain, laisse place au doute.

En sens contraire, sur ce texte de l'épître aux Romains (Romains 14.3) : « Que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange », la Glose écrit : « Les doutes doivent être interprétés en bonne part. »

Réponse

Comme on vient de le dire, celui qui a une mauvaise opinion du prochain sans motif suffisant est injuste et méprisant envers lui. Or, nul ne doit mépriser autrui, ni lui causer aucun dommage, sans motif contraignant. C'est pourquoi, tant que des indices de perversité ne sont pas évidents chez un homme, nous devons le tenir pour vertueux et interpréter en bonne part tout ce qui est douteux.

Solutions

1. Il peut arriver que celui qui interprète toujours en bonne part ce qui est douteux se trompe le plus souvent. Mais il vaut mieux se tromper souvent en ayant bonne opinion d'un homme mauvais, que de faire très rarement erreur en ayant mauvaise opinion d'un homme vertueux ; dans ce dernier cas, on commet une injustice envers le prochain ; mais non pas dans le premier.

2. Ce n'est pas pareil, de juger des choses ou de juger des hommes. Dans le jugement que nous portons sur les choses, on ne considère pas le bien ou le mal chez elles, c'est pourquoi la façon dont nous les jugeons ne peut leur nuire. Ce qui est seulement à considérer, c'est le bien de celui qui juge si son jugement est conforme à la vérité ; et c'est son mal si ce jugement est erroné, car, dit Aristote, « la vérité est le bien de l'esprit, l'erreur est son mal ». Que chacun s'efforce donc de juger des choses comme elles sont.

Mais dans le jugement que nous portons sur les personnes, il faut considérer surtout le bien ou le mal chez celui qui est jugé ; car le jugement porté le rendra honorable s'il est jugé bon ; méprisable s'il est jugé mauvais. C'est pourquoi nous devons nous efforcer de porter sur autrui un jugement favorable, à moins que nous n'ayons un motif évident en sens contraire. Quant à l'homme qui juge, le jugement faux qu'il porte en bonne part ne constitue pas un mal pour son intelligence, pas plus que la connaissance des singuliers contingents n'appartient, de soi, à la perfection de son intelligence ; cela contribue davantage au bien de ses dispositions affectives.

3. Interpréter en bonne ou mauvaise part peut se faire de deux façons : 1° Par hypothèse. Ainsi, quand nous devons employer un remède pour certaines maladies — les nôtres ou celles d'autrui — il est bon que nous apportions un remède efficace contre une maladie supposée plus grave ; parce que le remède efficace contre un mal plus grave, l'est bien davantage contre un mal moindre. 2° Nous interprétons en bien ou en mal en définissant ou en précisant. Et ainsi, dans un jugement sur des choses, on doit s'efforcer de les interpréter chacune comme elle est ; mais en jugeant les personnes, on doit interpréter en bonne part, nous l'avons dit.


5. Le jugement doit-il toujours être porté conformément aux lois écrites ?

Objections

1. Il semble que non, car on doit toujours éviter de rendre un jugement injuste. Or, les lois écrites sont parfois injustes : nous lisons en effet dans Isaïe (Ésaïe 10.1) : « Malheur à ceux qui font des lois injustes et qui écrivent des décrets oppressifs » Donc il ne faut pas toujours juger selon la loi écrite.

2. Le jugement porte sur des cas particuliers. Or, aucune loi écrite ne peut prévoir tous les cas particuliers, comme le Philosophe le démontre. On voit qu'on ne doit pas toujours juger d'après les lois écrites.

3. La loi est écrite pour faire connaître la décision du législateur. Or, il arrive parfois que, si le législateur était présent, il jugerait autrement qu'il n'a décidé dans la loi. Donc il ne faut pas toujours juger selon la loi écrite.

En sens contraire, S. Augustin déclare : « Les hommes peuvent discuter lorsqu'ils instituent des lois temporelles ; mais quand elles ont été instituées et confirmées, il n'est pas permis aux juges de les juger, mais seulement de juger d'après elles. »

Réponse

Comme on l'a dit le jugement est une définition ou détermination de ce qui est juste. Or, ce qui est juste est déterminé, 1° par la nature même de la chose : c'est le droit naturel ; 2° par un contrat consenti entre des personnes, ce qui et du droit positif, nous l'avons établi plus haut. Les lois sont écrites pour assurer l'application de l'un et l'autre droit, mais de façon différente. La loi écrite contient le droit naturel, mais ne le constitue pas ; car le droit naturel ne fonde pas son autorité sur la loi, mais sur la nature. Au contraire, la rédaction écrite de la loi contient et constitue le droit positif et fonde son autorité. C'est pourquoi il est nécessaire que les jugements soient rendus conformément à la loi écrite : autrement, le jugement manquerait soit au droit naturel, soit au droit positif.

Solutions

1. La loi écrite ne donne pas au droit naturel son autorité et par conséquent ne peut ni diminuer, ni supprimer cette autorité, car la volonté de l'homme ne peut pas changer la nature. C'est pourquoi, si la loi écrite contient quelque prescription contraire au droit naturel, elle est injuste et ne peut obliger ; il n'y a de place, en effet, pour le droit positif que là où il est indifférent à l'égard du droit naturel, qu'il soit ainsi ou autrement, comme nous l'avons montré. C'est pourquoi de tels écrits ne peuvent être appelés des lois, mais plutôt des corruptions de la loi, nous l'avons dit précédemment. On ne peut donc pas se régler sur eux pour juger.

2. Les lois injustes en elles-mêmes sont contraires au droit naturel, soit toujours, soit le plus souvent ; de même, les lois bien faites sont, dans certains cas, défectueuses : à les suivre on irait contre le droit naturel ; il ne faut pas alors juger selon l'intention du législateur. Ce qui fait dire au jurisconsultes : « Aucune raison de droit, ni la bienveillance de la justice ne peuvent souffrir que des prescriptions sagement introduites en vue de l'utilité des hommes, tournent à leur préjudice du fait d'une interprétation trop stricte par laquelle on en arrive à la sévérité. » Et d'ailleurs, en telles conjonctures, le législateur lui-même jugerait autrement ; et s'il avait considéré ce cas, il l'aurait précisé dans sa loi.

3. Cette réponse résout aussi la troisième objection.


6. Le jugement est-il vicié par l'usurpation ?

Objections

1. Il semble que non, car la justice est une rectitude dans l'action. Mais rien ne diminue la vérité, dite par n'importe qui, et elle doit être reçue par tous. Donc, de même, rien ne diminue la justice, quel que soit celui qui détermine ce qui est juste, détermination qui constitue le jugement même.

2. Il appartient au jugement de punir le péché. Or, dans l’Écriture, certains hommes sont loués pour avoir puni des péchés, alors qu'ils n'avaient pas autorité sur ceux qu'ils châtiaient : tel Moïse, loué pour avoir tué un Égyptien (Exode 2.11) et Phinéès, fils d'Éléazar, pour avoir fait périr Zimri, fils de Salu (Nombres 25.7) ; « et cet acte lui fut imputé à justice », dit le Psaume (Psaumes 106.31). Donc, l'usurpation des fonctions judiciaires ne relève pas de l'injustice.

3. Le pouvoir spirituel se distingue du pouvoir temporel. Mais quelquefois, les prélats qui ont le pouvoir spirituel interviennent dans des questions qui ne relèvent que de la puissance séculière : donc l'usurpation des fonctions judiciaires n'est pas toujours illicite.

4. Un jugement droit requiert chez le juge, au même titre que l'autorité, la vertu de justice et la science, nous l'avons montré plus haute. Or, il n'est dit nulle part qu'un jugement rendu par un juge à qui manque la vertu de justice ou la science du droit, est, de ce fait même, injuste. Donc, l'usurpation de fonction, par laquelle on manque d'autorité, ne cause pas toujours l'injustice du jugement.

En sens contraire, il est dit dans l'épître aux Romains (Romains 14.4) : « Qui es-tu, toi qui juges le serviteur d'autrui ? »

Réponse

On vient de le voir, un jugement doit être rendu selon la loi écrite. Celui qui porte un jugement interprète donc de quelque façon le texte de la loi, en l'appliquant à une affaire particulière. Or, il appartient à la même autorité d'interpréter la loi et de la fonder ; en conséquence, de même qu'une loi ne peut être fondée que par la puissance publique, un jugement ne peut être rendu que par l'autorité publique, qui a pouvoir sur tous les membres de la société. Or, il serait injuste qu'un homme en contraignît un autre à observer une loi non sanctionnée par l'autorité publique ; de même, il est injuste que quelqu'un impose à un autre de subir un jugement qui n'est pas porté par l'autorité publique.

Solutions

1. L'énoncé de la vérité ne contraint pas à la recevoir : libre à chacun de l'accepter ou de la refuser, comme il le veut. Au contraire, le jugement implique une contrainte ; c'est pourquoi il est injuste d'être jugé par quelqu'un qui ne détient pas l'autorité publique.

2. Moïse paraît bien avoir tué l'Égyptien après avoir reçu l'autorité publique par une inspiration divine ; c'est ce qui ressort de ce que disent les Actes des Apôtres (Actes 7.25) : « Moïse pensait que ses frères comprendraient que Dieu accorderait par sa main la délivrance au peuple d'Israël. » On peut dire encore que Moïse tua l'Égyptien en prenant à bon droit la défense de celui qui avait été victime de violence. S. Ambroise nous dit : « Celui qui ne repousse pas la violence faite à son compagnon est aussi coupable que celui qui la commet », et il donne l'exemple de Moïse. Ou enfin on peut dire avec S. Augustin : « De même qu'une terre est estimée à son prix, avant de porter des fruits utiles, par sa fertilité en herbes inutiles, de même cet acte de Moïse fut mauvais, mais il était le signe d'une grande fécondité. » Il était, en effet, le signe de cette vigueur avec laquelle il devait libérer le peuple. De Phinéès, il faut dire qu'il agit de cette façon parce qu'il était poussé par le zèle de la gloire de Dieu et sous l'inspiration divine ; ou encore, parce que, bien qu'il ne fût pas encore grand prêtre, il était le fils du grand prêtre, et que le jugement lui appartenait comme aux autres juges qui en avaient reçu l'ordre.

3. Le pouvoir séculier est soumis au pouvoir spirituel, comme le corps est soumis à l'âme. C'est pourquoi il n'y a pas usurpation quand le supérieur spirituel intervient dans celles des affaires temporelles ou le pouvoir séculier lui est soumis, ou que ce pouvoir lui abandonne.

4. L'habitus de la science et l'habitus de la justice sont des perfections de l'individu ; c'est pourquoi leur absence ne cause pas une usurpation, comme le défaut de l'autorité publique, laquelle donne au jugement sa force de coercition.


LES PARTIES DE LA JUSTICE

Elles se divisent en trois groupes. I. Les parties subjectives, qui sont les espèces de la justice : distributive et commutative (Q. 61-78). — II. Les parties intégrantes (Q. 79). — III. Les parties potentielles, c'est-à-dire les vertus annexes (Q. 80-120).

Les parties subjectives appellent une double étude : 1) Les parties proprement dites de la justice. 2) Les vices opposés (Q. 63-78).

Et parce que la restitution apparaît comme un acte de la justice commutative, il faut d'abord étudier la distinction entre justice commutative et justice distributive (Q. 61), ensuite la restitution (Q. 62).

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