« Certains penseurs ont dit que toutes les choses qui existent, sont, ont été, ou seront, les unes par le nature, les autres par l’art, les troisièmes par le hasard.
« C’est assez bien pensé.
« Il est donc raisonnable de dire que ces sages ont bien parlé. Mais en marchant sur leurs traces, examinons ce qu’en ont déduit ceux qui appartiennent à leur école.
« J’y consens.
« Il semble, disent-ils, qu’entre toutes les choses, les plus grandes et les plus belles sont dues à la nature et au hasard, et que ce sont les moindres qui procèdent de l’art, lequel, recevant de la nature la création des grandes et premières œuvres, les remanie et les recompose pour en former les plus petits produits, que nous nommons tous, produits des arts.
« Comment dites-vous cela ?
« Je vais m’expliquer avec plus de clarté. Le feu, l’eau, la terre et l’air, sont tous, disent-ils, des effets directs de la nature ou du hasard : rien en eux ne procède de l’art. Les corps qui viennent après ceux-ci, savoir, le soleil, la lune et les astres, procédant de la même cause, étant tous complètement inanimé·, sont mus par le hasard, qui, coïncidant avec la faculté de mouvement dont chacun de ces corps est individuellement doté, et combinant les substances chaudes avec les froides, les sèches avec les humides, les molles avec les dures ; enfin, les contraires avec les contraires, en forme, par une action fortuite, la mixtion qui leur est nécessaire.
« C’est par ces causes que se sont produits, d’une manière uniforme, le ciel entier, tous les animaux et toutes les plantes et les saisons de l’année. Rien en eux, prétendent-ils, n’est le résultat d’une intelligence quelconque, ou l’ouvrage d’un Dieu ; mais ce sont, ce que nous avons dit, des effets dus à la nature et au hasard. Ce n’est que bien plus tard que l’art s’est formé. Venu bien après ceux-ci, mortel comme ceux de qui il tenait l’existence, l’art n’a su créer tardivement que des jouets d’enfants qui n’ont pas proprement une réalité d’existence ; mais ne sont que des simulacres en tout semblables, à ce qui leur a donné l’être : tels que la peinture, la musique et tous ceux qui s’y associent sont capables d’en produire. Si parmi les arts, il en est qui donnent lieu à des méditations sérieuses, ce sont ceux qui, se mettant en communication avec la nature, en tirent, toute leur efficacité. Je veux dire la médecine, l’agriculture, la gymnastique et même la politique, laquelle pourtant, empruntant peu de chose à la nature, existe principalement par l’art. Aussi la législation toute entière étant un produit, non de la nature, mais de l’art, ne repose-t-elle que sur des bases dépourvues de vérité.
« Comment dites-vous ?
« C’est par l’art et non par la nature, disent ces mêmes hommes, qu’on a d’abord affirmé qu’il existait des Dieux, lesquels, n’ayant de réalité que par les lois, sont différents entre eux, suivant les lieux et les peuples qui les reconnaissent, en vertu des lois qui les imposent. Cependant ce qui constitue le mérite des choses est fort différent si l’on consulte la nature ou la loi. La nature n’admet aucune idée de justice ; elle laisse les hommes flotter sur ces notions en les déplaçant sans cesse. Or, tout de ce qui est sujet à variation, qui n’a de stabilité que pendant le temps où la sanction légale le prescrit partiellement, peut bien être le produit de l’art et des lois ; mais ne saurait dépendre en rien de la nature. Telles sont, ô mes amis, les doctrines de certains hommes qui passent pour sages dans l’esprit des jeunes gens et des poètes vulgaires, qui déclarent que rien n’est plus juste que la violence couronnée par le succès : principes d’où découlent les impiétés des hommes dans la fleur de l’âge, qui nient que les Dieux, vers lesquels la loi nous ordonne de diriger nos pensées, soient des Dieux véritables. De là, naissent tous les troubles politiques, occasionnés par ceux qui, nous entraînent vers ce qu’ils nomment la vie conforme à la nature, qui n’est autre, dans la vérité, que de vivre en dominant ses semblables, sans s’asservir à personne, en suivant la loi.
« Quel discours venez-vous de tenir là, ô étranger, et quel fléau venez-vous d’importer pour la jeunesse, tant en public dans le gouvernement qu’en particulier dans la vie domestique ? » :
Après beaucoup, d’autres réflexions, il continue :
« Cependant redites-moi, Clinias, car vous devez vous associer à moi dans tous nos entretiens : celui qui énonce de telles doctrines ne semble-t-il pas insinuer que le feu, l’eau, la terre et l’air doivent être considérés comme les causes premières de l’existence de toutes choses. Ce sont eux qu’ils décorent du nom de nature, en faisant procéder l’âme de ces mêmes principes ; mais postérieurement. On plutôt, ils ne l’insinuent pas, mais le déclarent hautement par leurs discours.
« Incontestablement.
« Mais, par Jupiter, n’aurions-nous pas, à peu près, trouvé la source de la folle doctrine de tous ces prétendus scrutateurs des choses de la nature ? Permettez que nous passions en revue toute cette suite de raisonnements ; car il ne serait pas d’un petit intérêt de démontrer que ceux qui ont les premiers mis la main sur ces propositions impies, qui les ont enseignées aux autres, loin de raisonner pertinemment, ont péché contre toute logique. Du moins il me semble qu’il en est ainsi.
« Vous êtes dans le vrai ; mais essayez de nous le démontrer
« Nous aurons donc à toucher à des questions qui sortent de la marche commune. »
Il ajoute, après quelques phrases :
« Ils me paraissent tous, ô mon cher, ou peu s’en faut, avoir complètement ; méconnu ce qu’est l’âme, quelle est sa puissance, quels sont ses attributs et que, quant à l’origine, elle tient le premier rang, ayant précédé l’existence de tous les corps ; qu’enfin, elle est cause de toutes les transformations et de tous les changements qui s’opèrent dans l’univers. S’il en est ainsi, ne doit-on pas conclure forcément que tout ce qui dépend de l’âme doit primer les attenances du corps, puisqu’elle est plus ancienne que le corps ?
« Cela est indispensable.
« L’opinion, la méditation, l’intelligence, l’art et la loi sont donc antérieurs aux corps durs et mous, pesants et légers. Les œuvres excellentes et primordiales seront donc des effets de l’art, et prendront le pas sur les autres. Tandis que les choses de la nature, et la nature elle-même, dont ils profanent le nom, sont postérieures, et ne sauraient commencer d’être que par l’art et l’intelligence.
« Comment cela ?
« C’est qu’ils veulent, à tort, prétendre que la nature n’est autre chose que l’engendrement des éléments. Car, si on leur démontre que l’âme est la première, et non pas le feu ou l’air, cette âme, comme premier engendrement, devra, à bon droit, être mise bien au-dessus de la nature. Or, cette supposition deviendra une vérité, du moment où l’on démontrera que l’âme est plus ancienne que le Corps. On n’y saurait arriver par une autre marche.
« Rien n’est plus vrai que ce que vous dites.