- Est-elle un péché ?
- Peut-il y en avoir dans la dispensation des biens spirituels ?
- Dans les honneurs que l'on rend ?
- Dans les jugements ?
Objections
1. Il ne semble pas. Le terme de « personne », en effet, exprime une idée de dignité ; or, avoir égard à la dignité des personnes relève de la justice distributive. L'acception des personnes n'est donc pas un péché.
2. Dans les affaires humaines les personnes sont plus importantes que les choses, puisque celles-ci sont ordonnées à celles-là, et non inversement ; mais faire acception des choses n'est pas un péché. Donc encore moins l'acception des personnes.
3. En Dieu il ne peut y avoir ni injustice ni péché. Mais Dieu semble bien faire acception des personnes, puisque parfois, entre deux hommes de même condition, il s'attache l'un par la grâce et laisse l'autre dans le péché, selon cette parole en S. Matthieu (Matthieu 24.40) : « De deux personnes qui seront dans le même lit, l'une sera prise et l'autre pas. » Donc l'acception des personnes n'est pas un péché.
En sens contraire, la loi divine n'interdit que le péché. Or elle interdit l'acception des personnes par ce texte du Deutéronome (Deutéronome 1.17) : « Vous ne ferez pas acception des personnes. » Donc l'acception des personnes est un péché.
Réponse
L'acception des personnes s'oppose à la justice distributive. En effet, l'égalité de la justice distributive consiste en ce qu'on accorde des parts diverses à différentes personnes proportionnellement à leurs mérites. Donc, si l'on considère dans la personne cette qualité propre en vertu de laquelle ce qu'on lui accorde lui est dû, on ne fait pas acception de la personne, mais bien d'une cause réelle. Aussi la Glose, sur ce passage de l'épître aux Éphésiens (Éphésiens 6.9) : « Dieu ne fait pas acception des personnes », dit-elle : « Le juste juge discerne les causes sans égard pour les personnes. » Si par exemple on élève quelqu'un à la maîtrise, parce qu'il a la science suffisante, on prend en considération, non le sujet, mais le motif exigé. Au contraire, lorsqu'on ne considère pas, chez celui à qui l'on accorde un avantage, si la charge qu'on lui confie est en rapport avec son mérite ou lui est due, mais seulement que cet homme est un tel, Pierre ou Martin : il y a acception de personne, parce qu'on ne lui accorde pas ce bien pour un motif qui l'en rendrait digne, mais simplement parce qu'il est telle personne.
Par le terme de « personne » il faut entendre toute qualité du sujet qui ne constitue pas un motif à l'égard d'un don précis dont elle rendrait digne. Ainsi, par exemple, promouvoir quelqu'un à la prélature ou à la maîtrise parce qu'il est riche ou qu'il est notre parent, c'est faire acception de la personne. Il arrive cependant que telle qualité personnelle rende quelqu'un digne d'une chose mais non d'une autre. C'est ainsi que les liens du sang habilitent un parent à être institué héritier d'un patrimoine, mais non à recevoir une prélature ecclésiastique. La même qualité personnelle, si l'on en tient compte dans une affaire donnée, fera donc acception de la personne, mais non dans une autre affaire.
Il est donc clair que l'acception des personnes s'oppose à la justice distributive en ce queue fait agir en dehors de l'égalité de proportion propre à cette justice ; et puisque le péché seul s'oppose à la vertu, il s'ensuit que l'acception des personnes est un péché.
Solutions
1. La justice distributive considère la situation ou les qualités qui rendent telle personne apte à telle dignité ou lui en donnent le droit. Mais les qualités auxquelles on a égard dans l'acception des personnes sont étrangères à ce mérite, nous venons de le dire.
2. Les personnes reçoivent leur part et deviennent dignes de ce qu'on leur répartit à cause de certaines réalités qui ressortissent à leur condition personnelle. On doit donc regarder cette condition de la personne comme la cause propre de l'attribution. Mais si l'on envisage les personnes en elles-mêmes, on considère comme une cause ce qui n'en est pas une. Il est donc évident qu'une personne peut être plus digne absolument parlant, et ne l'est pas vis-à-vis de telle charge ou de, telle faveur.
3. Il y a deux sortes de dons ; les uns relèvent de la justice stricte : on donne à quelqu'un ce qu'on lui doit, et c'est dans de tels dons qu'on peut faire acception des personnes. Les autres dons sont de pure libéralité : on donne gratuitement à quelqu'un ce qui ne lui est pas dû. Tels sont les dons de la grâce par lesquels Dieu attire à lui les pécheurs. A propos de ces largesses on ne saurait parler d'acception des personnes puisque chacun est libre d'accorder ses faveurs autant qu'il veut et à qui il veut, sans commettre d'injustice, d'après ces paroles en S. Matthieu (Matthieu 20.14) « Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux Prends ce qui te revient, et va-t'en. »
Objections
1. Il ne semble pas que ce soit possible. Sans doute conférer une dignité ecclésiastique ou un bénéfice à quelqu'un pour une raison de parenté semble être une acception des personnes, puisque les liens du sang ne sauraient constituer une cause qui rende digne d'un bénéfice ecclésiastique. Mais comme telle est la coutume observée dans l'Église par les prélats, on ne voit pas comment ce pourrait être un péché. Donc le péché d'acception des personnes n'a pas sa place dans la dispensation des biens spirituels.
2. Préférer le riche au pauvre semblerait, d'après S. Jacques (Jacques 2.1), un cas d'acception des personnes. Mais puisque les dispenses des empêchements de mariage pour degré prohibé de parenté sont plus facilement accordées aux riches et aux puissants, c'est donc que dans la dispensation des biens spirituels il n'y a pas lieu de faire acception des personnes.
3. Selon les prescriptions du droit, il suffit d'élire à une charge quelqu'un qui en soit digne, et il n'est pas requis d'élire le plus digne. Mais choisir le moins bon pour une charge plus élevée semble bien faire acception des personnes. Donc l'acception des personnes dans la dispensation des biens spirituels n'est pas un péché.
4. Selon les statuts ecclésiastiques, l'élu doit « appartenir à l'église » qu'il s'agit de pourvoir. Mais cela semble faire acception de personnes, car on pourrait trouver ailleurs des candidats plus capables. Donc, dans la dispensation des biens spirituels, l'acception des personnes n'est pas un péché.
En sens contraire, il est écrit dans l'épître de S. Jacques (Jacques 2.1) : « Ne mêlez pas à des acceptions de personnes la foi en notre Seigneur Jésus Christ. » Sur quoi S. Augustin glose : « Qui tolérerait qu'on élève un riche à un siège d'honneur dans l'église, au mépris d'un pauvre plus instruit et plus saint ? »
Réponse
Comme nous venons de le dire à l'article précédent, c'est parce qu'elle s'oppose à la justice que l'acception des personnes est un péché. Or le péché est d'autant plus grave que la transgression de la justice se réalise dans une matière plus importante. Aussi, puisque les choses spirituelles priment sur les temporelles, ce sera un péché plus grave de faire acception des personnes dans la dispensation des biens spirituels que dans celle des biens temporels.
Et parce qu'il y a acception des personnes lorsque l'on attribue à quelqu'un ce dont il n'est pas digne, on peut observer que la dignité d'une personne peut être appréciée de deux manières : 1° Absolument et en soi ; ainsi celui-là est le plus digne, chez qui les dons de la grâce sont plus abondants. 2° Par rapport au bien commun ; en effet, il arrive parfois que le moins élevé en sainteté et en science soit plus utile au bien commun en raison de sa puissance ou de son habileté profane, ou pour quelque autre qualité de cet ordre. Et parce que la dispensation des biens spirituels est ordonnée avant tout à l'utilité commune, selon qu'il est écrit (1 Corinthiens 12.7) : « La manifestation de l'Esprit est accordée à chacun pour le bien de tous », il peut arriver que dans la dispensation de tels biens, ceux qui sont moins parfaits absolument soient préférés aux meilleurs sans qu'il y ait acception des personnes. C'est ainsi que Dieu accorde parfois à des hommes moins bons que d'autres des grâces gratuitement donnée.
Solutions
1. Lorsqu'il s'agit des parents d'un prélat, il faut distinguer. Parfois ce sont les moins dignes, et absolument et par rapport au bien commun. Si alors on les préfère à des candidats plus dignes, on commet vraiment un péché d'acception des personnes dans la dispensation des biens spirituels ; car le prélat ecclésiastique n'est pas maître de ces biens de telle sorte qu'il puisse en faire des largesses à son gré ; il n'en est que le dispensateur, selon la parole de l'Apôtre (1 Corinthiens 4.1) : « Que l'on nous regarde comme des serviteurs du Christ et des dispensateurs des mystères de Dieu. » Mais parfois les parents d'un prélat sont aussi dignes que d'autres, et alors on peut légitimement les préférer sans se rendre coupable d'acception des personnes, parce qu'ils offrent au moins cet avantage que le prélat pourra avoir plus de confiance en eux et qu'ils administrant d'un commun accord avec lui les affaires de l'Église. Il faudrait cependant renoncer à tel choix par crainte du scandale, si d'autres prélats s'autorisaient de cet exemple pour confier les biens d'Église à leurs proches sans tenir compte de leurs capacités.
2. Les dispenses de mariage sont accordées principalement pour garantir l'union dans la paix, et cela importe davantage au bien commun lorsque des personnes haut placées sont en cause. C'est pourquoi, si on leur accorde plus facilement la dispense, on ne commet pas d'acception des personnes.
3. Pour qu'une élection soit inattaquable devant la justice, il suffit que le candidat élu soit bon ; il n'est pas nécessaire qu'il soit le meilleur, autrement toutes les élections pourraient être contestées. Mais en conscience on est tenu d'élire le meilleur, qu'il soit tel absolument parlant ou par rapport aux services qu'il peut rendre au bien commun. S'il existe en effet un sujet plus apte à une dignité, et qu'on lui en préfère un autre, il faut avoir pour cela un motif Si ce motif se rapporte à la nature même de la charge, celui qui a été élu est bien le plus digne ; mais si ce motif est sans rapport avec l'affaire, il y aura certainement acception des personnes.
4. Si le candidat d'une Église doit être pris dans son sein, c'est qu'ordinairement, il en servira mieux le bien commun, puisqu'il aimera d'avantage cette Église qui est sa mère. Aussi le Deutéronome (Deutéronome 17.15) prescrit-il : « Tu ne pourras pas te donner pour roi un étranger qui ne serait pas ton frère. »
Objections
1. Il semble qu'en montrant de la considération et du respect on ne commette pas le péché d'acception des personnes. En effet, la considération n'est rien d'autre que du respect manifesté à quelqu'un en témoignage de sa vertu ; ainsi la définit Aristote. Or, on doit honorer les supérieurs même si la vertu leur fait défaut ; de même nos parents, au sujet desquels l'Exode prescrit (Exode 20.12) : « Honore ton père et ta mère » ; ainsi encore les esclaves doivent-ils honorer leurs maîtres, même s'ils sont mauvais, selon cette recommandation de S. Paul (1 Timothée 6.1) : « Que tous ceux qui sont sous le joug comme esclaves, estiment leurs maîtres dignes de tout honneur. » C'est donc que l'acception des personnes ne constitue pas un péché dans les marques d'honneur que l'on donne à autrui.
2. Le Lévitique (Lévitique 19.32) prescrit : « Tu te lèveras devant une tête blanche, et tu honoreras la personne du vieillard. » Mais cela semble ressortir à l'acception des personnes, puisque l'on rencontre des vieillards qui ne sont pas vertueux comme dit Daniel (Daniel 13.5) : « À Babylone, l'iniquité est partie des plus anciens du peuple. » Donc il n'y a pas de péché à faire acception des personnes en leur rendant honneur.
3. Sur le mot de S. Jacques (Jacques 2.1) : « Ne faites pas acception des personnes... », S. Augustin remarque : « S'il faut entendre des réunions quotidiennes ce que Jacques ajoute : ‘Si un homme portant au doigt un anneau d'or et revêtu d'un habit magnifique entre dans votre assemblée, etc.’ qui ne pécherait sur ce point s'il y a matière à pécher ? » Mais c'est faire acception des personnes que d'honorer les riches pour leurs richesses. S. Grégoire dit en effet : « Nous abaissons notre orgueil lorsque, dans les hommes, nous honorons, non leur nature faite à l'image de Dieu, mais leurs richesses » ; et puisque les richesses ne sont pas un motif légitime d'honneur, en tenir compte c'est faire acception des personnes. Donc faire acception des personnes en les honorant n'est pas un péché.
En sens contraire, la Glose affirme sur le texte de S. Jacques (Jacques 2.1) : « Quiconque honore le riche pour ses richesses commet un péché. » Il en est de même toutes les fois que l'on honore quelqu'un pour des motifs qui ne légitiment pas ces témoignages de respect ; ce qui est le fait de l'acception des personnes. Donc faire acception des personnes par des témoignages d'honneur est un péché.
Réponse
L'honneur est dans un témoignage rendu à la vertu d'autrui, c'est pourquoi il n'y a que la vertu qui soit la cause légitime de cet honneur. Toutefois un homme pourra être légitimement honoré, non seulement pour sa propre vertu, mais pour la vertu d'autrui. C'est ainsi qu'on honore les princes et les prélats même s'ils sont mauvais, parce qu'ils tiennent la place de Dieu et de la société dont ils ont la charge. « Celui qui rend honneur à l'insensé, dit le livre des Proverbes (Proverbes 26.8 Vg), est comme celui qui apporte une pierre au monceau amassé en l'honneur de Mercure. » Parce que les païens attribuaient le calcul à Mercure, on appelle « monceau de Mercure » une somme de calculs où le marchand met parfois un petit caillou tenant la place de cent marcs. De même on honore l'insensé qui tient la place de Dieu et de toute la communauté. Pour la même raison, on doit honorer ses parents et ses maîtres parce qu'ils participent de la dignité de Dieu, Père et Seigneur de tout. Les vieillards aussi doivent être honorés pour la vertu que symbolise la vieillesse, encore que ce signe puisse parfois tromper ; ce qui fait dire au Sage (Sagesse 4.8) : « Une vieillesse honorable n'est pas celle que donne une longue vie ; elle ne se mesure pas au nombre des années. Mais la prudence tient lieu pour l'homme de cheveux blancs ; et l'âge de la vieillesse, c'est une vie sans tache. » Enfin, c'est parce qu'ils occupent une place prépondérante dans la communauté que les riches sont honorés, et non uniquement en raison de leurs richesses, ce qui serait commettre le péché d'acception des personnes.
Solution
Ainsi se trouvent résolues les Objections.
Objections
1. Il semble que non. Nous avons dit en effet que l'acception des personnes s'oppose à la justice distributive. Les jugements, au contraire, relèvent surtout de la justice commutative ; donc l'acception des personnes n'a pas sa place dans les jugements.
2. Les peines sont infligées d'après un jugement. Mais on y fait acception de personnes, sans qu'il y ait péché, parce qu'on punira plus sévèrement celui qui outrage le prince que celui qui offense une personne privée. Donc l'acception des personnes n'a pas sa place dans les jugements.
3. Le Siracide (Ecclésiastique 4.10 Vg), demande que « dans les jugements, on soit miséricordieux pour l'orphelin ». Mais c'est là faire acception de la personne du pauvre. Donc l'acception des personnes dans les jugements n'est pas un péché.
En sens contraire, il est écrit au livre des Proverbes (Proverbes 18.5 Vg) : « Ce n'est pas bien de fair, acception de personne dans un jugement. »
Réponse
Le jugement, avons-nous dit, est un acte de justice, en ce que le juge ramène à l'égalité requise par la justice ce qui peut constituer une inégalité contraire. Or, l'acception des personnes entraîne une certaine inégalité, du fait qu’elle attribue à telle personne plus que sa part, en laquelle consiste l'égalité de la justice. Il est donc évident qu'un tel jugement est vicié par l'acception des personnes.
Solutions
1. Le jugement peut être envisagé sous un double aspect. 1° Quant à sa matière, c'est-à-dire la chose jugée. Alors il se rapporte aussi bien à la justice commutative qu'à la justice distributive. On peut en effet déterminer par un jugement aussi bien la manière de distribuer à plusieurs ce qui est à tous, que le mode de restitution de telle personne à telle autre. 2° Quant à la forme même du jugement, à savoir lorsque le juge, même dans le domaine propre de la justice commutative, ôte à l'un ce qu'il donne à l'autre ; et cela relève de la justice distributive. Ce qui montre qu'en tout jugement on peut faire acception des personnes.
2. Punir plus sévèrement une injure faite à un personnage plus haut placé n'est pas faire acception des personnes, car les dignités différentes des personnes entraînent dans ce cas une différence objective, comme on l'a vu plus haut.
3. On doit aider le pauvre autant que faire se peut, mais sans léser la justice. Autrement on ne tient pas compte de cette parole de l'Exode (Exode 23.3) : « Tu ne favoriseras pas même le pauvre en rendant ton jugement. »
Il faut maintenant étudier les vices opposés à la justice commutative. Nous traiterons d'abord des péchés qui se commettent dans les échanges involontaires, puis de ceux qui se commettent dans les échanges volontaires (Q. 77-78).
Les premiers se commettent du fait que l'on porte préjudice au prochain contre sa volonté, ce qui peut se faire de deux façons : par action et en parole (Q. 67-76).
Par action lorsque le prochain est atteint dans sa propre personne (Q. 64), ou dans une personne qui lui est unie (Q. 65, a. 4), ou dans ses biens (Q. 66).
Nous allons les étudier dans cet ordre. Et en premier lieu l'homicide, par quoi on fait au prochain le plus grand tort qui soit.