- Est-ce un péché de mettre à mort les animaux ou même les plantes ?
- Est-il permis de tuer le pécheur ?
- Est-ce permis à un particulier, ou seulement à l'autorité publique ?
- Et à un clerc ?
- Est-il permis de se tuer ?
- Est-il permis de tuer un homme juste ?
- Est-il permis de tuer un homme pour se défendre ?
- L'homicide accidentel est-il péché mortel ?
Objections
1. Il semble qu'il soit illicite de tuer n'importe quel être vivant. En effet, S. Paul écrivait aux Romains (Romains 13.2) : « Celui qui résiste à l'ordre voulu de Dieu, attire sur lui-même la condamnation. » Or c'est l'ordre providentiel qui conserve tous les êtres en vie, selon ce mot du Psaume (Psaumes 147.8) : « Dieu fait croître l'herbe sur les montagnes et donne au bétail leur nourriture. » Donner la mort à un être doué de vie est donc illicite.
2. L'homicide est un péché parce qu'il prive un homme de la vie. La vie est commune à tous les animaux et à toutes les plantes. Il semble donc que pour la même raison ce soit un péché de tuer des animaux et des plantes.
3. La loi divine ne fixe de peine déterminée que pour le péché. Or elle établit une peine déterminée pour celui qui tue le bœuf ou la brebis d'autrui, comme le montre l'Exode (Exode 22.1). Donc le meurtre des animaux est un péché.
En sens contraire, S. Augustin déclare « Quand nous entendons le précepte ‘Tu ne tueras pas’, nous ne croyons pas que cela concerne les arbres fruitiers, qui n'ont aucun sentiment, ni les animaux, qui n'ont pas la raison en commun avec nous. C'est donc de l'homme qu'il faut entendre cette parole : ‘Tu ne tueras pas.’ »
Réponse
On ne pèche pas en utilisant une chose en vue de la fin pour laquelle elle existe. Or, dans la hiérarchie des êtres, ceux qui sont imparfaits sont créés pour les parfaits ; comme aussi dans la génération d'un seul être, la nature va de l'imparfait au parfait. De même donc que dans la génération de l'homme ce qui existe d'abord c'est ce qui a vie, puis un animal et en dernier lieu l'homme ; ainsi les êtres qui n'ont que la vie, comme les végétaux, existent tous ensemble pour tous les animaux, et les animaux eux-mêmes existent pour l'homme. Voilà pourquoi, si l'homme se sert des plantes pour l'usage des animaux, et des animaux pour son propre usage, ce n'est pas illicite, comme le montre déjà Aristote.
Parmi tous les usages possibles, le plus nécessaire est que les plantes servent de nourriture aux animaux, et les animaux à l'homme, ce qui comporte inévitablement leur mise à mort. Voilà pourquoi il est permis de tuer des plantes pour l'usage des animaux et des animaux pour l'usage de l'homme, en vertu de l'ordre divin. Car on lit dans la Genèse (Genèse 1.29) : « Voici que je vous donne toutes les herbes et tous les arbres ; ce sera votre nourriture, et tous les animaux... » ; et encore (Genèse 9.3) : « Tout ce qui se meut et tout ce qui vit vous servira de nourritures. »
Solutions
1. Si l'ordre divin conserve la vie des animaux et des plantes, ce n'est pas pour elle-même, mais pour l'homme. Aussi S. Augustin peut-il écrire : « Par la disposition très juste du Créateur, la vie et la mort de ces êtres sont à notre service. »
2. Les bêtes et les plantes ne possèdent pas cette vie rationnelle qui leur permettrait de se conduire par eux-mêmes ; ils sont toujours menés par l'instinct naturel comme par une force étrangère. C'est là le signe qu'ils sont par nature esclaves, et destinés à l'usage d'autres êtres.
3. Celui qui tue le bœuf de son prochain pèche, non parce qu'il tue un bœuf, mais parce qu'il porte préjudice à autrui dans ses biens. Ce n'est donc pas un péché de meurtre, mais de vol ou de rapine.
Objections
1. Il semble que non, car notre Seigneur interdit d'arracher l'ivraie qui, dans la parabole, représente les « fils du Mauvais » (Matthieu 13.38). Or tout ce que Dieu interdit est péché.
2. La justice des hommes se modèle sur la justice de Dieu ; or celle-ci ménage les pécheurs pour qu'ils fassent pénitence — « je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive » (Ézéchiel 18.23). Il est donc absolument injuste de tuer les pécheurs.
3. Il n'est jamais permis de faire pour une bonne fin ce qui est mauvais en soi ; on le voit chez S. Augustin et chez Aristote. Or tuer un homme est une chose mauvaise en soi, puisque opposée à la charité que nous devons avoir pour tous les hommes ; et comme le remarque le Philosophe : « Nous voulons à nos amis l'existence et la vie. » Il n'est donc aucunement permis de tuer un pécheur.
En sens contraire, il est écrit dans l'Exode (Exode 22.18) : « Tu ne laisseras pas vivre les magiciens », et dans le Psaume (Psaumes 101.8) : « Chaque matin, j'exterminerai tous les pécheurs du pays. »
Réponse
Nous venons de le dire : il est permis de tuer des animaux parce qu'ils sont ordonnés par la nature à l'usage de l'homme, comme ce qui est moins parfait est ordonné au parfait. Or cette subordination existe entre la partie et le tout, et donc toute partie, par nature, existe en vue du tout. Voilà pourquoi, s'il est utile à la santé du corps humain tout entier de couper un membre parce qu'il est infecté et corromprait les autres, une telle amputation est louable et salutaire.
Mais tout individu est avec la société dont il est membre dans le même rapport qu'une partie avec le tout. Si donc quelque individu devient un péril pour la société et que son péché risque de la détruire, il est louable et salutaire de le mettre à mort pour préserver le bien commun ; car « un peu de ferment corrompt toute la pâte » (1 Corinthiens 5.6).
Solutions
1. Le Seigneur, en défendant d'arracher l'ivraie, avait en vue la conservation du blé, c'est-à-dire des bons. Ceci s'applique lorsqu'on ne peut faire périr les méchants sans tuer en même temps les bons ; soit parce qu'on ne peut les discerner les uns des autres, soit parce que les méchants ayant de nombreux partisans, leur mise à mort serait dangereuse pour les bons. Aussi le Seigneur préfère-t-il laisser vivre les méchants et réserver la vengeance jusqu'au jugement dernier, plutôt que de s'exposer à faire périr les bons en même temps.
Toutefois, si la mise à mort des méchants n'entraîne aucun danger pour les bons, mais assure au contraire leur protection et leur salut, il est licite de mettre à mort les méchants.
2. Selon l'ordre de sa sagesse, Dieu tantôt supprime immédiatement les pécheurs afin de délivrer les bons ; tantôt leur accorde le temps de se repentir, ce qu'il prévoit également pour le bien de ses élus. La justice humaine fait de même, selon son pouvoir. Elle met à mort ceux qui sont dangereux pour les autres, mais elle épargne, dans l'espoir de leur repentance, ceux qui pèchent gravement sans nuire aux autres.
3. Par le péché l'homme s'écarte de l'ordre prescrit par la raison ; c'est pourquoi il déchoit de la dignité humaine qui consiste à naître libre et à exister pour soi ; il tombe ainsi dans la servitude qui est celle des bêtes, de telle sorte que l'on peut disposer de lui selon qu'il est utile aux autres, selon le Psaume (Psaumes 49.21) : « L'homme, dans son orgueil ne l'a pas compris ; il est descendu au rang des bêtes ; il leur est devenu semblable », et ailleurs (Proverbes 11.29) : « L'insensé sera l'esclave du sage. » Voilà pourquoi, s'il est mauvais en soi de tuer un homme qui garde sa dignité, ce peut être un bien que de mettre à mort un pécheur, absolument comme on abat une bête ; on peut même dire avec Aristote qu'un homme mauvais est pire qu'une bête et plus nuisible.
Objections
1. Il semble qu'il soit permis à un particulier de tuer un pécheur. En effet, la loi divine ne saurait prescrire rien de mal. Or Moïse a prescrit (Exode 32.27) : « Que chacun tue son frère, chacun son ami, chacun son parent », pour avoir commis le crime d'adorer le veau d'or. Donc, même des personnes privées peuvent licitement tuer un pécheur.
2. Puisque, on vient de le voir, le péché rend l'homme comparable aux bêtes, et que tout homme peut tuer une bête sauvage, surtout nuisible, il est permis, au même titre, de tuer un pécheur.
3. Tout homme, même un individu privé, agit louablement en servant le bien commun. Or la mise à mort des malfaiteurs est utile au bien commun, on vient de le voir.
En sens contraire, S. Augustin parle ainsi « Celui qui sans mandat officiel tuera un malfaiteur sera homicide, et d'autant plus qu'il n'a pas craint de s'arroger un droit que Dieu ne lui avait pas donné. »
Réponse
Nous venons de dire que la mise à mort d'un malfaiteur est permise en tant qu'elle est ordonnée à la sauvegarde de la société. C'est pourquoi elle appartient à celui-là seul qui pourvoit au bien commun de la société, de même que l'ablation d'un membre corrompu revient au médecin auquel on a confié la santé du corps tout entier. Or le soin du bien commun est confié aux princes qui détiennent l'autorité publique. C'est donc à eux seuls et non aux particuliers qu'il revient de mettre à mort les malfaiteurs.
Solutions
1. Denys remarque que le véritable responsable d'une action est l'autorité qui l'ordonne ; aussi, comme S. Augustin l'écrit : « Celui qui tue, ce n'est pas celui qui doit son service à celui qui commande, comme le glaive à celui qui s'en sert. » C'est ainsi qu'il faut juger le cas de ceux qui tuèrent leurs parents et leurs amis sur l'ordre de Dieu ; le véritable auteur de ces meurtres était l'autorité qui le leur avait ordonné ; il en est de même du soldat qui tue un ennemi sur l'ordre du prince, et du bourreau qui exécute un bandit d'après la sentence du juge.
2. Il y a une différence de nature entre la bête et l'homme. Aussi n'y a-t-il pas besoin d'un jugement pour tuer la bête, si elle est sauvage. Mais si c'est une bête domestique, un jugement sera requis, non pour elle, mais pour le dommage subi par son maître. Mais l'homme pécheur n'est pas d'une autre nature que les justes. C'est pourquoi il faudra un jugement public pour décider s'il doit être mis à mort pour le salut de la société.
3. Faire quelque chose pour l'utilité commune sans nuire à personne est permis à toute personne privée. Mais si cela doit nuire à autrui, cela ne peut se faire qu'au jugement de celui qui peut apprécier ce que l'on peut enlever aux parties pour le salut de tous.
Objections
1. Il semble qu'il soit permis aux clercs de tuer les malfaiteurs. C'est surtout aux clercs, en effet, d'accomplir cet ordre de l'Apôtre (1 Corinthiens 4.16) : « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ. » Ce qui nous engage à imiter Dieu et ses saints. Or le Dieu que nous adorons tue les malfaiteurs, d'après le Psaume (Psaumes 136.10) : « Il frappa les Égyptiens dans leurs premiers-nés. » En outre, Moïse fit exterminer par les lévites vingt-trois mille hommes qui avaient adoré le veau d'or (Exode 32.2). Phinéès, prêtre, tua l'Israélite qui s'était uni à une Madianite (Nombres 25.6). Samuel fit mourir Agag roi d'Amalec (1 Samuel 15.33). Élie fit périr les prêtres de Baal (1 Rois 18.40). Matthatias mit à mort l'apostat qui s'apprêtait à sacrifier (1 Maccabées 2.24). Dans le Nouveau Testament, S. Pierre punit de mort Ananie et Saphire (Actes 5.3). On voit donc que même les clercs sont autorisés à tuer les pécheurs.
2. La puissance spirituelle est plus grande que la puissance temporelle et plus proche de Dieu. Si donc S. Paul accorde au pouvoir séculier le droit de mettre à mort les pécheurs, comme exerçant le rôle de « ministre de Dieu » (Romains 13.4), à plus forte raison les clercs auront-ils ce droit, eux qui sont ministres de Dieu dans l'exercice d'un pouvoir spirituel.
3. Quiconque reçoit licitement une charge peut licitement exercer toutes les fonctions qui s'y rattachent. Or, l'une des fonctions du prince temporel, avons-nous dit dans l'article précédent, est de supprimer les malfaiteurs ; donc les clercs, qui sont princes sur la terre, peuvent licitement tuer les malfaiteurs.
En sens contraire, S. Paul exige que « l'évêque soit irréprochable... qu'il ne soit pas adonné au vin, ne frappant personne » (1 Timothée 3.2).
Réponse
Il n'est pas permis aux clercs de tuer, pour une double raison. 1° Ils sont choisis pour le service de l'autel où est rendue présente la passion du Christ mis à mort, et qui, comme le dit S. Pierre (1 Pierre 2.23), « frappé, ne frappait pas à son tour ». Il ne convient donc pas aux clercs de frapper ou de tuer puisque les serviteurs doivent imiter leur Maître, selon la parole de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 10.2) : « Tel le chef du peuple, tel ses ministres. » 2° De plus, les clercs sont les ministres de la loi nouvelle, qui ne comporte aucune peine de mort ou de mutilation corporelle. C'est pourquoi, afin d'être « des ministres authentiques de la nouvelle Alliance » (2 Corinthiens 3.6), ils doivent s'abstenir de tels châtiments.
Solutions
1. Dieu accomplit de façon universelle en tous les êtres ce qui est bon, mais il l'accomplit en chaque être conformément à la nature de celui-ci. Ainsi chacun doit-il imiter Dieu conformément à sa condition propre. Donc, bien que Dieu puisse tuer physiquement les malfaiteurs, il ne faut pas que tous les hommes l'imitent en cela. Ce n'est pas de son autorité et de sa propre main que S. Pierre punit de mort Ananie et Saphire, il a plutôt promulgué la sentence divine à leur égard. Quant aux prêtres et aux lévites de l'Ancien Testament, ils étaient les ministres de la loi ancienne qui prescrivait des châtiments corporels, et c'est pourquoi ils pouvaient tuer un malfaiteur de leur propre main.
2. Le ministère des clercs est ordonné à une fin plus haute que celle des exécutions corporelles ; ils ont pour but le salut spirituel ; il ne leur convient donc pas d'employer des sanctions d'un ordre inférieur.
3. Les supérieurs ecclésiastiques sont investis d'un pouvoir temporel, non pour exercer eux-mêmes une sentence capitale, mais pour faire exercer par d'autres leur autorité.
Objections
1. Il semble que le suicide soit permis. L'homicide, en effet, n'est défendu que comme péché contre la justice. Mais il est impossible de pécher par injustice envers soi-même, ainsi que le prouve Aristote. Donc nul ne pèche en se tuant.
2. Il est permis à celui qui détient l'autorité publique de tuer les malfaiteurs. Mais parfois il est lui-même un malfaiteur. Il est donc permis de se tuer.
3. Il est permis de s'exposer spontanément à un péril moindre pour en éviter un plus grand, de même qu'il est permis, pour sauver tout son corps, de se couper un membre gangrené. Or il peut arriver qu'en se donnant la mort on évite un plus grand mal, comme serait une vie misérable ou la honte d'un péché. Il est donc permis parfois de se tuer.
4. Samson s'est suicidé (Juges 16.30). Pourtant il est compté, d'après l'épître aux Hébreux (Hébreux 11.32), parmi les saints.
5. Le deuxième livre des Maccabées (2 Maccabées 14.41) rapporte l'exemple de Razis qui se donna la mort, « aimant mieux périr noblement que de tomber entre des mains criminelles et de subir des outrages indignes de sa noblesse ». Mais rien de noble et de courageux n'est illicite. Donc se tuer n'est pas illicite.
En sens contraire, S. Augustin écrit « C'est de l'homme que doit s'entendre le précepte : ‘Tu ne tueras point.’ Ni ton prochain par conséquent, ni toi-même ; car c'est tuer un homme que se tuer soi-même. »
Réponse
Il est absolument interdit de se tuer. Et cela pour trois raisons :
1° Tout être s'aime naturellement soi-même ; de là vient qu'il s'efforce, selon cet amour inné, de se conserver dans l'existence et de résister autant qu'il le peut à ce qui pourrait le détruire. C'est pourquoi le suicide va contre cette tendance de la nature et contre la charité dont chacun doit s'aimer soi-même.
2° La partie, en tant que telle, est quelque chose du tout. Or chaque homme est dans la société comme une partie dans un tout ; ce qu'il est appartient donc à la société. Par le suicide l'homme se rend donc coupable d'injustice envers la société à laquelle il appartient, comme le montre Aristote.
3° Enfin la vie est un don de Dieu accordé l'homme, et qui demeure toujours soumis a pouvoir de celui qui « fait mourir et qui fait vivre » Aussi quiconque se prive soi-même de la vie pèche contre Dieu, comme celui qui tue l'esclave d'autre pèche contre le maître de cet esclave, ou comme pèche encore celui qui s'arroge le droit de juger une cause qui ne lui est pas confiée. Décider de la mort ou de la vie n'appartient qu'à Dieu seul, selon le Deutéronome (Deutéronome 32.39) : « C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre. »
Solutions
1. L'homicide est un péché non seulement parce qu'il s'oppose à la justice, mais parce qu'il est contraire à la charité que chacun doit avoir envers soi-même. De ce point de vue le suicide est un péché par rapport à soi-même.
Mais il a encore raison de péché comme opposé à la justice par rapport à la société et à Dieu.
2. Celui qui détient l'autorité publique peut licitement faire périr un malfaiteur puisqu'il a le droit de le juger. Mais nul n'est juge de soi-même. Par conséquent, il n'est pas permis à celui qui détient l'autorité publique de se tuer pour n'importe quel péché. Il peut cependant se livrer au jugement d'autres autorités.
3. Par le libre arbitre, l'homme est constitué maître de soi-même. C'est pourquoi il peut disposer de soi-même dans tout le domaine de la vie soumis à son libre arbitre ; mais le passage de cette vie à une autre plus heureuse relève du pouvoir divin, non du libre arbitre de l'homme. Il n'est donc pas permis à l'homme de se tuer pour passer à une vie meilleure.
Le suicide n'est pas non plus permis pour échapper aux misères de la vie présente ; puisque, comme Aristote l'a montré : « Le dernier des maux de cette vie, et de beaucoup le plus redoutable, c'est la mort. » Se donner la mort pour fuir les misères de l'existence présente est donc recourir à un plus grand mal pour en éviter un moindre.
Il n'est pas d'avantage permis de se tuer à cause d'un péché qu'on a commis. Soit parce que l'on se cause le plus grand préjudice en se privant du temps nécessaire pour faire pénitence. Soit encore parce que la mise à mort d'un malfaiteur n'est licite qu'après un jugement prononcé par la puissance publique.
Il n'est pas non plus permis à une femme de se tuer pour éviter d'être souillée. Parce qu'elle ne peut pas commettre sur elle-même le pire crime, le suicide, pour empêcher autrui de commettre un crime moindre. En effet, il n'y a pas de crime chez une femme à qui l'on fait violence, si elle refuse son consentement ; comme disait sainte Lucie : « Le corps n'est souillé que si l'âme y consent. » Or il est évident que le péché de fornication ou d'adultère est moindre que l'homicide et surtout que le suicide ; ce dernier crime est le pire, puisque d'une part, on se nuit à soi-même, alors qu'on se doit le plus grand amour ; et que, d'autre part, il est le plus dangereux, puisqu'on n'a plus le temps de l'expier par la pénitence.
Enfin, il est encore interdit de se tuer dans la crainte de consentir au péché. Car « on ne doit pas faire le mal pour qu'il arrive du bien » ou pour éviter d'autres maux, surtout moindres et moins certains. Or, il n'est pas sûr que l'on consentira plus tard au péché. Car Dieu est assez puissant pour préserver l'homme du péché, quelles que soient les tentations qui l'assaillent.
4. D'après S. Augustin : « Samson, qui s'est enseveli avec ses ennemis sous les ruines de leur temple, n'est exempt de péché que parce qu'il obéissait ainsi à l'ordre secret du Saint-Esprit qui, par lui, faisait des miracles. » Et il attribue le même motifs aux saintes femmes qui se donnèrent la mort en temps de persécution, et dont l'Église célèbre la mémoire.
5. C'est un acte de la vertu de force de ne pas craindre de subir la mort pour le bien de la vertu et pour fuir le péché. Mais si quelqu'un se tue pour éviter un châtiment, ce n'est là qu'une apparence de force ; certains se sont tués en croyant agir avec courage, c'est le cas de Razis ; mais ce n'est pas là une vertu de force authentique. C'est bien plutôt le fait d'une âme faible, incapable de supporter la souffrance. Aristote et S. Augustin l'ont montré tous deux.
Objections
1. Il semble qu'en certains cas il soit permis de tuer un homme innocent. Car la crainte de Dieu ne se manifeste pas par le péché, mais plutôt « la crainte de Dieu détourne du péché », dit l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 1.27 Vg). Or Abraham est loué d'avoir craint Dieu parce qu'il voulut tuer son fils innocent. On peut donc tuer un innocent sans que ce soit un péché.
2. La gravité des péchés envers le prochain est d'autant plus grave qu'on lui inflige un plus grand préjudice par ce péché. Or le meurtre nuit davantage au pécheur qu'à l'innocent, puisque pour celui-ci la mort n'est que le passage des misères de cette vie à la gloire céleste. Donc puisqu'en certains cas il est permis de tuer un pécheur, à plus forte raison est-il permis de tuer un innocent ou un juste.
3. Lorsqu'on observe l'ordre de la justice, on ne commet pas de péché. Mais parfois on est contraint, selon l'ordre de la justice, de tuer un innocent ; ainsi lorsque le juge qui doit juger conformément aux dépositions des témoins, condamne à mort un inculpé qu'il sait innocent, mais qui est accablé par de faux témoins ; de même le bourreau qui, sur l'ordre du juge, exécuterait un homme injustement condamné. On peut donc parfois tuer un innocent sans commettre de péché.
En sens contraire, il est écrit dans l'Exode (Exode 23.7) : « Tu ne feras pas mourir l'innocent et le juste. »
Réponse
On peut envisager un homme sous un double aspect : en lui-même ou par rapport aux autres. À considérer l'homme en lui-même, il n'est jamais permis de le tuer, parce que dans tout homme, fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l'œuvre de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce n'est, on l'a déjà vu, que pour préserver le bien commun que détruit le péché. Mais la vie des justes au contraire conserve et accroît le bien commun, car ils sont la partie la plus influente de la société. C'est pourquoi il n'est aucunement permis de tuer un innocent.
Solutions
1. Dieu est le maître de la vie et de la mort ; car c'est par son ordre que meurent et les pécheurs et les justes. C'est pourquoi celui qui, par l'ordre de Dieu, met à mort un innocent, ne pèche pas plus que Dieu, dont il est l'exécutant ; et il montre qu'il craint Dieu, en obéissant à son ordre.
2. Pour apprécier la gravité d'un péché, il faut considérer l'essentiel plus que l'accidentel. Ainsi, celui qui tue un juste pèche plus gravement que celui qui tue un pécheur. 1° Parce qu'il nuit à celui qu'il devrait aimer davantage, il commet donc une faute plus grave contre la charité. 2° Il fait tort à celui qui le mérite le moins ; il offense donc davantage la justice. 3° Il prive la société d'un plus grand bien. 4° Il montre un plus grand mépris de Dieu, selon cette parole (Luc 10.16) : « Qui vous méprise me méprise. » Et que le juste mis à mort soit conduit par Dieu à la gloire, c'est un effet accidentel de sa mise à mort.
3. Si le juge sait que l'inculpé, accablé par de faux témoins, est innocent, il doit contrôler les dépositions avec une scrupuleuse attention afin de trouver le moyen de délivrer un innocent, comme le fit Daniel (Daniel 13). S'il ne le peut pas, il doit renvoyer la cause à un tribunal supérieur. Si cela lui est impossible, il ne pèche pas en prononçant un jugement conforme aux dépositions, car ce n'est pas lui qui condamne un innocent, mais ceux qui affirment sa culpabilité. Quant à l'exécuteur du juge condamnant un innocent, si la sentence contient une erreur intolérable, il ne doit pas obéir, sinon il faudrait innocenter tous ceux qui torturèrent les martyrs. Mais si l'injustice de l'arrêt n'est pas évidente, celui qui l'applique ne pèche pas, car il n'a pas à discuter l'ordre de son supérieur, et ce n'est pas lui qui tue l'innocent, mais le juge dont il exécute les ordres.
Objections
1. Il semble que non, car S. Augustin écrit : « Je trouve mauvais de conseiller quelqu'un de tuer d'autres hommes pour ne pas être tué par eux, à moins que ce soit un soldat ou un agent de l'ordre public ; de telle sorte qu'il n'agit pas pour lui-même mais pour les autres, et parce qu'il en a reçu le pouvoir légitime conformément à ses fonctions. » Or celui qui tu un homme pour sa défense le tue uniquement pour n'être pas tué lui-même. Un tel acte est don défendu.
2. S. Augustin dit encore : « Comment seront-ils exempts de péché devant la Providence divine, ceux qui se souillent d'un meurtre pour conserver des biens que nous devons mépriser ? » Ces biens à mépriser sont « ceux que les hommes peuvent perdre malgré eux », d'après le contexte. Or telle est la vie corporelle. Donc il n'est permis à personne de tuer pour préserver sa vie corporelle.
3. Voici la décision du pape Nicolas, que l'on peut lire dans les Décrets : « Vous m'avez consulté au sujet de ces clercs qui pour se défendre ont tué un païen, afin de savoir si, après avoir fait pénitence, ils pourraient être réintégrés dans leur premier état, ou même monter plus haut. Sachez que nous n'admettons aucun prétexte et ne leur accordons aucune permission de tuer n’importe quel homme de n’importe quelle manière. » Or clercs et laïcs sont tenus indistinctivement d'observer les préceptes de la morale. Donc même les laïcs ne peuvent tuer quelqu'un pour se défendre.
4. L'homicide est un péché plus grave que la fornication simple ou l'adultère. Mais il n'est jamais permis à personne de forniquer, d'être adultère, ou de commettre tout autre péché mortel pour conserver sa propre vie, car la vie de l'âme doit être préférée à celle du corps. Donc personne ne peut tuer pour conserver sa propre vie.
5. Selon l’Évangile, si l'arbre est mauvais, les fruits le seront aussi (Matthieu 7.17). Or, d'après S. Paul, il semble interdit de se défendre : « Bien-aimés, ne vous défendez pas », écrit-il aux Romains (Romains 12.9). Donc on n'a pas le droit de tuer un homme pour se défendre.
En sens contraire, l'Exode (Exode 22.2) stipule « Si le voleur est surpris en train de percer un mur, et qu'alors il soit blessé mortellement, celui qui l'a frappé ne sera pas responsable du sang versé. » Mais il est bien davantage permis de défendre sa propre vie que sa maison. Donc, même si l'on tue quelqu'un pour défendre sa vie, on ne sera pas coupable d'homicide.
Réponse
Rien n'empêche qu'un même acte ait deux effets, dont l'un seulement est voulu, tandis que l'autre ne l'est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l'objet que l'on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l'intention, et demeure, comme nous l'avons dit, accidentel à l'acte. Ainsi l'action de se défendre peut entraîner un double effet : l'un est la conservation de sa propre vie, l'autre la mort de l'agresseur. Une telle action sera donc licite si l'on ne vise qu'à protéger sa vie, puisqu'il est naturel à un être de se maintenir dans l'existence autant qu'il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n'est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu'il ne faut, ce sera illicite. Mais si l'on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet : « Il est permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit pour une protection légitime. » Et il n'est pas nécessaire au salut que l'on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l'autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu'à celle d'autrui.
Mais parce qu'il n'est permis de tuer un homme qu'en vertu de l'autorité publique et pour le bien commun, nous l'avons montré, il est illicite de vouloir tuer un homme pour se défendre, à moins d'être investi soi-même de l'autorité publique. On pourra alors avoir directement l'intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public ; c'est évident pour le soldat qui combat contre les ennemis de la patrie et les agents de la justice qui luttent contre les bandits. Toutefois ceux-là aussi pèchent s'ils sont mus par une passion personnelle.
Solutions
1. Le texte de S. Augustin doit s'entendre seulement du cas où un homme voudrait en tuer un autre pour échapper lui-même à la mort.
2. C'est ce même cas que vise le texte cité par la deuxième objection où il est dit expressément : « pour conserver les biens... », ce qui précise l'intention du meurtrier.
3. Tout homicide, même si l'on n'en est pas responsable, entraîne une irrégularité, ainsi le juge qui, en toute justice, condamne à mort un coupable. Aussi le clerc qui tue son agresseur pour se défendre devient irrégulier, encore qu'il n'ait pas eu l'intention de tuer, mais uniquement celle de se défendre.
4. L'acte de fornication ou d'adultère n'est pas ordonné par un rapport nécessaire à la conservation de la vie, comme tel acte qui entraîne parfois un homicide.
5. Ce que l'Apôtre interdit, c'est de se défendre avec un désir de vengeance. Aussi la Glose précise-t-elle : « Ne vous défendez pas », c'est-à-dire : « Ne cherchez pas à rendre à vos adversaires coup pour coup. »
Objections
1. Il semble que quelqu'un qui tue un homme accidentellement soit coupable d'homicide. La Genèse (Genèse 4.24) rapporte, en effet, que Lamech croyant tuer une bête, donna la mort à un homme, et que cette action lui fut imputée à homicide. Il est donc coupable d'homicide, celui qui tue un homme accidentellement.
2. Il est prescrit au livre de l'Exode (Exode 21.22, 23) : « Si quelqu'un frappe une femme enceinte et provoque par là un avortement ... , si mort s'ensuit, il rendra vie pour vie. » Mais cela peut arriver sans aucune intention de donner la mort. Donc l'homicide accidentel revêt toute la culpabilité de l'homicide.
3. Plusieurs canons insérés dans les Décrets punissent les homicides accidentels. Or une peine ne peut être portée que pour une faute. Donc celui qui tue accidentellement un homme encourt la culpabilité de l'homicide.
En sens contraire, S. Augustin écrivait « Qu'on évite de nous imputer un tel acte que nous faisons licitement et pour le bien — si du moins c'est le cas — et d'où résulte accidentellement un mal que nous n'avons pas voulu. » Mais il arrive parfois qu'un homicide soit le résultat accidentel d'une action entreprise dans une bonne intention. Donc son auteur ne sera pas jugé coupable.
Réponse
Le hasard, selon Aristote, est une cause qui agit en dehors de notre intention. Aussi les choses accidentelles, absolument parlant, ne sont ni intentionnelles ni volontaires. Et parce que tout péché est volontaire, selon S. Augustin, il s'ensuit que les effets du hasard ne peuvent comme tels constituer des péchés. Il arrive cependant qu'un but auquel on ne tend pas et que l'on ne veut pas actuellement et pour lui-même, soit dans l'intention et voulu par accident, selon que « l'on appelle cause par accident ce qui supprime l'obstacle ». Aussi celui qui ne supprime pas une cause d'homicide, alors qu'il doit la supprimer, sera d'une certaine manière coupable d'homicide volontaire.
Ceci arrive de deux manières. Ou bien l'on s'expose à un homicide en faisant une chose défendue que l'on n'aurait pas dû se permettre. Ou bien on ne prend pas toutes les précautions requises. Voilà pourquoi, selon les règles du droit, si quelqu'un se livrant à une action licite y apporte la vigilance requise et que, cependant, il provoque la mort d'un homme, il ne sera pas tenu coupable de l'homicide. Si, au contraire, il se livre à une action mauvaise, ou même à une action permise mais sans y apporter tout le soin nécessaire, n'échappe pas à la responsabilité de l'homicide si son acte entraîne la mort d'un homme.
Solutions
1. Si Lamech a été jugé coupable d'homicide c'est qu'il n'avait pas pris les précautions suffisantes pour éviter ce meurtre.
2. Celui qui frappe une femme enceinte contribue à une action illicite. C'est pourquoi, s'il en résulte la mort de la femme ou de l'enfant, déjà doté d'une âme, le crime d'homicide sera imputé au coupable, surtout si la mort suit de près les coups qu'il a portés.
3. Les canons cités infligent un châtiment à ceux qui donnent la mort accidentellement en coopérant à une action illicite, ou en n'apportant pas toute l'attention requise.