Étudions maintenant les péchés opposés à la justice par lesquels on nuit au prochain dans ses biens, péchés qui sont le vol et la rapine.
- La possession de biens extérieurs est-elle naturelle à l'homme ?
- $Est-il licite de posséder en propre un de ces biens ?
- Le vol consiste-t-il à prendre secrètement le bien d'autrui ?
- La rapine est-elle un péché spécifiquement distinct du vol ?
- Tout vol est-il un péché ?
- Le vol est-il péché mortel ?
- Est-il permis de voler en cas de nécessité ?
- Toute rapine est-elle péché mortel ?
- Est-elle un péché plus grave que le vol ?
Objections
1. Il ne semble pas. Car personne ne doit s'attribuer ce qui appartient à Dieu. Or la souveraineté sur toutes les créatures est propre à Dieu, selon ce mot du Psaume (Psaumes 24.1) : « La terre est au Seigneur, etc. » Donc la possession de biens créés n'est pas naturelle à l'homme.
2. Commentant la parole du riche insensé : « je ramasserai dans mes greniers tous mes produits et tous mes biens » (Luc 12.18), S. Basile l'interrogea : « Dis-moi, quels biens sont à toi, et d'où les as-tu pris pour les apporter en ce monde ? » Mais on peut à juste titre dire siens les biens qu'on possède par nature. La possession de biens extérieurs n'est donc pas naturelle à l'homme.
3. Selon S. Ambroise : « Le nom de maître implique la puissance. » Mais l'homme n'a aucune puissance sur les biens extérieurs, il ne peut rien changer à leur nature. La possession des biens extérieurs ne lui est donc pas naturelle.
En sens contraire, le Psaume (Psaumes 8.8) dit à Dieu : « Tu as mis toutes choses sous les pieds » de l'homme.
Réponse
Les biens extérieurs peuvent être envisagés sous un double aspect. D'abord quant à leur nature, qui n'est pas soumise au pouvoir de l'homme mais de Dieu seul, à qui tout obéit docilement. Puis quant à leur usage ; sous ce rapport l'homme a un domaine naturel sur ces biens extérieurs, car par la raison et la volonté il peut s'en servir pour son utilité, comme étant faits pour lui. On a démontré plus haut, en effet, que les êtres imparfaits existent pour les plus parfaits. C'est ce principe qui permet à Aristote de prouvera que la possession des biens extérieurs est naturelle à l'homme. Et cette domination naturelle sur les autres créatures, qui convient à l'homme parce qu'il a la raison, ce qui fait de lui l'image de Dieu, cette domination se manifeste dans sa création même, lorsque Dieu dit (Genèse 1.26) : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les oiseaux du Ciel ... »
Solutions
1. Dieu a la maîtrise de tous les êtres, étant leur principe. Et c'est lui qui, selon l'ordre de sa providence, a ordonné certaines choses à sustenter la vie corporelle de l'homme. C'est pour cela que l'homme a la possession naturelle de ces choses, en ce qu'il a le pouvoir d'en faire usage.
2. Ce riche est blâmé parce qu'il croyait que les biens extérieurs lui appartenaient à titre principal, comme s'il ne les avait pas reçus d'un autre, c'est-à-dire de Dieu.
3. L'objection vise la maîtrise qui s'exerce sur la nature même des choses extérieures ; elle appartient en effet à Dieu seul, comme on vient de le dire.
Objections
1. Il semble que nul n'ait le droit de posséder une chose comme lui appartenant en propre. Tout ce qui s'oppose au droit naturel, en effet, est illicite. Or selon le droit naturel tout est commun ; et à cette communauté des biens s'oppose la propriété des possessions. Il est donc illicite à tout homme de s'approprier n'importe quel bien extérieur.
2. S. Basile dans le commentaire de la parabole du riche insensé déclare : « Les riches qui considèrent comme leur appartenant en propre les biens appartenant à tous, dont ils se sont emparés les premiers, sont semblables à celui qui, arrivé le premier au théâtre, empêcherait les autres d'entrer, se réservant pour lui seul ce qui est destiné à la jouissance de tous. » Or il est illicite d'interdire aux autres la jouissance de biens destinés à tous. Il est donc illicite de s'approprier ces biens.
3. Nous lisons dans S. Ambroise et il est spécifié dans les Décrets : « Que personne n'appelle son bien propre ce qui est commun. » Or S. Ambroise considère les biens extérieurs comme communs, ainsi qu'il ressort du contexte. Il semble donc illicite que quelqu'un s'approprie un bien extérieur.
En sens contraire, S. Augustin affirme : « On appelle ‘apostoliques’, écrit-il, ces hommes d'une arrogance sans pareille, qui se sont donné ce nom parce qu'ils ne reçoivent pas dans leur communion ceux qui usent du mariage et possèdent des biens en propre ; en cela ils imiteraient la conduite des moines et de nombreux clercs dans l'Église catholique. » Mais ces orgueilleux sont hérétiques parce que, se séparant de l'Église, ils refusent tout espoir de salut à ceux qui usent des biens dont eux-mêmes s'abstiennent. Il est donc faux de soutenir que l'homme ne peut posséder quelque chose en propre.
Réponse
Deux choses conviennent à l'homme au sujet des biens extérieurs. D'abord le pouvoir de les gérer et d'en disposer ; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des biens en propre. C'est même nécessaire à la vie humaine, pour trois raisons : 1° Chacun donne à la gestion de ce qui lui appartient en propre des soins plus attentifs qu'il n'en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs ; parce que chacun évite l'effort et laisse le soin aux autres de pourvoir à l'œuvre commune ; c'est ce qui arrive là où il y a de nombreux serviteurs. 2° Il y a plus d'ordre dans l'administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s'occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient ; aussi voyons-nous de fréquents litiges entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l'indivis.
Ce qui convient encore à l'homme au sujet des biens extérieurs, c'est d'en user. Et sous tout rapport l'homme ne doit pas posséder ces biens comme s'ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu'il doit les partager volontiers avec les nécessiteux. Aussi S. Paul écrit-il (1 Timothée 6.17-18) : « Recommande aux riches de ce monde... de donner de bon cœur et de savoir partager. »
Solutions
1. La communauté des biens est dite de droit naturel, non parce que le droit naturel prescrit que tout soit possédé en commun et rien en propre, mais parce que la division des possessions est étrangère au droit naturel ; elle dépend plutôt des conventions humaines et relèvera par là du droit positif, comme on l'a établi plus haut. Ainsi la propriété n'est pas contraire au droit naturel, mais elle s'y surajoute par une précision due à la raison humaine.
2. Celui qui, arrivé le premier au théâtre, en faciliterait l'accès aux autres n'agirait pas d'une manière illicite, mais bien s'il leur en interdisait l'entrée. De même, le riche n'est pas injuste, lorsque s'emparant le premier de la possession d'un bien qui était commun à l'origine, il en fait part aux autres. Il ne pèche qu'en leur interdisant à tous d'en user. C'est pourquoi S. Basile peut dire : « Pourquoi es-tu dans l'abondance, et lui dans la misère, sinon pour que tu acquières les mérites du partage et lui pour qu'il obtienne le prix de la patience ? »
3. Lorsque S. Ambroise dit : « Que personne n'appelle son bien propre ce qui est commun », il parle de la propriété au point de vue de l'usage. Aussi ajoute-t-il : « Tout ce qui dépasse les besoins, on le détient par la violence. »
Objections
1. Il semble que ce soit une mauvaise définition, car ce qui diminue le péché ne saurait appartenir à l'essence du péché. Or pécher en secret est une circonstance qui diminue le péché ; au contraire, pour montrer l'excès de certains pécheurs, Isaïe remarque (Ésaïe 3.9) : « Comme Sodome, ils étalent leurs péchés et ne s'en cachent pas. » Donc le secret n'entre pas dans la définition du vol.
2. Par ailleurs, selon S. Ambroise, et nous retrouvons ses termes dans les Décrets : « On est moins coupable en enlevant à autrui ce qui lui appartient, qu'en refusant à ceux qui sont dans le besoin, alors qu'on pouvait leur donner et que l'on est dans l'abondance. » Le vol ne consiste donc pas simplement à s'emparer du bien d'autrui, mais aussi à le garder.
3. Un homme peut reprendre furtivement ce qui lui appartient, par exemple un objet qu'il a mis en dépôt chez un autre ou que celui-ci lui a injustement dérobé. Donc prendre en secret le bien d'autrui n'est pas nécessairement un vol.
En sens contraire, S. Isidore a écrit dans ses Etymologies : « Le terme de voleur (fur) vient de (furvum), c'est-à-dire de furvum (obscurité), parce que le voleur profite de la nuit. »
Réponse
La définition du vol comporte trois éléments. Le premier est son opposition à la justice, qui attribue à chacun ce qui lui appartient ; de ce chef le vol est l'usurpation du bien d'autrui. Le deuxième élément distingue le vol des péchés contre les personnes, comme l'homicide et l'adultère. À ce titre le vol s'attaque aux biens possédés par autrui. En effet, prendre à quelqu'un, non ce qui lui appartient comme sa possession, mais ce qui est comme une partie de lui-même, ainsi lui enlever un membre, ou une personne qui lui est unie, sa fille ou son épouse par exemple, ce n'est pas à proprement parler un vol. Enfin le troisième élément qui achève la notion de vol, est de s'emparer du bien d'autrui en secret. Le vol est donc rigoureusement défini : « L'usurpation secrète du bien d'autrui. »
Solutions
1. Le secret est parfois une cause de péché, lorsque l'on en use pour pécher, par exemple pour frauder et tromper ; alors, loin d'être une circonstance atténuante, le secret constitue l'espèce du péché ; tel est le cas du vol. Mais parfois le secret n'est qu'une simple circonstance du péché et en atténue la gravité, soit parce qu'il est un signe de honte, soit parce qu'il évite le scandale.
2. Garder ce qui est dû à autrui et s'en emparer injustement, c'est tout un. Aussi sous les termes « prendre injustement », il faut également entendre « détenir injustement ».
3. Rien n'empêche qu'une chose appartenant absolument à une personne, soit à une autre de façon relative. Ainsi un dépôt appartient purement et simplement au déposant, mais appartient au dépositaire afin qu'il le conserve. Quant au bien enlevé par rapine, le ravisseur n'en a certes pas la propriété absolument parlant, mais il a charge de le garder.
Objections
1. Il semble plutôt que le vol et la rapine ne soient qu'un seul et même péché d'injustice. En effet, ils ne diffèrent que par le caractère occulte de l'un, et flagrant de l'autre. Or dans les autres genres de péchés, le secret et la publicité ne constituent pas des espèces différentes. Donc le vol et la rapine ne diffèrent pas d'espèce.
2. Les actes moraux reçoivent leur espèce de leur fin, comme on l'a dit précédemment. Or vol et rapine sont ordonnés à la même fin : s'approprier le bien d'autrui ; ils sont donc de même espèce.
3. Comme on ravit un objet pour s'en assurer la possession, on ravit une femme pour en jouir ; aussi, selon les Étymologies de S. Isidore : « Le ravisseur (raptor) est appelé corrupteur (corruptor) et les objets ravis (rapta), corrompus (corrupta). » Mais qu'une femme soit enlevée publiquement ou en secret, c'est toujours un rapt. On commet donc une rapine quelle que soit la manière, occulte ou flagrante, dont on s'empare du bien d'autrui. Donc il n'y a pas de différence entre vol et rapine.
En sens contraire, Aristote distingue vol et rapine. Il caractérise le premier par le secret et la seconde par la violence.
Réponse
Le vol et la rapine sont des vices opposés à la justice par le tort injuste qu'ils font à autrui. Or nul n'est victime d'une injustice lorsqu'il y consent, comme le prouve Aristote. Et c'est pourquoi le vol et la rapine ont raison de péché par le fait qu'on s'empare d'une chose contre la volonté de la victime. Mais il y a deux espèces d'involontaire, celle qui est l'effet de l'ignorance, et celle qui résulte de la violence, toujours d'après Aristote. Et c'est pourquoi la raison de péché n'est pas la même pour le vol et la rapine. Donc ils sont d'espèce différente.
Solutions
1. Dans les autres genres de péché, on ne tire pas la raison de péché d'un élément involontaire. Cela est propre aux péchés opposés à la justice, où les différentes espèces d'involontaire entraînent des espèces différentes de péché.
2. La fin éloignée de la rapine et du vol est sans doute la même, mais cela ne suffit pas à constituer une seule espèce de péché, car les fins prochaines sont diverses. Le ravisseur en effet veut obtenir le bien d'autrui par force, le voleur par ruse.
3. Un rapt ne peut évidemment pas être caché à la femme qui en est victime. Donc si ses ravisseurs s'enveloppent de mystère, la raison de rapine subsiste du côté de la femme à qui l'on fait violence.
Objections
1. Il ne semble pas. Aucun péché en effet, ne tombe sous un précepte divin, selon cette parole de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 15.20) : « Dieu n'a commandé à personne de mal faire. » Or Dieu a prescrit de voler, d'après l'Exode (Exode 12.35) : « Les enfants d'Israël firent comme le Seigneur l'avait ordonné à Moïse, et ils dépouillèrent les Égyptiens. » Donc le vol n'est pas toujours un péché.
2. Celui qui trouve un objet qui ne lui appartient pas, et s'en empare, semble commettre un vol, puisqu'il s'approprie le bien d'autrui. Mais, disent les juristes, un tel acte semble être licite selon l'équité naturelle. Le vol n'est donc pas toujours un péché.
3. Celui qui prend ce qui lui appartient ne pèche pas, semble-t-il, puisqu'il ne lèse pas la justice dont il respecte l'égalité. Mais on commet un vol même si l'on reprend secrètement son propre bien qu'un autre détient ou garde en dépôt. Donc il apparaît que le vol n'est pas toujours un péché.
En sens contraire, il est écrit au livre de l'Exode (Exode 20.15) : « Tu ne voleras pas. »
Réponse
En considérant la notion de vol, on peut y découvrir deux raisons de péché. D'abord son opposition à la justice, qui rend à chacun ce qui lui est dû. Et ainsi le vol s'oppose à la justice parce qu'il consiste à prendre le bien d'autrui. De plus il est entaché de tromperie ou de fraude, puisque le voleur agit en secret et comme par stratagème en usurpant ce qui appartient à autrui. Il est donc manifeste que tout vol est un péché.
Solutions
1. Prendre le bien d'autrui, de façon occulte ou publique, sur l'ordre du juge, n'est pas un vol, puisque ce bien nous devient dû par le fait qu'une sentence nous l'a adjugé. Encore bien moins, par conséquent, y a-t-il vol dans le cas des Hébreux spoliant les Égyptiens sur l'ordre de Dieu, en compensation des maux dont les Égyptiens les avaient injustement accablés. Aussi est-il expressément noté par le livre de la Sagesse (Sagesse 10.20) : « Les justes dépouillèrent les impies. »
2. Il y a une distinction à faire au sujet des objets trouvés. Certains n'ont jamais appartenu à personne, comme les pierres précieuses et les perles que l'on trouve au bord de la mer ; ils sont au premier qui s'en empare. Il en va de même pour les trésors enfouis depuis des siècles et dont personne n'est possesseur ; à moins toutefois que la loi civile oblige celui qui les trouve dans une propriété à en donner la moitié au propriétaire. C'est pourquoi il est dit dans la parabole de l'Évangile (Matthieu 13.44) que l'homme qui a trouvé « un trésor caché dans un champ, achète ce champ », comme pour avoir le droit de posséder le trésor tout entier. — Mais il est d'autres objets trouvés qui récemment avaient un propriétaire. Alors, si celui qui les prend n'a pas l'intention de les garder, mais de les restituer à leur propriétaire qui n'en a pas fait l'abandon, il n'y a pas vol. Pareillement, lorsque certains objets sont censés abandonnés, et que celui qui les trouve les considère comme tels, il ne commet pas de vol en les gardant. Dans tous les autres cas, il y aurait vol ; ce qui fait dire à S. Augustin dans une homélie ce qu'on trouve aussi dans le Décret : « Si tu trouves un objet et ne le restitues pas, tu le voles. »
3. Celui qui prend son dépôt à l'insu du dépositaire lèse ce dernier qui est tenu à restituer ou à faire la preuve de sa non-culpabilité. Une telle action n'est évidemment pas sans péché et l'on est tenu de dédommager le dépositaire du tort qu'on lui cause.
Mais celui qui reprend furtivement son propre bien chez quelqu'un qui le détenait injustement, pèche aussi, non pas qu'il lèse le détenteur — et c'est pourquoi il n'est tenu à aucune sorte de restitution ou de dédommagement —, mais il pèche contre la justice légale en s'arrogeant le droit de se faire justice lui-même, en négligeant la règle du droit. Aussi est-il tenu de faire réparation à Dieu, et d'atténuer le scandale, s'il en est résulté un.
Objections
1. Le vol n'est pas péché mortel, car il est écrit dans les Proverbes (Proverbes 6.30 Vg) : « Ce n'est pas une grande faute si quelqu'un vole. » Or tout péché mortel est une grande faute. Donc le vol n'est pas péché mortel.
2. La peine de mort est due au péché mortel. Or la loi n'inflige pas la peine de mort pour vol, mais seulement une amende, selon l'Exode (Exode 21.37) : « Si un homme dérobe un bœuf ou un agneau, il restituera cinq bœufs pour le bœuf et quatre agneaux pour l'agneau. » Donc le vol n'est pas un péché mortel.
3. On peut voler de petites choses comme de grandes. Or il semble absurde qu'un homme soit puni de la mort éternelle pour avoir dérobé une petite chose, une aiguille par exemple, ou une plume. Le vol n'est donc pas un péché mortel.
En sens contraire, nul n'est damné, selon le jugement divin, que pour un péché mortel. Or il damne pour le vol, selon cette parole du prophète Zacharie (Zacharie 5.3) : « Voici la malédiction qui va s'étendre sur toute la terre, car, selon ce qui est ici écrit : « Tout voleur sera condamné. » » Donc le vol est péché mortel.
Réponse
Nous avons défini précédemment le péché mortel : celui qui est directement opposé à la charité, cette vertu étant la vie spirituelle de l'âme. Or, la charité consiste principalement dans l'amour de Dieu et secondairement dans l'amour du prochain ; elle exige donc que nous voulions et fassions du bien à notre prochain. Mais par le vol on nuit au prochain dans ses biens, et si de telles pratiques se généralisaient parmi les hommes, la société humaine disparaîtrait. Le vol est donc péché mortel parce que contraire à la charité.
Solutions
1. On dit que le vol n'est pas une grande faute, pour deux raisons. Premièrement à cause de la nécessité qui pousse à voler, et qui diminue la faute ou même la supprime totalement, comme on le verra à l'article suivant : aussi le verset des Prophètes précisait : « Il vole pour apaiser sa faim. » Secondement par comparaison avec le crime d'adultère qui est puni de mort. Aussi lisons-nous à la suite : « Le voleur, s'il est pris, rendra sept fois la valeur de ce qu'il a pris, mais l'adultère perdra la vie. »
2. Les peines de la vie présente ont pour but de guérir le pécheur plutôt que de le châtier. Ceci est réservé au jugement de Dieu, qui est selon la vérité. Voilà pourquoi ici-bas la peine de mort n'est pas infligée pour le péché mortel, mais seulement pour les péchés qui causent un dommage irréparable ou comportent une laideur effrayante. Aussi la justice humaine ne porte pas une telle peine contre le vol qui n'entraîne pas de dommage irréparable, à moins qu'il ne soit accompagné d'une circonstance particulièrement aggravante ; tels sont : le sacrilège, le vol d'une chose sacrée ; la concussion, qui est le détournement des deniers publics, comme S. Augustin l'explique dans son commentaire sur S. Jean ; l'enlèvement ou vol d'un homme, crime que la loi divine punissait de mort (Exode 21.16).
3. Ce qui est minime peut être tenu pour rien. En vertu de ce principe, lorsqu'il s'agit de vols insignifiants, le propriétaire ne peut se tenir pour lésé, et celui qui dérobe peut présumer qu'il n'agit pas contre la volonté du possesseur. Aussi celui qui s'empare furtivement de choses insignifiantes peut ne pas commettre de péché mortel. Mais s'il a l'intention de voler et de porter préjudice à son prochain, son vol peut être un péché mortel malgré la légèreté de la matière ; comme la pensée seule suffit, dès qu'il y a consentement.
Objections
1. Il semble que non, car on n'inflige de pénitence qu'à un coupable. Or il est prescrit dans les Décrétales : « Si quelqu'un, poussé par la faim ou le dénuement, vole des aliments, des habits ou du bétail, il fera pénitence pendant trois semaines. » Il n'est donc pas permis de voler par nécessité.
2. Aristote remarque : « Il y a des choses dont le nom seul implique immédiatement la malice » et parmi elles il met le vol. Or ce qui est mauvais en soi ne peut devenir bon parce qu'il est ordonné à une fin bonne. On ne pourra donc pas voler en cas de nécessité pour pourvoir à sa subsistance.
3. Il faut aimer son prochain comme soi-même. Mais on ne peut voler pour faire l'aumône à son prochain ; S. Augustin l'affirme. On ne peut donc pas d'avantage voler pour subvenir à ses propres besoins.
En sens contraire, dans la nécessité tous les biens sont communs. Il n'y a donc pas péché si quelqu'un prend le bien d'autrui, puisque la nécessité en a fait pour lui un bien commun.
Réponse
Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l'ordre naturel établi par la providence divine, les être inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l'homme. C'est pourquoi leur division et leur appropriation, œuvre du droit humain, n'empêchent pas de s'en servir pour subvenir aux nécessités de l'homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l'alimentation des pauvres ; ce qui fait dire à S. Ambroise et ses paroles sont reproduites dans les Décrets : « C'est le pain des affamés que tu détiens ; c'est le vêtement de ceux qui sont nus que tu renfermes ; ton argent, c'est le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l'enfouis dans la terre. »
Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu'une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c'est à l'initiative de chacun qu'est laissé le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec les biens que l'on rencontre — par exemple, lorsqu'un péril menace une personne et qu'on ne peut autrement la sauver —, alors quelqu'un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d'autrui, repris ouvertement ou en secret. Il n'y a là ni vol ni rapine à proprement parler.
Solutions
1. La décrétale citée ne vise pas le cas d'urgente nécessité.
2. Se servir du bien d'autrui que l'on a dérobé en secret dans un cas d'extrême nécessité n'est pas un vol à proprement parler, car, du fait de cette nécessité, ce que nous prenons pour conserver notre propre vie devient nôtre.
3. Cette même nécessité fait que l'on peut aussi prendre subrepticement le bien d'autrui pour aider le prochain dans la misère.
Objections
1. Il semble que l'on puisse commettre une rapine sans pécher. Car on ne peut enlever un butin que par la violence, et c'est cette circonstance, on l'a vu, qui caractérise la rapine. Mais il est permis de prendre un butin à l'ennemi, car S. Ambroise observe a : « Quand le butin est tombé aux mains du vainqueur, la discipline militaire veut que tout soit remis au roi », qui en assurera la distribution. Donc, en certains cas, la rapine est permise.
2. Il est permis d'enlever à quelqu'un ce qui ne lui appartient pas. Or les biens des infidèles ne leur appartiennent pas, ainsi que leur déclare S. Augustin : « C'est à tort que vous appelez vôtres ces biens que vous ne possédez pas selon la justice, et dont vous devez être dépouillés par les décrets des princes séculiers. » On peut donc sans pécher prendre les biens des infidèles.
3. Les princes temporels, par la violence, extorquent de grands biens à leurs sujets, ce qui semble une véritable rapine. Mais il semble dangereux de dire qu'ils pèchent en agissant ainsi, car ce serait condamner de ce chef presque tous les princes. Il y a donc des cas où la rapine est permise.
En sens contraire, on peut faire à Dieu un sacrifice ou une offrande de tout bien légitimement acquis. Or on ne peut lui offrir le fruit de la rapine, selon Isaïe (Ésaïe 61.8 Vg) : « Moi, le Seigneur, j'aime la justice et j'ai en horreur l'holocauste qui vient des rapines. » Il est donc défendu de s'emparer d'une chose par rapine.
Réponse
La rapine comporte une certaine violence et contrainte par laquelle on arrache à quelqu'un, contrairement à la justice, ce qui lui appartient. Or, dans la société humaine, seule l'autorité publique donne à quelqu'un droit de contrainte. Aussi quiconque s'empare du bien d'autrui par la violence, s'il n'est qu'un simple particulier et n'est pas investi d'un pouvoir officiel, agit d'une manière illicite et commet une rapine, ainsi qu'on le voit avec les bandits.
Quant aux princes, l'autorité publique leur est confiée pour qu'ils fassent respecter la justice. Ils ne peuvent donc user de violence et de coercition que selon les dispositions de la justice, soit en combattant contre les ennemis extérieurs, soit en punissant les malfaiteurs de la cité. Ce qu'on enlève ainsi par violence n'a pas raison de rapine, puisqu'il n'y a là rien de contraire à la justice. Si au contraire certains princes se servent de la puissance publique pour prendre le bien d'autrui, ils agissent illicitement, commettent une rapine, et sont tenus à restitution.
Solutions
1. Sur le butin pris aux ennemis, il faut distinguer. Si ceux qui les dépouillent mènent une guerre juste, ils deviennent possesseurs de ce qu'ils acquièrent par violence à la guerre. Il n'y a donc pas là de rapine, ni par conséquent obligation de restituer. Toutefois, même dans une guerre juste, ceux qui s'emparent du butin peuvent avoir une intention coupable et pécher par cupidité lorsque, par exemple, ils combattent moins pour défendre la justice que pour dépouiller leurs ennemis. Aussi S. Augustin écrit-il que « c'est un péché de guerroyer en vue du butin ». — Mais lorsque ceux qui dépouillent l'ennemi font une guerre injuste, ils sont coupables de rapine et tenus à restitutions.
2. Certains infidèles ne possèdent leurs biens injustement que dans la mesure où les princes ont porté des lois pour les en dépouiller. Il sera donc permis de les leur enlever de force, pourvu qu'on agisse en vertu non d'une autorité privée, mais de l'autorité publique.
3. Lorsque les princes exigent de leurs sujets ce qui leur est dû selon la justice pour la garde du bien commun dont ils sont responsables, ils ne commettent pas de rapine, même s'ils emploient la violence. Au contraire, si certains princes extorquent quelque chose injustement et par violence, c'est de la rapine et du brigandage. Aussi S. Augustin écrit-il : « Sans la justice, que sont les royaumes, si ce n'est de vastes repaires de bandits ? Et ces repaires de bandits que sont-ils, sinon de petits royaumes ? » Et encore Ézéchiel (Ézéchiel 22.27) : « Les chefs sont au milieu d'elle [Jérusalem] comme des loups qui déchirent leur proie. » Ils sont donc tenus à restituer, comme les bandits. Ils pèchent même bien davantage que les bandits, dans la mesure où ils agissent d'une manière plus dangereuse et plus totale contre la justice légale, dont ils ont été institués les gardiens.
Objections
1. Il semble que le vol soit plus grave que la rapine, car à l'usurpation du bien d'autrui, il ajoute la fraude et la tromperie, ce que ne fait pas la rapine. Or la fraude et la tromperie ont par soi raison de péché, nous l'avons dit . Donc le vol est un péché plus grave que la rapine.
2. La pudeur qui a été définie par Aristote la crainte d'un acte honteux, naît davantage du vol que de la rapine.
3. Un péché est d'autant plus grave qu'il nuit à davantage de personnes. Or, par le vol, on peut nuire aux puissants comme aux faibles ; par la rapine, au contraire, on ne peut porter préjudice qu'à ces derniers, incapables de résister à la violence. Le vol paraît donc un péché plus grave que la rapine.
En sens contraire, les lois punissent la rapine plus sévèrement que le vol.
Réponse
Nous avons établi plus haut que le vol et la rapine ont raison de péché parce qu'ils s'opposent à la volonté de la victime ; toutefois, dans le vol, il y a involontaire par ignorance, mais dans la rapine par violence. Or cette opposition est plus grande dans le second cas que dans le premier, car la violence est plus directement contraire à la volonté que l'ignorance. C'est pourquoi la rapine est un péché plus grave que le vol.
On peut encore en donner cette raison : non seulement la rapine porte directement préjudice à quelqu'un dans ses biens, mais en outre elle inflige une sorte de déshonneur ou d'injure envers la personne. Et cela est plus grave que la fraude ou la tromperie qui appartiennent au vol.
Solutions
1. La réponse à la première objection est ainsi évidente.
2. Attachés aux réalités sensibles, les hommes tirent gloire de cette force extérieure qui se déploie dans la rapine plus que de la vertu intérieure qui est détruite par le péché. Aussi ont-ils moins de honte de la rapine que du vol.
3. Bien que le vol puisse nuire à plus de gens que la rapine, celle-ci peut causer des torts plus graves que le vol. Pour ce motif encore, la rapine est plus détestable.
Il faut maintenant étudier les péchés opposés à la justice commutative qui se commettent par des paroles au détriment de notre prochain.
Nous traitons d'abord de ceux qui se commettent dans les procès, puis du tort fait au prochain par des paroles en dehors des tribunaux (Q. 72-76).
Le premier point comporte cinq questions qui ont trait aux injustices commises par : 1) Le juge dans l'administration de la justice (Q. 67). — 2) L'accusateur dans son accusation (Q. 68). — 3) L'accusé dans sa défense (Q. 69). — 4° Le témoin dans sa déposition (Q. 70). — 5° L'avocat dans sa tâche d'assistance (Q. 71).