- Est-ce un péché mortel de nier une vérité qui entraînerait la condamnation ?
- Est-il permis de calomnier pour se défendre ?
- Est-il permis de faire appel pour échapper au jugement ?
- Un condamné peut-il se défendre par la violence, s'il en a la possibilité ?
Objections
1. Il semble qu'un accusé puisse, sans péché mortel, nier une vérité qui le ferait condamner. S. Jean Chrysostome déclare en effet : « je ne te dis pas de te dénoncer toi-même au magistrat, ni d'avouer à autrui. » Or, si au cours du procès l'accusé reconnaissait la vérité, il se trahirait et s'accuserait lui-même. Il n'est donc pas tenu de dire la vérité, et, par suite, ne pèche pas mortellement s'il ment devant ses juges.
2. Si l'on commet un mensonge officieux lorsque l'on ment pour sauver son prochain de la mort, il en est de même lorsque l'on ment pour sauver sa propre vie, puisqu'on a plus d'obligation envers soi-même qu'envers autrui. Or le mensonge officieux est considéré comme un péché véniel et non comme une faute mortelle. Donc, si l'accusé nie la vérité devant le tribunal pour sauver sa vie, il ne pèche pas mortellement.
3. Le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, on l'a dit précédemment. Mais qu'un accusé mente pour se justifier d'une faute qu'on lui impute, cela n'est contraire ni à la charité envers Dieu, ni à la charité envers le prochain. Un tel mensonge n'est donc pas péché mortel.
En sens contraire, tout ce qui est contraire à la gloire de Dieu est péché mortel, car nous sommes tenus par précepte à « faire tout pour la gloire de Dieu » (1 Corinthiens 10.31). Or la gloire de Dieu est intéressée à ce que le coupable reconnaisse tout ce qui le charge, ainsi qu'on le voit dans ces paroles de Josué à Achan (Josué 7.19) : « Mon fils, rends gloire au Seigneur, le Dieu d'Israël, et fais-lui hommage. Avoue-moi ce que tu as fait, ne me le cache pas. » Donc mentir pour se disculper d'un péché est péché mortel.
Réponse
Quiconque transgresse une obligation de justice pèche mortellement, nous l'avons dit plus haute. Or la justice exige que l'on obéisse à son supérieur en tout ce que son autorité a le droit d'ordonner. Et le juge, nous l'avons dit, est le supérieur de l'accusé qui relève de sa compétence. En conséquence, l'accusé est tenu en justice de révéler la vérité au juge qui la lui demande dans les formes juridiques. S'il ne veut pas l'avouer comme ce serait son devoir, ou s'il la nie par un mensonge, il pèche mortellement. Mais si le juge demande ce qu'il ne peut juridiquement exiger, l'accusé n'est pas obligé de lui répondre, et il lui est licite d'esquiver le jugement en interjetant appel ou par d'autres moyens ; toutefois il ne lui est pas permis de mentir.
Solutions
1. Lorsqu'un accusé est interrogé par le juge conformément aux règles de la procédure, il ne se trahit pas lui-même, il est comme livré par un autre, du moment que la nécessité de répondre lui est imposée par celui à qui il est tenu d'obéir.
2. Mentir pour sauver quelqu'un de la mort, mais en faisant tort à un tiers, n'est pas un simple mensonge officieux, c'est aussi mêlé de mensonge pernicieux. Or le prévenu qui ment au cours des débats pour se justifier commet une injustice envers celui auquel il est tenu d'obéir ; car il lui refuse ce qu'il lui doit, à savoir l'aveu de la réalité.
3. Celui qui ment dans un procès pour se justifier, pèche à la fois contre l'amour de Dieu, d'où dérive toute autorité judiciaire, et contre l'amour du prochain, soit vis-à-vis du juge auquel il refuse ce qui lui est dû, soit vis-à-vis de l'accusateur, qui sera puni s'il ne peut prouver ce qu'il avance. Aussi lisons-nous dans le Psaume (Psaumes 141.4) : « Ne permets pas que mon cœur se livre à des paroles injustes, pour chercher des excuses à mes péchés », ce que la Glose commente ainsi : « C'est l'usage des êtres sans pudeur, lorsqu'ils sont pris en faute, de s'excuser par quelque mensonge.» Et S. Grégoire sur ce passage de Job (Job 31.33) — « Si, comme font les hommes, j'ai caché mon péché... », fait cette remarque : « C'est le vice courant de la race humaine et de se cacher pour commettre le péché, et de le dissimuler après l'avoir commis, en le niant, et de le multiplier en se défendant lorsqu'on s'en voit convaincu ».
Objections
1. Il semble permis à l'accusé de calomnier pour se défendre. En effet., dans une cause criminelle, la législation civile reconnaît à chaque partie le droit de corrompre la partie adverse. Or c'est là très précisément une défense calomnieuse. Donc, dans une cause criminelle, l'accusé ne pèche pas s'il a recours à la calomnie pour se défendre.
2. « L'accusateur en collusion avec l'accusé encourt la peine fixée par les lois », telle est la décision des canons. Mais ils ne disent rien de l'accusé en connivence avec l'accusateur. Donc ils autorisent l'accusé à se défendre par la calomnie.
3. Il est écrit au livre des Proverbes (Proverbes 14.16) : « Le sage craint le mal et s'en détourne, mais l'insensé passe outre et reste en sécurité. » Or l'œuvre du sage n'est pas un péché. Donc celui qui se délivre du mal par n'importe quel moyen, ne pèche pas.
En sens contraire, même en cause criminelle, il est obligatoire de prêter serment contre la calomnie, ce qui ne se ferait pas si l'on pouvait user de la calomnie pour se défendre ainsi.
Réponse
Autre chose est de taire la vérité, autre chose de dire un mensonge. En certains cas, taire la vérité est permis. On n'est pas tenu, en effet, de dire toute la vérité, mais seulement celle que le juge peut et doit exiger selon les formes légales ; par exemple lorsque la rumeur publique, des indices assez nets ou déjà un commencement de preuve permettent d'accuser l'auteur d'un crime. Cependant, dire un mensonge est toujours interdit.
Mais cela même qui est permis peut être obtenu soit par les voies licites et conformes au but qu'on se propose, et c'est faire œuvre de prudence ; soit par des voies illicites et sans rapport avec le but visé ; cela relève de la ruse, qui s'exerce par la fraude et la tromperie, comme nous l'avons montré plus haut. De ces deux manières d'agir, la première est vertueuse, la seconde vicieuse. Ainsi donc le coupable, lorsqu'il est accusé, peut se défendre en cachant la vérité qu'il n'est pas tenu de révéler, mais par des procédés honnêtes, par exemple en ne répondant pas à des questions auxquelles il n'est pas obligé de répondre. Agir ainsi n'est pas se défendre par calomnie, mais plutôt se dérober prudemment. Mais il est interdit, ou de dire un mensonge ou de taire une vérité que l'on est tenu d'avouer, ou enfin d'user de tromperie ou de fraude car l'une et l'autre sont de véritables mensonges.
Solutions
1. Beaucoup de crimes restent impunis selon les lois humaines et sont néanmoins des péchés selon le jugement de Dieu ; la fornication simple, par exemple. C'est que la loi humaine ne peut exiger des hommes une vertu parfaite qui ne serait le fait que d'une élite, et qu'on ne pourrait trouver dans le peuple si nombreux que la loi est obligée de contenir. Or, que l'accusé refuse de commettre un péché pour échapper à la mort dont il est menacé dans une cause capitale, c'est la vertu parfaite, car selon le mot d'Aristote : « De tous les maux, le plus redoutable est la mort. » Voilà pourquoi, si l'accusé dans une cause criminelle corrompt l'adversaire, il pèche en l'entraînant à une action mauvaise, mais la loi civile ne porte pas de peine contre ce péché. Et c'est dans ce sens qu'on le dit licite.
2. Lorsque l'accusateur entre en collusion avec un accusé réellement coupable, il encourt un châtiment, ce qui montre bien qu'il pèche. Mais comme on est coupable de péché lorsqu'on entraîne quelqu'un au péché ou que l'on participe de quelque façon à son péché, puisque l'Apôtre (Romains 1.32) déclare dignes de mort ceux qui approuvent les pécheurs, il est évident que l'accusé lui-même pèche lorsqu'il s'entend frauduleusement avec la partie adverse. Si la loi civile ne le puni pas, c'est pour la raison donnée dans la réponse précédente.
3. Le sage ne se dérobe pas par la calomnie, mais en exerçant sa prudence.
Objections
1. Il semble qu'un accusé ne peut faire appel d'un tribunal à un autre. S. Paul écrit en effet aux Romains (Romains 13.1) : « Que tout homme soit soumis aux autorités supérieures. » Or, l'accusé qui interjette appel refuse de se soumettre à l'autorité supérieure, en l'espèce celle du juge. Donc il pèche.
2. La force d'obligation dont dispose l'autorité régulière est plus grande que celle qui est confiée à un juge élu par les parties. Or le droit i prescrit : « Il n'est pas permis d'en appeler de la sentence du juge choisi par consentement mutuel. » Encore moins pourra-t-on faire appel des jugements d'un tribunal régulier.
3. Ce qui est permis une fois l'est toujours. Or il n'est pas permis d'interjeter appel au-delà d'un délai de dix jours après le prononcé du jugement, ni trois fois au sujet de la même cause. Donc l'appel lui-même semble de soi illicite.
En sens contraire, S. Paul en a appelé à César (Actes 25.11).
Réponse
On peut faire appel pour deux motifs. 1° Parce qu'on a confiance dans la justice de sa cause et que l'on a été injustement chargé par le juge. Dans ce cas l'appel est permis, et c'est faire œuvre de prudence que de se dérober : « Quiconque est opprimé, statue un canon, peut en appeler librement au jugement des prêtres. Que personne ne l'en empêche. »
2° On peut aussi faire appel pour gagner du temps et par ce moyen retarder matériellement une juste décision. Mais c'est encore employer une défense calomnieuse, ce qui est interdit, nous l'avons dit à l'article précédent. L'accusé, en effet, nuit et au juge qu'il empêche de remplir ses fonctions, et à l'adversaire auquel il empêche la justice de donner satisfaction. Aussi le même canon cité plus haut prescrit : « On doit punir sans merci celui qui a fait appel injustement. »
Solutions
1. On ne doit se soumettre à une autorité inférieure que dans la mesure où elle-même obéit à l'autorité supérieure ; et quand elle s'en écarte, on n'est plus tenu de lui rester soumis, comme le dit la Glose (Romains 13.12), lorsque « le proconsul ordonne une chose, et l'empereur une autre ». Or, lorsque le juge accable injustement quelqu'un, il s'écarte de l'ordre prescrit par l'autorité supérieure qui lui impose l'obligation de juger en toute justice. Aussi est-il permis à celui qui est ainsi injustement chargé de recourir directement à l'autorité supérieure en interjetant appel, soit avant soit après la sentence. Cependant, comme on présume qu'il n'y a pas de justice parfaite là où il n'y a pas de vraie foi, on interdit aux catholiques d'en appeler à un juge infidèle : « Le catholique qui fait appel au tribunal d'un juge appartenant à une autre religion, que la cause soit juste ou injuste, sera excommunié. » Car l'Apôtre réprouve ceux qui intentaient des procès auprès des infidèles (1 Corinthiens 6.1).
2. Si quelqu'un, de sa propre initiative, se soumet au jugement d'une autre personne en la justice de laquelle il n'a pas confiance, cela vient de lui-même et de sa négligence. En outre, se désister après s'être engagé prouve de la légèreté d'esprit. C'est donc avec raison que le code refuse le bénéfice de l'appel dans les causes jugées par des arbitres car toute l'autorité de ceux-ci vient du choix concordant des plaideurs. En revanche, le juge ordinaire ne tient pas son autorité du consentement du justiciable, mais de l'autorité suprême du roi ou du prince qui l'a institué. Voilà pourquoi, contre sa partialité injuste, la loi accorde la ressource de faire appel, de telle sorte que, même si le juge était à la fois ordinaire et arbitre, on pourrait en appeler de son jugement. Il semble, en effet, que ce soit son pouvoir ordinaire qui ait été la cause de son choix comme arbitre, et l'on ne peut pas non plus penser que le plaideur se soit mis dans son tort pour avoir accepté comme arbitre un juge que le prince avait investi d'un pouvoir régulier.
3. L'équité juridique vient au secours de l'une des parties sans nuire à l'autre. Aussi accorde-t-elle un délai de dix jours pour faire appel ; elle estime ce laps de temps suffisant pour délibérer sur l'opportunité d'une telle décision. Mais si elle n'avait pas fixé un terme au-delà duquel l'appel ne serait plus possible, l'application du jugement resterait en suspens, et il en résulterait un préjudice pour la partie adverse. C'est pour le même motif qu'il est interdit de faire appel trois fois au sujet de la même affaire, car il est invraisemblable que les juges s'écartent si souvent de la justice.
Objections
1. Il semble qu'il soit permis à un condamné à mort de se défendre s'il le peut. En effet, il est toujours permis de faire ce à quoi la nature nous porte : c'est de droit naturel. Or la tendance de la nature est de résister aux agents destructeurs, et cette tendance existe non seulement chez les hommes et les animaux, mais même dans les êtres inanimés. Il est donc permis à un condamné de résister, s'il le peut, pour ne pas être mis à mort.
2. On peut se soustraire à une sentence de mort par la violence ou par la fuite. Mais il paraît permis d'échapper à la mort par la fuite selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 9.13 Vg) : « Éloigne-toi de l'homme qui a le pouvoir de faire mourir, mais non de faire revivre. » Il sera donc permis également à l'accusé de résister.
3. L'Écriture dit encore (Proverbes 24.11) : « Délivre ceux qu'on mène à la mort ; ne cesse de l'employer à la libération de ceux que l'on traîne au supplice. »
Mais on a plus d'obligation envers soi-même qu'envers autrui. Il est donc permis à un condamné de se défendre pour n'être pas mis à mort.
En sens contraire, S. Paul écrit (Romains 13.2) « Celui qui résiste à l'autorité, résiste à l'ordre que Dieu a établi, et il attire sur lui-même la condamnation. » Or, en se défendant, le condamné résiste à l'autorité dans l'exercice même du pouvoir qu'elle tient de Dieu, « pour faire justice des malfaiteurs et approuver les gens de bien » (1 Pierre 2.14). Se défendre est donc un péché.
Réponse
Une sentence de mort peut être portée en toute justice ; alors le condamné n'a pas le droit de se défendre ; s'il le fait, le juge pourrait combattre sa résistance, et cette rébellion du condamné, assimilable à une guerre injuste, serait sans aucun doute un péché. Mais si la condamnation est injuste, c'est la sentence du juge que l'on peut comparer à un acte de violence accompli par des bandits selon Ézéchiel (Ézéchiel 22.27) : « Les princes de la nation sont au milieu d'elle comme des loups qui déchirent leur proie et cherchent à répandre le sang. » De même donc qu'il est permis de résister aux bandits, de même est-il permis en ce cas de résister aux mauvais princes, à moins toutefois qu'il ne faille éviter le scandale, dans le cas où la résistance ferait craindre de graves désordres.
Solutions
1. Si l'homme est doué de raison, c'est pour qu'il ne suive pas les inclinations de la nature au hasard, mais selon l'ordre de la raison. Aussi tout acte de défense n'est-il permis que si l'on observe la modération requise.
2. Aucune condamnation à mort ne comporte que le coupable se donne la mort, mais qu'il la subisse. Aussi le condamné n'est-il pas obligé de faire ce qui entraînerait la mort, comme par exemple de rester dans le lieu d'où il sera conduit au supplice. Cependant il est tenu de ne pas résister au bourreau pour éviter de subir son juste châtiment. Ainsi encore il ne péchera pas si, condamné à mourir de faim, il prend la nourriture qu'on lui a secrètement apportée, parce que s'en abstenir serait se suicider.
3. Cette parole du Sage n'exhorte pas à sauver quelqu'un de la mort en violant l'ordre de la justice. On n'est donc pas davantage autorisé à se soustraire soi-même à la mort par une résistance contraire à la justice.