« O mon cher Criton, votre projet serait bien digne d’être pris en grande considération, s’il était conforme à la rectitude du devoir ; mais s’il lui est contraire, on doit d’autant plus y renoncer, qu’il présente plus de difficulté. Nous devons d’abord examiner si ce que vous proposez est admissible ou non ; car ce n’est pas aujourd’hui seulement, mais pendant toute ma vie, que je me suis tracé un plan de conduite tel que je ne cédasse à aucun autre motif de persuasion qu’à la raison, qui après avoir été mûrement pesée, m’a semblé la meilleure. Or, je ne puis maintenant rétracter tous les discours que j’ai prononcés dans mes années passées, parce que ma destinée est devenue telle, et ces doctrines me semblent presque aussi fondées que jamais : j’ai pour elles le même respect, la même estime que précédemment, et si nous n’avons rien de mieux à dire sur ce sujet dans la circonstance actuelle que ce qui a été dit, sachez bien que vous ne me ferez pas consentir à vos propositions ; quand bien même on me ferait apparaître la puissance de la multitude, plus terrible encore qu’elle ne l’est réellement, comme les spectres dont on épouvante les enfants, traînant à sa suite des chaînes, des supplices et des confiscations de biens. Comment nous y prendrons-nous pour considérer ces choses avec la plus grande impassibilité ? ce sera d’abord, si nous résumons tout ce que vous venez de dire sur les opinions d’une part et d’autre, pour discerner celle qui est sagement pensée, parce qu’il en est auxquelles on doit condescendre et d’autres auxquelles on doit résister. Puis, si ce qui, avant que je dusse mourir, paraissait bien dit, se montre maintenant sous un jour tel, qu’on doit croire que ce n’était qu’un langage oratoire, qu’un jeu d’esprit, qu’une futilité. C’est avec vous, mon cher Criton, que je désire me livrer à cet examen pour voir si ce que je disais alors me semblera tant soit peu différent depuis que ma position est changée, ou s’il est toujours de même ; si nous n’en tiendrons aucun, compte, ou si nous nous y soumettrons. Nous disions donc, autant que je puis m’en rappeler, chaque fois que nous parlions sérieusement, ce que je viens de répéter : savoir, que de toutes les opinions que les hommes professent, il en est dont on doit faire le plus grand cas, et d’autres pour lesquelles on ne doit avoir aucune estime. Cela ne vous semble-t-il pas, au nom des dieux, Criton, parfaitement bien dit ? Et vous dans la situation où vous êtes, qui vous exempte de la crainte de subir demain la mort, autant qu’on peut le conjecturer ; pourriez-vous vous laisser égarer par la circonstance fâcheuse que je subis maintenant ? examinez donc. Cette proposition ne vous semble-t-elle pas parfaitement juste, qu’on ne doit pas donner son estime à toutes les opinions humaines, principalement à celles qui proviennent de tous les hommes ; mais a celles qui émanent de ceux-ci, et non pas à celles qui émanent de ceux-là ? pensez-vous que cette manière de parler soit bonne ?
« Cela est très juste.
« On doit donc estimer les opinions qui sont bonnes, et réprouver les mauvaises.
« Assurément.
« Les bonnes sont dues aux hommes prudents, et les mauvaises à ceux qui sont dénués de jugement.
« Comment en serait-il autrement ?
« Voyons donc à propos de quoi nous avons établi cette doctrine. Un homme qui fréquente le gymnase pour ou suivra avec zèle les exercices, doit il appliquer son esprit à tous les éloges, à toutes, les censures, en un mot à toutes les observations qu’on lui adresse indistinctement, ou seulement à celles d’un juge habile, soit médecin, soit directeur du gymnase ?
« A celui-là seul.
« Il ne doit donc redouter le blâme ou accueillir avec joie la louange, que de ce seul individu, et non ce qui vient de la multitude.
« Cela est clair.
« C’est donc d’après les conseils du gymnasiarque, comme en sachant plus que tous les autres, qu’il doit se gouverner dans la pratique de la gymnastique et dans le régime à suivre pour les aliments et les boissons.
« Cela doit être.
« Soit. Eh bien, il ne pourrait donc que se trouver mal de désobéir à celui-là seulement, de mépriser ses conseils, de ne tenir aucun compte de ses éloges, en réservant toute son estime pour les avis du plus grand nombre qui ne connaît rien à cet art.
« Comment n’en serait-il pas ainsi ?
« Mais quel est ce mal et jusqu’où s’étend-il ? quelle partie de celui qui désobéit en est affectée ?
« Évidemment le corps ; c’est lui qui en reçoit le dommage.
« Vous avez raison, ô Criton ; mais n’en est-il pas de même dans toutes les autres disciplines, sans que nous ayons besoin de les parcourir l’une après l’autre ? Toutefois, pour en venir à la considération des choses justes et injustes, honteuses et vertueuses, bonnes et mauvaises, dont l’étude nous occupe en ce moment, est-ce à l’opinion de la multitude que nous devons déférer, par la crainte de ses jugements, ou à celle d’un seul juge ; s’il en est un qui soit versé dans cette connaissance : opinion que nous devons respecter et craindre plus que celle de tous les autres : opinion à laquelle nous devons rendre hommage pour ne pas anéantir ou, du moins, pour ne pas atténuer ce qui, en nous, se perfectionne par la justice et se perd par l’injustice ? ou bien ne faites-vous aucun cas de ces réflexions ?
« Je pense comme vous, Socrate.
« Soit donc ; si, en cédant à l’opinion de ceux qui n’y entendent rien, je venais à perdre ce qu’un régime hygiénique aurait fortifié et ce que l’état maladif ruine, pourrais-je vivre ; lorsque j’aurais détruit le principe vital qui réside en moi ? Cependant, ce n’est que le corps dont il s’agit ici, n’est-ce pas ?
« Oui.
« Je ne pourrais donc pas continuer d’exister avec un corps infirme et usé ?
« Nullement.
« Eh quoi ! je pourrais vivre en ayant détruit en moi ce que l’injustice éteint, ce que la justice augmente ! est-ce que nous considérerions comme plus méprisable que le corps cette portion de notre être, quelle qu’elle soit, où dominent le juste et l’injuste ?
« Non, assurément.
« N’est-elle pas la plus précieuse dans notre organisme ?
« Incontestablement.
« Nous ne devons donc pas, ô mon meilleur ami, nous préoccuper beaucoup de ce que diront de nous les hommes qui composent la multitude, mais de celui seul qui connaît à fond ce qu’il y a de juste et d’injuste dans les actions, et ce seul est la vérité elle-même. Ainsi, premièrement, vous avez mal entamé cette discussion en disant que nous devions accorder quelque attention à l’opinion du grand nombre sur les questions de juste, de bon et d’honnête, ainsi que sur leurs contraires. »
Le Verbe notre Sauveur a dit :
« Vous cherchez la gloire qui vient des hommes et ne cherchez pas celle qui vient d’un seul (Ev. S. Jean, 5,41. Le texte grec porte : de Dieu seul) »
C’est la cause pour laquelle, dans les exercices de la piété, nous nous conduisons sagement, en ne recherchant pas ce que les hommes diront de nous ; mais ce que veut le Verbe unique de Dieu, que nous devons continuer d’honorer, lorsqu’une fois nous nous sommes attachés à lui par une détermination réfléchie ; comme nous l’avons fait dans le principe, sans revenir sur nos pas ; quand bien même on nous ferait apparaître, ainsi qu’à des enfants, les fantômes effrayants de la puissance populaire.
Tels ont été, parmi les anciens Hébreux, les hommes qui se sont illustrés par le martyre.