- La médisance est-elle un péché distinct de la diffamation ?
- Lequel des deux est le plus grave ?
Objections
1. Il ne semble pas. S. Isidore donne en effet l'étymologie suivante : « Le médisant (susurre = chuchoteur) s'appelle ainsi par une onomatopée. De fait, il ne parle pas en face, mais il chuchote à l'oreille ses paroles diffamatoires. » Mais tenir des propos diffamatoires sur autrui, c'est de la diffamation. Donc médire est la même chose que diffamer.
2. Il est écrit dans le Lévitique (Lévitique 19.16 Vg) « Tu n'iras pas incriminer ni médire dans le peuple. » Mais celui qui incrimine s'identifie au diffamateur. Donc médire ne diffère pas de diffamer.
3. Il est écrit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 28.13) « Maudit soit l'homme qui médit et l'homme qui a deux langages. » Or ce dernier doit être identifié au diffamateur, puisque celui-ci tient un double langage, l'un en l'absence de celui qu'il dénigre, l'autre en sa présence. Donc médire est identique à diffamer.
En sens contraire, sur ces mots de l'épître aux Romains (Romains 1.29) : « Médisants, diffamateurs », la Glose note : « Les premiers sèment la discorde entre les amis ; les seconds nient ou dénigrent les qualités d'autrui. »
Réponse
La médisance et la diffamation ont la même matière et la même forme ou manière de parler, car dans les deux cas on dit en secret du mal de son prochain. Cette affinité fait que l'on prend parfois ces péchés l'un pour l'autre. Ainsi sur le texte de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 5.14) « Que l'on ne t'appelle pas médisant », la Glose précise, « c'est-à-dire diffamateur ». Mais la fin voulue est différente. Le diffamateur veut noircir la réputation de son prochain ; aussi s'attache-t-il surtout à souligner les fautes du prochain qui sont de nature à ruiner ou à diminuer sa réputation. Mais le médisant cherche à diviser les amis ; c'est ce que dit le passage de la Glose précité, et ce texte des Proverbes (Proverbes 26.20) : « Éloignez le médisant et les querelles s'apaisent. » C'est pourquoi le médisant met surtout en avant les fautes du prochain qui peuvent irriter contre lui l'esprit de l'auditeur selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 28.9) : « Le pécheur jette le trouble entre les amis, et l'inimitié parmi ceux qui vivent en paix. »
Solutions
1. Le médisant, en tant qu'il dit du mal de son prochain, le diffame. Mais son cas diffère de celui du diffamateur parce que son intention n'est pas tant de dire du mal, que de dire ce qui peut exciter les esprits les uns contre les autres, serait-ce d'ailleurs du bien en soi, pourvu que l'interlocuteur y voie du mal qui lui déplaît.
2. Celui qui accuse d'un crime diffère du médisant et du diffamateur. Car, à l'inverse de ceux-ci, c'est au grand jour qu'il accable le prochain d'accusations ou d'insultes.
3. Le médisant est appelé à proprement parler l'homme à double langage. En effet, lorsque l'amitié unit deux personnes, le médisant s'efforce de la détruire des deux côtés à la fois, et pour ce faire, use d'un langage différent vis-à-vis de chacune, disant à l'une du mal de l'autre. Aussi, après avoir dit : « Maudit soit le médisant et celui qui a deux langages », l'Ecclésiastique ajoute : « Car il a jeté le trouble parmi un grand nombre d'hommes qui vivaient en paix. »
Objections
1. Il semble que ce soit la diffamation. En effet, les péchés en paroles consistent à dire du mal. Or le diffamateur dit de son prochain des choses qui sont absolument mauvaises puisqu'elles détruisent ou diminuent sa réputation. Le médisant, au contraire, n'a souci que de dire des maux apparents dont s'offusquera son auditeur. La diffamation est donc un péché plus grave que la médisance.
2. Ravir à quelqu'un sa réputation, c'est lui ravir l'amitié non pas d'un homme mais d'une multitude de gens ; car chacun refuse l'amitié d'individus perdus de réputation. Voilà pourquoi un roi de Juda est blâmé « de s'être lié d'amitié avec ceux qui haïssent Dieu » (2 Chroniques 19.2). Mais la médisance prive d'un seul ami. Elle est donc moins grave.
3. Selon S. Jacques (Jacques 4.11) : « Celui qui diffame son frère, diffame la loi », et par conséquent le législateur, Dieu lui-même. Ainsi la diffamation paraît être un péché contre Dieu, ce qui est le plus grave des péchés, nous l'avons dit. La médisance est un péché contre le prochain, elle est donc moins grave.
En sens contraire, il est écrit dans le livre de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 6.2) : « Rien n'est pire que l'homme au double langage ; le médisant s'attire la haine, l'aversion et l'opprobre. »
Réponse
Nous avons déjà dit plusieurs fois que le péché contre le prochain est d'autant plus grave qu'il lui porte plus de préjudice, et celui-ci est d'autant plus grand qu'il détruit un bien plus grand. Or un ami est le plus précieux des biens extérieurs, car, remarque Aristote : « Personne ne peut vivre sans ami » ; et selon l'Écriture (Ecclésiastique 6.15) « Il n'y a rien de comparable à un ami fidèle. » Or, justement, la réputation que la diffamation détruit, est surtout nécessaire pour nous rendre dignes d'amitié. Aussi la médisance est-elle un péché pire que la diffamation et même que l'injure, car dit encore Aristote : « L'amitié est préférable aux honneurs. Il vaut mieux être aimé qu'honoré. »
Solutions
1. L'espèce et la gravité du péché se prennent de sa fin plus que de son objet matériel. Voilà pourquoi, en raison de sa fin, la médisance est un péché plus grave que la diffamation, bien que la diffamation puisse dire des choses pires.
2. La bonne réputation dispose à l'amitié, et la mauvaise, à l'inimitié. Or, la disposition est inférieure au bien qu'elle prépare. C'est pourquoi celui qui produit une disposition à l'inimitié pèche moins que celui qui travaille directement à produire l'inimitié.
3. On peut dire que diffamer son prochain c'est diffamer la loi, en ce sens que la diffamation méprise le précepte d'aimer le prochain. Mais celui qui s'efforce de briser une amitié s'oppose plus directement à ce précepte. Et c'est pourquoi il pèche davantage contre Dieu, puisque, selon S. Jean : « Dieu est amour » (1 Jean 4.8). Aussi le livre des Proverbes (Proverbes 6.16) peut-il affirmer : « Il y a six choses que Dieu hait, et la septième il l'a en horreur ». et cette dernière est : « Le semeur de discorde entre frères. »