- Est-il permis de maudire un homme ?
- De maudire une créature sans raison ?
- La malédiction est-elle un péché mortel ?
- Comparaison de la malédiction avec les autres péchés.
Objections
1. Il semble qu'il ne soit pas permis de maudire quelqu'un. Il est défendu en effet de transgresser un précepte de l’apôtre qui parlait au nom du Christ (2 Corinthiens 13.3). Or l'Apôtre ordonne aux Romains (Romains 12.14) : « Bénissez, ne maudissez pas. » Il n'est donc pas permis de maudire.
2. Tous les hommes doivent bénir Dieu, car il est prescrit dans le livre de Daniel (Daniel 3.82) : « Enfants des hommes, bénissez le Seigneur. » Or S. Jacques (Jacques 3.9) montre bien que la même bouche ne peut bénir Dieu et maudire les hommes. Donc personne n'a le droit de lancer une malédiction.
3. Celui qui maudit son prochain, lui souhaite un mal de faute ou de peine ; car la malédiction est une sorte d'imprécation. Mais il est interdit de désirer le mal de son prochain ; on doit au contraire prier pour tous afin qu'ils soient délivrés du mal. Donc il n'est permis à personne de maudire.
4. Le diable, en raison de son obstination, est l'être le plus mauvais qui soit. Or il est interdit de le maudire, comme il est interdit de se maudire soi-même. En effet, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 21.27) : « Quand l'impie maudit le diable, il se maudit lui-même. » À plus forte raison par conséquent, nul ne peut maudire un homme.
5. Sur cette parole de Balaam, rapportée par le livre des Nombres (Nombres 23.8) : « Comment maudirai-je celui que Dieu ne maudit pas ? », la Glose note : « On ne peut avoir un juste motif de malédiction quand on ignore les sentiments du pécheur. » Or un homme ne peut deviner les sentiments d'un autre homme, ni savoir s'il a été maudit de Dieu. Donc aucun homme ne peut en maudire un autre.
En sens contraire, il est écrit dans le Deutéronome (Deutéronome 27.26) : « Maudit soit celui qui est infidèle aux prescriptions de cette loi. » Il y a aussi l'exemple d'Élisée maudissant les enfants qui le tournaient en dérision (2 Rois 2.24).
Réponse
Maudire c'est mal dire. Or on peut envisager trois façons de dire : 1° Sous forme d'affirmation ; on emploie alors le verbe à l'indicatif En ce sens maudire n'est pas autre chose que rapporter du mal de son prochain, ce qui est de la diffamation. Voilà pourquoi les diffamateurs sont parfois appelés médisants (maledici). 2° La parole le (dicere) est cause de cela même qui est exprimé. Cette manière de dire convient d'abord et principalement à Dieu qui crée toutes choses par sa parole, selon le verset du Psaume (Psaumes 33.9) : « Il dit, et tout a été fait. » Mais cela convient ensuite aux hommes qui, par le commandement de la parole, poussent leurs semblables à faire quelque chose. Alors le verbe de la phrase se met à l'impératif. 3° Enfin « dire », ce peut être encore une façon d'exprimer son désir ou ses souhaits à l'égard de la réalité dont on parle. C'est la fonction de l'optatif.
Si l'on fait abstraction du premier genre de malédiction, qui est une dénonciation pure et simple d'un mal, il ne reste que deux genres à examiner. Il faut d'abord se souvenir de ce que nous avons établi autrefois à savoir que faire une chose et la vouloir sont deux actes revêtus de la même bonté ou de la même malice morale. Par suite une malédiction sera aussi licite ou aussi illicite, que l'on souhaite le mal du prochain ou que l'on ordonne de lui en faire. Si, en effet, on commande ou on souhaite le mal d'autrui, précisément parce que c'est son mal, et en voulant ce mal pour lui-même, de l'une ou l'autre façon, maudire est illicite ; et c'est la malédiction proprement dite. Mais commander ou souhaiter le mal de son prochain sous la raison de bien, est licite. Ce n'est pas maudire de manière absolue, mais par accident, car l'intention principale de celui qui parle ne porte pas sur le mal mais sur un bien.
Or le mal peut être commandé ou souhaité à autrui en vue d'un bien pour deux motifs : d'abord pour une raison de justice ; ainsi un juge peut légitimement maudire un accusé en lui infligeant une condamnation méritée. De même l'Église maudit en jetant l'anathème ; et dans l'Écriture les prophètes souhaitaient du mal aux pécheurs en se conformant ainsi aux ordres de la justice de Dieu ; bien que l'on puisse aussi considérer ces imprécations comme des prédictions. — Puis il y a parfois une raison d'utilité qui autorise à dire du mal : souhaiter, par exemple à un pécheur une maladie ou un obstacle quelconque, pour qu'il se corrige ou du moins cesse de nuire.
Solutions
1. S. Paul interdit la malédiction proprement dite, celle qui veut le mai du prochain.
2. Même réponse à la deuxième objection.
3. Souhaiter du mal à quelqu'un sous la raison de bien ne s'oppose pas à l'affection qu'on lui doit et qui est essentiellement bienveillante ; c'est au contraire se conformer à ce sentiment.
4. Chez le diable, il faut distinguer sa nature et sa faute. Sa nature est bonne, elle vient de Dieu ; on ne peut donc la maudire. Mais il faut maudire sa faute, selon le mot de Job (Job 3.8) : « Que ceux-là maudissent la nuit où je suis né, eux qui maudissent le jour. » Quand un pécheur maudit le diable pour sa malice, il s'estime par le fait même digne de malédiction. C'est en ce sens que l'on dit qu'il se maudit lui-même.
5. Bien que le pécheur ne dévoile pas ses sentiments, on peut cependant les percevoir à partir d'un péché manifeste, pour lequel on devra le châtier. Pareillement, bien que l'on ne puisse pas savoir qui est celui que Dieu maudit d'une réprobation éternelle, on peut néanmoins savoir qui encourt la malédiction divine en raison de la culpabilité de sa faute actuelle.
Objections
1. Il semble que non, car la malédiction est autorisée surtout comme châtiment. Mais une créature sans raison ne peut faire de faute ni recevoir de châtiment. On ne peut donc la maudire.
2. Dans une créature sans raison, on trouve seulement la nature, que Dieu a créée. Or il n'est pas permis de maudire une nature, même celle du diable, on vient de le dire. On ne peut donc aucunement maudire une créature sans raison.
3. Une créature sans raison est stable comme le sont les corps, ou fugitive comme le temps. Or S. Grégoire remarque : « Il est vain de maudire ce qui n'existe pas et vicieux de maudire ce qui existe. » Il n'est donc aucunement permis de maudire une créature sans raison.
En sens contraire, le Seigneur a maudit un figuier (Matthieu 21.19), et Job (Job 3.1) a maudit le jour de sa naissance.
Réponse
La bénédiction ou la malédiction concernent proprement l'être auquel il peut arriver du bien ou du mal, c'est-à-dire la créature raisonnable. Mais on dit aussi que le bien et le mal affectent les créatures sans raison par leur rapport avec les êtres raisonnables, pour lesquelles elles existent. Or elles leur sont ordonnées de multiples façons :
l) À titre de secours, en ce sens que les êtres sans raison servent à l'homme pour subvenir à ses besoins. Aussi Dieu déclaratif à l'homme (Genèse 3.17) : « La terre que tu travailles sera maudite », c'est-à-dire que sa stérilité sera le châtiment de l'homme. C'est dans le même sens qu'il faut entendre ces mots du Deutéronome (Deutéronome 28.5) « Tes greniers seront bénis », et plus loin « Tes greniers seront maudits. » C'est de la même manière encore, explique S. Grégoire que David maudit la montagne de Gelboé (2 Samuel 1.21).
2) Les créatures sans raison servent encore à l'homme de symboles. Le figuier maudit par le Christ symbolisait la Judée.
3) Enfin à titre de cadre chronologique et géographique. Ainsi Job maudit le jour de sa naissance, à cause du péché originel qu'il avait contracté en naissant et des pénalités qui en sont la conséquence. On peut aussi entendre en ce sens la malédiction que David lança contre la montagne de Gelboé à cause du massacre du peuple qui avait eu lieu sur cette montagne.
Mais maudire les êtres sans raison comme créatures de Dieu, c'est un péché de blasphème. Et les maudire pour eux-mêmes est vain et sans objet, donc illicite.
Solution
Cela donne la solution des Objections.
Objections
1. Il ne semble pas que ce soit un péché mortel de maudire. En effet, S. Augustine range la malédiction parmi ce qu'il appelle les péchés légers, qui correspondent à nos péchés véniels. Donc la malédiction est un péché véniel et non mortel.
2. Ce qui est fait à la légère n'est pas toujours péché mortel. Or tel est parfois le cas de la malédiction, qui n'est donc pas péché mortel.
3. Mal faire est plus grave que maudire. Or mal faire n'est pas toujours péché mortel. Donc beaucoup moins maudire.
En sens contraire, seul le péché mortel exclut du royaume de Dieu. Or la malédiction exclut du royaume de Dieu, selon S. Paul (1 Corinthiens 6.10) : « Ni ceux qui profèrent des malédictions, ni les escrocs ne posséderont le royaume de Dieu. » La malédiction est donc péché mortel.
Réponse
La malédiction, telle que nous l'envisageons ici, consiste à appeler le mal sur quelqu'un sous forme de commandement ou de souhait. Or vouloir le mal d'autrui ou le provoquer par un ordre s'oppose, de soi, à la charité qui nous fait aimer notre prochain en lui voulant du bien. C'est donc un péché mortel de sa nature, et d'autant plus grave que la personne que nous maudissons a droit à plus d'amour et de respect de notre part. Voilà pourquoi il est écrit dans le Lévitique (Lévitique 20.9) : « Quiconque maudit son père ou sa mère sera puni de mort. »
Il peut arriver cependant qu'en lançant une parole de malédiction l'on ne commette qu'un péché véniel, soit parce que l'on appelle sur autrui un mal sans gravité, soit en raison du sentiment qui inspire cette malédiction ; on peut, en effet, prononcer de telles paroles à la légère, ou pour plaisanter, ou sans y prendre garde.
Car les péchés de parole doivent être évalués surtout d'après les sentiments qui les inspirent, nous l'avons déjà dit.
Solution
Cela donne la solution des Objections.
Objections
1. Il semble que maudire soit plus grave que diffamer. En effet, la malédiction est ne sorte de blasphème ; c'est évident d'après ce que dit l'épître canonique de S. Jude (Jude 1.9) : « L'archange Michel, lorsqu'il contestait avec le diable et lui disputait le corps de Moïse, n'osa pas porter contre lui une sentence de blasphème », et ici, remarque la Glose, blasphème est mis pour malédiction. Or le blasphème est un péché plus grave que la diffamation. Donc aussi la malédiction.
2. L'homicide est plus grave que la diffamation, nous l'avons montrés. Or la gravité de la malédiction est égale à celle de l'homicide, selon S. Jean Chrysostome : « Lorsque vous dites à Dieu : ‘Maudis cet homme, renverse sa maison, fais périr tous ses biens’ vous ne différez en rien d'un homicide. » Donc maudire est plus grave que diffamer.
3. La cause l'emporte sur le signe. Or celui qui maudit cause le mal par son commandement ; le diffamateur au contraire ne fait que désigner un mal déjà existant. Le premier pèche donc plus gravement que le second.
En sens contraire, la diffamation ne peut jamais se prendre en bonne part. La malédiction au contraire peut être bonne ou mauvaise, nous l'avons montré. Donc la diffamation est plus grave que la malédiction.
Réponse
Comme on l'a vu dans la première Partie, il y a deux sortes de maux, le mal de faute et le mal de peine. Mais, comme on l'a dit aussi, de ces deux maux, celui de faute est le pire. Aussi parler de la faute de quelqu'un est plus grave que parler de son châtiment, si toutefois on le fait en termes semblables. Or l'injure, la médisance, la diffamation et même la moquerie dénoncent le mal de faute ; tandis que la malédiction dont nous parlons maintenant concerne le mal de peine, non le mal de faute, à moins qu'il n'envisage la faute sous la raison de peine. De plus la manière de s'exprimer n'est pas la même. Dans les quatre premiers vices, on dit la faute d'autrui seulement en la dénonçant ; dans la malédiction, au contraire, on parle du châtiment soit de manière impérative pour le causer, soit sous forme de souhait. Mais dénoncer une faute est un péché, en ce que cela nuit au prochain. Or il est plus grave de nuire que d'en exprimer simplement le désir, toutes choses égales d'ailleurs. Voilà pourquoi la diffamation, en son acception générale, est un péché plus grave que la malédiction exprimée sous forme de simple désir. Mais la malédiction sous forme impérative, ayant raison de cause, peut être plus grave que la diffamation, si le préjudice qu'elle porte est plus grand que le dénigrement d'une réputation, ou moins grave si le dommage causé est moindre.
Cette appréciation de gravité est établie d'après les éléments qui appartiennent essentiellement à ces péchés, mais des éléments accidentels peuvent augmenter ou diminuer cette gravité.
Solutions
1. La malédiction portée contre une créature envisagée comme telle, rejaillit sur Dieu et peut donc par accident avoir raison de blasphème. Il n'en serait pas de même si la créature était maudite pour une faute. On doit faire une distinction semblable pour la diffamation.
2. Comme nous l'avons dit. l'une des formes de la malédiction inclut le désir du mal. Donc, si celui qui la prononce souhaite la mort d'autrui, son désir fait de lui un homicide. Il en diffère cependant en tant que l'acte extérieur ajoute quelque chose à la volonté.
3. Ce raisonnement vaut seulement pour la malédiction qui implique un commandement.