- Concerne-t-elle seulement nos rapports avec Dieu ?
- Est-elle une vertu ?
- Est-elle une vertu unique ?
- Est-elle une vertu spéciale ?
- Est-elle une vertu théologale ?
- Est-elle supérieure aux autres vertus morales ?
- Comporte-t-elle des actes extérieurs ?
- Est-elle identique à la sainteté ?
Objections
1. Il semble qu'elle ait un objet moins restreint, car nous lisons dans l'épître de S. Jacques (Jacques 1.27) : « La religion pure et sans tache devant notre Dieu et Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves dans leurs épreuves, et se garder de toute souillure du monde. » Mais le premier point concerne nos rapports avec le prochain, et le second l'ordre qui règle l'homme en lui-même.
2. S. Augustin a déclare : « Dans le latin usuel, non seulement des ignorants, mais aussi des plus doctes, on parle de manifester sa religion à l'égard de ses parents, de ses alliés, de tous ceux envers qui nous avons une obligation quelconque ; d'où vient que l'ambiguïté du terme empêche de dire en toute assurance que la religion ne fut pas autre chose que le culte de Dieu. »
3. Le culte de latrie ressortit à la religion, car latrie signifie « servitude », remarque S. Augustin. Or nous devons servir non seulement Dieu, mais le prochain, selon l'épître aux Galates (Galates 5.13) : « Par la charité mettez-vous au service les uns des autres. » Donc la religion implique aussi nos rapports avec le prochain.
4. Le culte relève de la religion. Mais on ne parle pas de culte seulement pour Dieu, selon cette sentence de Caton : « Rends un culte à tes parents. » La religion nous ordonne donc aussi au prochain.
5. Tous ceux qui veulent faire leur salut se soumettent à Dieu. Pourtant on réserve le nom de « religieux » à ceux qui s'astreignent, par des vœux et des observances, à l'obéissance envers d'autres hommes. Il ne semble donc pas que la religion consiste à régler la juste sujétion de l'homme à Dieu.
En sens contraire, d'après Cicéron, « la religion présente ses soins et ses cérémonies à une nature d'un ordre supérieur qu'on nomme divine ».
Réponse
Pour définir la religion, Isidore adopte l'étymologie suggérée par Cicérone : « L'homme religieux, c'est celui qui repasse et pour ainsi dire relit ce qui concerne le culte divin. » Religion viendrait donc de « relire », ce qui relève du culte divin, parce qu'il faut fréquemment y revenir dans notre cœur ; selon Proverbe (Proverbes 3.6) : « En toutes tes démarches pense à lui. » Mais on peut aussi entendre la religion du devoir de « réélire » Dieu comme le bien suprême délaissé par nos négligences, dit S. Augustin. Ou bien encore, toujours avec S. Augustin on peut faire dériver religion de « relier », la religion étant « notre liaison au Dieu unique et tout-puissant ». Quoi qu'il en soit de cette triple étymologie, lecture renouvelée, choix réitéré de ce qui a été perdu par négligence, restauration d'un lien, la religion au sens propre implique ordre à Dieu. Car c'est à lui que nous devons nous attacher avant tout, comme au principe indéfectible ; lui aussi que, sans relâche, notre choix doit rechercher comme notre fin ultime ; lui encore que nous avons négligé et perdu par le péché, et que nous devons recouvrer en croyant, et en témoignant de notre foi.
Solutions
1. Il y a deux sortes d'actes attribués à la religion. Par ses actes propres et immédiats, ceux qu'elle émet, elle nous ordonne uniquement à Dieu ; tels sont le sacrifice, l'adoration, etc. Mais on lui attribue aussi d'autres actes, émis directement par d'autres vertus qu'elle tient sous son commandement, pour autant qu'elle les ordonne à l'honneur de Dieu. La vertu qui regarde la fin commande en effet aux vertus qui gouvernent les choses ordonnées à cette fin. C'est à ce titre d'actes commandés qu'on attribuera à la religion la visite des orphelins et des veuves, acte propre de la miséricorde. De même, se garder de la contagion du siècle est un acte commandé par la religion, mais émanant de la tempérance ou d'une vertu analogue.
2. Les extensions possibles du mot religion aux relations humaines n'empêchent pas que le sens propre en soit réservé, comme S. Augustin le dit lui-même un peu plus haut, au culte de Dieu : « Au sens le plus précis, la religion parait désigner le culte de Dieu, et non pas n'importe quel culte. »
3. Puisque la servitude implique une relation au maître, il faut nécessairement que là où il y a raison spéciale et propre de domination, existe une raison spéciale et propre de servitude. Or il est clair que la domination convient à Dieu selon une raison propre et unique, parce qu'il a tout créé et parce que, en toutes choses, il a le rang suprême. C'est pourquoi on lui doit une servitude d'une nature spéciale. Et une telle servitude est appelée latrie par les Grecs. Donc la servitude appartient proprement à la religion.
4. Nous employons le mot « culte » au sujet des hommes à qui nous consacrons des honneurs, notre souvenir ou notre présence. En Outre, nous parlons de « cultiver » des réalités inférieures qui nous sont soumises. On appelle agriculteurs ceux qui cultivent les champs, et on appelle incolae ceux qui cultivent un lieu en l'habitant. Cependant, parce qu'on doit à Dieu un honneur spécial, comme au premier principe de toutes choses, une raison spéciale de culte lui est due, qu'on appelle en grec eusébéia ou théosébéia, comme le montre S. Augustin.
5. Bien qu'on qualifie d'hommes religieux tous ceux qui rendent un culte à Dieu, on réserve le nom de « religieux » à certains précisément parce qu'ils vouent toute leur vie au culte de Dieu, en se dégageant des embarras du monde. Ainsi appelle-t-on contemplatifs, non point tous ceux qui contemplent, mais ceux qui consacrent leur vie entière à la contemplation. Les religieux d'ailleurs ne se soumettent pas à l'homme pour lui-même, mais pour Dieu. « Comme un ange de Dieu, comme le Christ Jésus, ainsi m'avez-vous reçu », dit S. Paul (Galates 4.14).
Objections
1. Il ne semble pas, car la révérence envers Dieu semble appartenir à la religion. Or cette révérence est un acte de la crainte, qui est un don du Saint-Esprit, nous l'avons vu.
2. Toute vertu réside dans une volonté libre, si bien qu'on la définit un habitus électif, c'est-à-dire volontaire. Mais, nous l'avons dit, la vertu de latrie qui implique une certaine servitude, se rattache à la religion. Donc celle-ci n'est pas une vertu.
3. Comme dit Aristote, l'aptitude à la vertu est mise en nous par la nature, si bien que les vertus sont réglées par la raison naturelle. Mais la religion est chargée d'offrir tout un cérémonial à la nature divine. Or nous avons vu que les préceptes cérémoniels, ne sont pas réglés par la raison naturelle. Donc la religion n'est pas une vertu.
En sens contraire, elle est énumérée parmi les autres vertus, comme on a pu le voir.
Réponse
La vertu, nous l'avons déjà dit, rend bon celui qui la possède et rend bonne son œuvre. Toute bonté dans l'action requiert donc une vertu. Or, rendre à autrui ce qui lui est dû a manifestement raison de bien ; parce que, du fait que l'on rend à autrui son dû, on s'établit dans une juste relation envers lui, on s'ordonne à lui comme il le faut. Or l'ordre se rattache à la raison de bien, ainsi que le mode et l'espèce, comme le montre S. Augustin. Puisqu'il appartient à la religion de rendre l'honneur qui lui est dû à quelqu'un qui est Dieu, il est évident qu'elle est une vertu.
Solutions
1. Révérer Dieu est un acte du don de crainte. Mais la religion s'applique à faire certaines choses par révérence pour Dieu. Il n'y a donc pas lieu d'identifier religion et don de crainte, mais d'ordonner la vertu au don comme à ce qui est plus capital. Car les dons sont plus capitaux que les vertus morales, nous l'avons montré.
2. Même un esclave peut rendre volontairement à son maître ce qu'il lui doit ; il fait ainsi de nécessité vertu, en lui rendant volontairement son dû. De même, rendre à Dieu le service que nous lui devons peut être un acte de vertu, en tant que l'homme agit volontairement.
3. C'est bien la raison naturelle qui nous dicte notre devoir de faire certains gestes, pour révérer Dieu; mais qu'on fasse précisément ceci ou cela n'est pas dicté par la raison naturelle : c'est institué par le droit, humain ou divin.
Objections
1. Il semble que non. Car la religion nous ordonne à Dieu, nous l'avons dit. Mais en Dieu, nous trouvons trois personnes et encore une multitude d'attributs, distincts au moins pour la raison. Or, nous avons montré que la diversité dans la raison de l'objet suffit à diversifier les vertus.
2. L'unité de la vertu doit se retrouver dans son acte, puisque les actes servent à distinguer les habitus. Mais il y a bien des actes divers de religion : culte et service, vœux, prières, sacrifices, etc. Donc la religion n'est pas une vertu unique.
3. L'adoration ressortit à la religion. Mais on adore les images et Dieu lui-même selon des raisons diverses. Donc, puisque des raisons diverses différencient les vertus, il apparaît que la religion n'est pas une vertu unique.
En sens contraire, « Un seul Dieu, une seule foi », dit l'Apôtre (Éphésiens 4.5). Mais la religion vraie exprime la foi au Dieu unique. Elle est donc une vertu unique.
Réponse
On a établi ailleurs le principe de la distinction des habitus par la diversité des objets formels. Or l'objet de la religion, c'est de rendre honneur au Dieu unique, sous cette raison unique qu'il est le principe premier de la création et du gouvernement du monde. Lui-même nous dit par la voix de Malachie (Malachie 1.6) : « Si je suis Père, rendez-moi honneur ! » Car il appartient au père de donner la vie et de gouverner. La vertu de religion est donc évidemment unique.
Solutions
1. Les trois personnes divines n'interviennent dans la création et le gouvernement du monde qu'à titre de principe unique. La même vertu de religion suffit donc à leur rendre nos devoirs. Les divers attributs divins se rejoignent dans la raison de premier principe, parce que Dieu produit l'univers et le gouverne par sa sagesse, sa volonté et la puissance de sa bonté. C'est pourquoi la religion est une vertu unique.
2. C'est par le même acte que l'on sert Dieu et qu'on lui rend un culte ; car le culte envisage l'excellence de Dieu, à qui est due la révérence ; la servitude envisage la sujétion de l'homme qui par sa condition est obligé de rendre révérence à Dieu. Et ce double aspect est commun à tous les actes attribués à la religion, parce que tous permettent à l'homme de proclamer l'excellence divine et sa sujétion envers Dieu, soit en lui présentant quelque chose, soit en participant du bien divin.
3. Le culte de religion ne s'adresse pas aux images considérées en elles-mêmes comme des réalités, mais les regarde sous leur aspect propre d'images qui nous conduisent à Dieu incarné. Or le mouvement qui s'adresse à l'image en tant que telle ne s'arrête pas à elle, mais tend à la réalité dont elle est l'image. C'est pourquoi le fait que l'on rend un culte religieux aux images du Christ n'introduit aucune diversité dans le motif de latrie ni dans la vertu de religion.
Objections
1. Il apparaît que non, car, pour S. Augustin : « Est sacrifice véritable tout ce qu'on fait pour s'unir à Dieu en de saintes relations. » Mais le sacrifice ressortit à la religion, donc tout acte vertueux ressortit à la religion. Et ainsi elle n'est pas une vertu spéciale.
2. L'apôtre nous dit (1 Corinthiens 10.31) : « Faites tout pour la gloire de Dieu. » Mais il appartient à la religion de faire certaines actions pour révérer Dieu, nous l'avons dit. Donc la religion n'est pas une vertu spéciale.
3. La charité dont on aime Dieu n'est pas une vertu distincte de la charité dont on aime le prochain. Mais pour Aristote « honorer le prochain et l'aimer sont choses voisines ». Donc la religion par laquelle on honore Dieu n'est pas une vertu spécifiquement distincte de l'observance, de la dulie ou de la piété, par lesquelles on honore le prochain. Elle n'est donc pas une vertu spéciale.
En sens contraire, elle est donnée comme une partie de la justice, distincte des autres.
Réponse
Puisque la vertu est ordonnée au bien, là où il y a une raison spéciale de bien, il faut qu'il y ait une vertu spéciale. Le bien auquel est ordonnée la religion est de rendre à Dieu l'honneur qui lui est dû. Or, on doit honneur à quelqu'un en raison de son excellence. Mais c'est une excellence unique que celle de Dieu, dont la transcendance infinie s'élève au-dessus de toutes choses. Aussi lui doit-on un honneur spécial : déjà sur le plan humain on voit les honneurs se diversifier suivant l'excellence des personnes : on honore différemment son père et son roi. Aussi est-il évident que la religion est une vertu spéciale.
Solutions
Toute œuvre vertueuse est appelée sacrifice en tant qu'on l'ordonne à l'honneur de Dieu. Il ne s'ensuit donc pas que la religion soit une vertu générale, mais qu'elle étend son commandement à toutes les autres vertus, comme nous l'avons dit plus haut.
2. Tout ce que l'on fait à la gloire de Dieu relève de la religion, non en tant qu'elle produit ces actes, mais en tant qu'elle les commande. N'émanent directement de la religion que les actes qui n'ont d'autre motif, selon leur raison spécifique, que la gloire de Dieu.
3. L'objet de l'amour est le bien. L'objet du respect ou de l'honneur est quelque chose d'excellent. Dieu communique aux créatures sa bonté, mais non l'excellence qu'elle possède en lui. C'est pourquoi la charité ne se divise pas, qu'elle porte sa dilection sur Dieu ou sur le prochain ; tandis que la religion, qui honore Dieu, se distingue des vertus qui honorent le prochain.
Objections
1. Il semble bien, car S. Augustin affirme : « On rend un culte à Dieu par la foi, l'espérance et la charité. » Mais rendre un culte à Dieu relève de la religion. Celle-ci est donc une vertu théologale.
2. On appelle « théologales » les vertus qui ont Dieu pour objet. Or tel est le cas de la religion, puisque c'est à Dieu seul qu'elle nous ordonne, comme on l'a dit plus haut.
3. Une vertu ne peut être que théologale, intellectuelle ou morale, nous l'avons dit. La religion n'est pas une vertu intellectuelle, puisque sa perfection ne consiste pas dans la considération de la vérité. Elle n'est pas davantage une vertu morale, celles-ci ayant en propre de tenir le milieu entre l'excès et le défaut, car on ne peut honorer Dieu à l'excès d'après l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 43.30) : « Bénissez le Seigneur, exaltez-le autant que vous pouvez, il dépasse toute louange. » Elle ne peut donc être qu'une vertu théologale.
En sens contraire, on la rattache à la justice, qui est une vertu morale.
Réponse
La religion rend à Dieu le culte qui lui est dû, on vient de le dire. Il y a donc en elle deux points à considérer : ce qu'elle offre à Dieu, le culte, qui est la matière et l'objet de la vertu; d'autre part celui à qui nous le présentons : Dieu. C'est à lui qu'on rend un culte, non pas que nos actes de culte l'atteignent en lui-même, comme nous l'atteignons lorsque nous croyons en lui ; c'est pourquoi nous avons dit précédemment que Dieu est objet de foi non seulement en ce que nous croyons à Dieu, mais en tant que nous croyons Dieu. Tandis que l'on offre à Dieu le culte qui lui est dû en tant que les actes de culte se font pour le révérer : ainsi, l'oblation de sacrifices, etc. Aussi est-il évident que Dieu n'est pas rattaché à la vertu de religion comme sa matière ou son objet, mais comme sa fin.
C'est pourquoi la religion n'est pas une vertu théologale, dont l'objet est la fin ultime, mais une vertu morale qui concerne des moyens ordonnés à la fin.
Solutions
1. C'est un principe universel qu'une puissance ou une vertu dont l'activité porte sur une fin, meut par son commandement la puissance ou la vertu qui actionne les moyens relatifs à cette fin. Les vertus théologales, foi, espérance et charité, s'exercent à l'égard de Dieu comme envers leur objet propre ; il leur appartient donc de causer par leur commandement l'acte de la vertu de religion qui accomplit certains actes ordonnés à Dieu. C'est pourquoi S. Augustin parle du culte rendu par la foi, l'espérance et la charité.
2. La religion nous ordonne à Dieu, non comme à son objet, mais comme à sa fin.
3. La religion n'est pas une vertu théologale ni une vertu intellectuelle, mais une vertu morale, puisqu'elle fait partie de la justice. En elle le juste milieu se prendra non de l'équilibre des passions, mais selon une certaine égalité dans les œuvres qu'on fait pour Dieu. Ne l'entendons pas d'une égalité quantitative avec ce que nous devons à Dieu ; mais relativement à ce que nous pouvons faire et à ce que Dieu lui-même agrée. Quant à l'excès, il peut s'en trouver dans ce qui touche au culte divin; non qu'on puisse trop honorer Dieu, mais il y a d'autres circonstances que la quantité. L'excès pourra consister à rendre les honneurs divins à quelqu'un qui n'y a pas droit, hors du temps voulu, ou selon d'autres circonstances blâmables.
Objections
1. Il semble que non, car la perfection de la vertu morale c'est d'atteindre au juste milieu d'après Aristote. Or le juste milieu de la justice n'est pas réalisé par la religion, qui ne rend aucunement à Dieu l'équivalent de ses dons.
2. Dans ce que l'on fait pour les hommes, on mérite d'autant plus l'éloge qu'on aide celui qui en a le plus besoin, d'où cette parole d'Isaïe (Ésaïe 58.7) : « Partage ton pain avec l'affamé. » Mais Dieu n'a pas besoin de notre aide, selon le Psaume (Psaumes 16.2 Vg) : « J'ai dit au Seigneur : ‘Tu es mon Dieu, car tu n'as pas besoin de mes biens.’ » Donc la religion paraît mériter moins d'éloges que les autres vertus, par lesquelles on vient en aide aux hommes.
3. Ce qu'on fait par une nécessité plus impérieuse est d'autant moins digne d'éloge, selon S. Paul (1 Corinthiens 9.16) : « Annoncer l'Évangile n'est pas pour moi un titre de gloire : c'est une nécessité qui s'impose à moi. » La grandeur de la nécessité est conforme à la grandeur de la dette. Donc, puisque la plus grande dette est ce que l'homme doit présenter à Dieu, il apparaît que la religion est la moins digne d'éloges entre les vertus humaines.
En sens contraire, l'Exode (Exode 20.1-11) place au premier rang les préceptes concernant la religion. Or l'ordre des préceptes correspond à l'ordre des vertus, puisqu'ils ont pour but d'en promouvoir les actes. La religion a donc primauté parmi les vertus morales.
Réponse
Tout ce qui est relatif à une fin tire sa bonté de son ordre à cette fin ; aussi plus on est proche de celle-ci, plus la bonté s'accroît. Or, les vertus morales ont pour matière, nous l'avons dite, tout ce qui est ordonné à Dieu comme à notre fin. Or, parmi ces vertus, c'est la religion qui touche de plus près à Dieu : elle nous fait accomplir des actes directement et immédiatement ordonnés à son honneur. Elle a donc prééminence sur les autres vertus morales.
Solutions
1. L'éloge de la vertu tient à ce que nous voulons, non aux limites de ce que nous pouvons. Rester en deçà de cette égalisation qui est le juste milieu de la justice, faute de le pouvoir, ne rabaisse en rien la qualité de la vertu, s'il n'y a aucune déficience du côté de la volonté.
2. Dans les services que l'on rend à autrui, l'acte est d'autant plus louable que le besoin est plus grand, parce qu'il rend davantage service. Mais on n'offre rien à Dieu pour son profit, on l'offre pour sa gloire, c'est là notre profit.
3. La nécessité empêche la gloire de la surérogation, mais non le mérite de la vertu, si la volonté y intervient.
Objections
1. Il semble que la latrie n'ait pas d'acte extérieur, car il est dit en S. Jean (Jean 4.24) « Dieu est esprit et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et vérité. »
Or les actes extérieurs ne relèvent pas de l'esprit, mais plutôt du corps. Donc la religion n'a pas d'actes extérieurs, mais seulement intérieurs.
2. La religion a pour fin de rendre à Dieu respect et honneur. Mais il semble irrespectueux de présenter à quelqu'un d'éminent ce qui convient proprement aux inférieurs. Or, tous les actes d'hommage où le corps intervient paraissent appropriés aux besoins humains ou au respect dû aux créatures inférieures à Dieu. Il apparaît donc peu convenable d'en user pour honorer Dieu.
3. S. Augustin approuve Sénèque blâmant ceux qui rendent aux idoles les hommages rendus ordinairement aux hommes, parce que ce qui revient aux mortels ne convient pas aux immortels. Moins encore est-ce permis pour le Dieu véritable, élevé par-dessus tous les dieux. Les actes corporels sont donc à réprouver dans le culte de Dieu, et la religion ne les comporte pas.
En sens contraire, on lit dans le Psaume (Psaumes 84.3). « Mon cœur et ma chair ont bondi vers le Dieu vivant » Mais si les actes intérieurs relèvent du « cœur », les actes extérieurs relèvent de la « chair ». Il apparaît donc que le culte rendu à Dieu doit comporter non seulement des actes intérieurs, mais aussi des actes extérieurs.
Réponse
Nous témoignons à Dieu honneur et révérence non pour lui-même, parce qu'en lui-même il est plein d'une gloire à quoi la créature ne peut rien ajouter, mais pour nous-mêmes; car révérer Dieu et l'honorer, c'est en fait lui assujettir notre esprit, qui trouve en cela sa perfection. Toute chose en effet trouve sa perfection dans la soumission à ce qui lui est supérieur. Ainsi le corps vivifié par l'âme, l'air illuminé par le soleil. Mais pour rejoindre Dieu, l'esprit humain a besoin d'être guidé par le sensible : car, écrit l'Apôtre (Romains 1.20) : « C'est par le moyen des choses créées qu'apparaît au regard de l'intelligence l'invisible mystère de Dieu. » C'est pourquoi le culte divin requiert nécessairement l'usage de réalités corporelles, comme de signes capables d'éveiller en l'âme humaine les actes spirituels par lesquels on s'unit à Dieu. Ainsi la religion a des actes intérieurs qui sont principaux et qui d'eux-mêmes lui appartiennent. Mais elle y ajoute, à titre secondaire, des actes extérieurs ordonnés aux actes intérieurs.
Solutions
1. Le Seigneur ne parle que de ce qui, dans le culte, est premier et voulu pour soi-même.
2. Ces offrandes extérieures ne sont pas présentées à Dieu pour subvenir à une indigence, selon qu'il dit dans le Psaume (Psaumes 50.13) : « Mangerai-je donc la chair des taureaux, boirai-je le sang des boucs ? » Mais on les présente en signe de certaines œuvres intérieures et spirituelles, agréées de lui pour elles-mêmes. D'où cette définition de S. Augustin : « Le sacrifice visible est le sacrement, c'est-à-dire le signe sacré, du sacrifice invisible. »
3. On se moque des idolâtres parce qu'ils présentaient aux idoles des offrandes bonnes pour des hommes, non comme des signes éveillant au monde spirituel, mais comme si les idoles prenaient plaisir à ces dons en eux-mêmes. Et surtout parce que ces idoles étaient inexistantes et immorales.
Objections
1. Non, car la religion est une vertu spéciale, on vient de le dire. Or la sainteté est une vertu générale : « Elle assure, dit Andronicus, la fidèle observance de tout ce qui est juste devant Dieu. »
2. La sainteté implique la pureté ; car d'après Denys elle est « la pureté libre de toute souillure, parfaite et sans la moindre tache ». Or la pureté est surtout affaire de tempérance, laquelle rejette les honteux excès du corps. Donc, puisque la religion appartient à la justice, elle ne peut être identique à la sainteté.
3. On ne peut identifier ce qu'on oppose dans une division logique. Or dans une liste des annexes de la justice, sainteté et religion sont distinguées.
En sens contraire, on lit dans S. Luc (Luc 1.74) : « Servons Dieu en sainteté et justice. » Mais le service de Dieu, c'est la religion, nous l'avons vu. Religion et sainteté sont donc identiques.
Réponse
Le mot de sainteté implique deux choses : Premièrement : la pureté. C'est le sens donné par le mot grec haies comme si l'on disait « sans terre ». Deuxièmement, il implique fermeté : les anciens appelaient saint ce que la loi protégeait et rendait inviolable. D'où vient aussi le terme de « sanctionné » pour désigner ce que confirme une loi. L'étymologie latine permet d'ailleurs de rattacher au mot sanctus l'idée de pureté. Il faut alors l'entendre de sanguine tinctus, parce que, dans l'antiquité, celui qui voulait être purifié se faisait asperger par le sang d'une victime, d'après Isidore. L'un et l'autre sens s'accordent pour faire attribuer la sainteté à ce qui est engagé dans le culte divin. Si bien que non seulement les hommes, mais le temple, les instruments et autres choses de ce genre, se trouveront sanctifiés par leur application au culte de Dieu. La pureté en effet est nécessaire pour que l'âme s'applique à Dieu. C'est parce que l'âme se souille du fait de sa liaison aux choses d'en bas, comme un métal s'avilit par son alliage avec un métal moins noble, ainsi l'argent mêlé de plomb. Or il faut que l'âme spirituelle se sépare de ces réalités inférieures pour pouvoir s'unir à la réalité suprême. C'est pourquoi une âme sans pureté ne peut s'appliquer à Dieu. Aussi l'épître aux Hébreux (Hébreux 12.14) nous dit-elle : « Recherchez la paix avec tous, et cette pureté sans laquelle nul ne verra Dieu. » La fermeté stable est également requise pour l'application de l'âme à Dieu. Elle s'attache à lui en effet comme à la fin ultime et au premier principe, ce qui nécessairement est immuable au plus haut point. S. Paul disait aux Romains (Romains 8.38) : « je suis certain que ni la mort ni la vie ne me sépareront de l'amour de Dieu. »
Ainsi donc, on appelle sainteté cette application que l'homme fait de son âme spirituelle et de ses actes à Dieu. Elle ne diffère donc pas de la religion dans son essence, mais seulement d'une distinction de raison. Car on parle de religion selon que l'on rend à Dieu le service qu'on lui doit en ce qui concerne spécialement le culte divin : sacrifices, oblations, etc. Tandis qu'on parle de sainteté lorsque l'homme, outre ces actes, rapporte encore à Dieu les actes des autres vertus, ou bien se dispose au culte divin par certaines bonnes œuvres.
Solutions
1. À la prendre dans son essence, la sainteté est une vertu spéciale, et l'on peut alors d'une certaine façon l'identifier à la religion. Mais elle a aussi un caractère général selon que son commandement ordonne au bien divin tous les actes des vertus. De même, la justice légale est appelée vertu générale en tant qu'elle ordonne au bien commun les actes de toutes les vertus.
2. La pureté qu'assure la tempérance n'a raison de sainteté que si on la réfère à Dieu. D'où cette remarque de S. Augustin : « La virginité est honorée non pour elle-même mais parce qu'elle est consacrée à Dieu. »
3. La sainteté se distingue de la religion, nous venons de le dire, non d'une distinction réelle, mais d'une distinction de raison.
Premièrement les actes intérieurs (Q. 82-83) qui sont les principaux, on l'a dit. Deuxièmement les actes extérieurs, qui sont secondaires (Q. 84-9 1). Nous trouvons comme actes intérieurs de la religion la dévotion (Q. 82) et la prière (Q. 83), dont nous allons traiter successivement.