Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

83. LA PRIÈRE

  1. La prière est-elle un acte de la faculté appétitive, ou cognitive ?
  2. Convient-il de prier Dieu ?
  3. Est-ce un acte de la religion ?
  4. Ne doit-on prier que Dieu ?
  5. La prière de demande doit-elle avoir un objet déterminé ?
  6. Doit-on demander à Dieu des biens temporels ?
  7. Devons-nous prier pour autrui ?
  8. Devons-nous prier pour nos ennemis ?
  9. Les sept demandes de l'oraison dominicale.
  10. La prière appartient-elle en propre à la créature douée de raison ?
  11. Les saints du ciel prient-ils pour nous ?
  12. La prière doit-elle être vocale ?
  13. L'attention est-elle requise pour la prière ?
  14. La prière doit-elle être prolongée ?
  15. Est-elle méritoire ?
  16. La prière est-elle efficace pour obtenir ce qu'on demande ?
  17. Les différentes espèces de prière.

1. La prière est-elle un acte de la faculté appétitive, ou cognitive ?

Objections

1. Il apparaît qu'elle est un acte de la faculté appétitive. En effet, on prie pour être exaucé. Mais c'est le désir que Dieu exauce selon le Psaume (Psaumes 10.38) : « Le Seigneur exauce le désir des pauvres. » Or le désir est un acte de la faculté appétitive, donc la prière aussi.

2. « Avant toutes choses, dit Denys, il est utile de commencer par prier, nous livrant ainsi et nous unissant à Dieu. » Mais l'union à Dieu se fait par l'amour : comme celui-ci, la prière sera donc attribuée à la puissance appétitive.

3. Selon Aristote, l'âme intellectuelle a deux opérations : l'intelligence des indivisibles, simple saisie de l'essence de chaque être, et la composition et division, qui fait saisir que quelque chose existe ou n'existe pas ; on y ajoute le raisonnement qui va du connu à l'inconnu. Mais la prière ne se ramène à aucune de ces opérations. Elle n'est donc pas un acte de la puissance intellectuelle.

En sens contraire, Isidore nous dit que prier (ordre) c'est « dire », ce qui appartient à l'intellect. La prière est donc l'acte de la puissance intellective, et non appétitive.

Réponse

Cassiodore discerne dans le mot oratio l'étymologie oris ratio : « raison parlée ». Or la raison spéculative et la raison pratique se distinguent en ce que la raison spéculative se contente d'appréhender le réel, tandis que la raison pratique y ajoute un pouvoir de causalité. Or un être est cause d'un autre de deux façons. D'une façon parfaite, par une action nécessaire, et cela se produit lorsque l'effet est totalement soumis à la puissance de la cause. Ou bien d'une façon imparfaite en ne créant qu'une disposition, quand l'effet n'est pas totalement soumis à la puissance de la cause. C'est ainsi que la raison est cause de deux façons. 1° Son action peut se faire contraignante. C'est ainsi qu'il lui appartient de commander aux puissances inférieures et aux membres du corps, et d'exercer sa maîtrise non seulement sur eux, mais encore sur les hommes qui nous sont soumis. C'est la causalité du commandement. 2° Mais l'influence de la raison peut se borner à engager et à disposer l'action. C'est ainsi que la raison demande l'accomplissement de quelque chose à ceux qui ne lui sont pas soumis, mais égaux ou supérieurs. Ces deux façons d'agir : commandement, et demande ou prière comportent l'établissement d'un ordre : on dispose que quelque chose doit être fait par un autre agent. Aussi cela relève-t-il de la raison, à laquelle il appartient d'ordonner. C'est le sens du texte d'Aristote : « La raison porte au bien parfait sous forme de prière » ; et c'est en ce sens que nous parlons ici d'oratio, dans le sens d'une imploration ou d'une demande, selon la définition de S. Augustin : « La prière est une demande », et du Damascène : « C'est la demande à Dieu de ce qui convient. » La prière dont nous parlons est donc bien un acte de la raison.

Solutions

1. « Le Seigneur exauce le désir des pauvres » en ce sens que la demande est l'effet du désir, qu’elle traduit en quelque sorte. À moins qu'on veuille désigner en parlant ainsi la rapidité de la réponse divine. Les pauvres ne font encore que désirer, et déjà Dieu les exauce, sans leur laisser le temps d'exprimer leur prière, selon Isaïe (Ésaïe 65.24) : « Avant qu'ils aient crié vers moi, je les ai exaucés. »

2. Nous l'avons dit précédemment la volonté pousse la raison vers sa propre fin. Rien n'empêche donc qu'un acte de la raison mue par la volonté ne tende à ce qui est la fin de la charité : l'union avec Dieu. Cette influence du vouloir de charité sur la prière nous portera vers Dieu de deux façons. 1° Du point de vue de l'objet de nos demandes, parce que nous devons principalement demander dans nos prières l'union à Dieu, selon le Psaume (Psaumes 27.4) : « J'ai demandé une chose à Dieu, celle-là je la cherche, c'est d'habiter dans la maison de Dieu tous les jours de ma vie. » 2° Du point de vue du sujet qui prie. Il lui faut en effet, accéder à celui qu’il implore, localement si c'est un homme, spirituellement s'il s'agit de Dieu. C'est ce qu'indique Denys en ajoutant : « Quand nos prières invoquent Dieu, nous sommes face à lui par notre esprit. » Et c'est aussi ce que dit S. Jean Damascène lorsqu'il définit la prière « une élévation de l'âme vers Dieu ».

3. Ces trois actes relèvent de la raison spéculative. La raison pratique fait davantage, et exerce une activité causale, par mode de commandement ou de demande, nous venons de le dire.


2. Convient-il de prier Dieu ?

Objections

1. Non, à ce qu'il semble. Car, si la prière nous est nécessaire, c'est pour notifier nos besoins à celui à qui nous l'adressons. Mais selon S. Matthieu (Matthieu 6.32) : « Votre Père sait bien que vous avez besoin de tout cela. »

2. La prière fléchit celui à qui on l'adresse et l'amène à faire ce qu'on lui demande. Mais Dieu est immuable et inflexible en ses desseins selon le premier livre de Samuel (1 Samuel 15.29 Vg) : « Le Dieu triomphant d'Israël ne pardonnera pas, et rien ne l'amènera à se repentir. » Il ne convient donc pas de prier Dieu.

3. Il est plus libéral de donner à celui qui ne demande pas qu'à celui qui demande. Sénèque le dit : « Rien n'est plus chèrement acheté que ce qu'on paie de ses prières. » Mais Dieu est la libéralité même ; il ne paraît donc pas logique de le prier.

En sens contraire, le Seigneur dit (Luc 18.1) : « Il faut prier toujours, sans se lasser. »

Réponse

Les anciens ont commis, touchant la prière, trois sortes d'erreurs. Les uns ont soutenu que les affaires humaines ne dépendent pas de la providence divine. D'où l'inutilité de la prière et de tout culte religieux. C'est à eux que s'applique cette apostrophe de Malachie (Malachie 3.14) : « Vous avez dit : c'est vanité que servir Dieu. » Pour d'autres, tout, même les choses humaines, se produit de façon nécessaire, qu'on l'explique par l'immutabilité de la Providence, les influences astrales ou l'enchaînement des causes. Ceux-là aussi nient l'utilité de la prière. D'autres enfin admettent bien que les choses humaines, régies par la providence divine, ne se produisent pas de façon nécessaire. Mais ils disent que la providence divine peut varier dans ses dispositions, et que les prières et autres pratiques cultuelles peuvent changer quelque chose à l'ordre établi par elle. Toutes ces erreurs ont été réfutées dans notre première Partie 1. Il nous faut donc présenter l'utilité de la prière mais ne pas imposer une nécessité quelconque aux choses humaines soumises à la Providence, et ne pas non plus estimer que l'ordre établi par Dieu puisse changer.

Pour le voir clairement, il faut considérer que la providence divine ne se borne pas à établir que tel ou tel effet sera produit ; elle détermine aussi en vertu de quelles causes et dans quel ordre il le sera. Or l'activité humaine est efficace et nous pouvons la mettre au rang des causes. Aussi faut-il que l'homme agisse non pour que ses actes changent le plan divin, mais pour qu'ils réalisent certains effets conformément à l'ordre établi par Dieu. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans la causalité naturelle ; et il en est de même pour la prière. Nous ne prions pas pour changer l'ordre établi par Dieu, mais pour obtenir ce que Dieu a décidé d'accomplir par le moyen des prières des saints. Si bien que « par leurs demandes, les hommes méritent de recevoir ce que le Dieu tout-puissant, dès avant les siècles, a résolu de leur donner », dit S. Grégoire.

Solutions

1. Si nous adressons des prières à Dieu, ce n'est pas parce qu'il faudrait lui faire connaître nos besoins ou nos désirs ; c'est pour que nous envisagions nous-mêmes qu'en pareil cas on doit recourir au secours de Dieu.

2. Notre prière, on vient de le dire, n'a pas pour but de changer le plan de Dieu, mais d'obtenir par nos prières ce qu'il a décidé de nous donner.

3. Dieu, dans sa libéralité, nous accorde bien des choses sans même que nous les lui demandions. Mais s'il exige en certains cas notre prière, c'est que cela nous est utile. Cela nous vaut l'assurance de pouvoir recourir à lui, et nous fait reconnaître en lui l'auteur de nos biens. D'où ces paroles de Chrysostome : « Considère quel bonheur t'est accordé, quelle gloire est ton partage : voilà que tu peux converser avec Dieu par tes prières, dialoguer avec le Christ, souhaiter ce que tu veux, demander ce que tu désires. »


3. La prière est-elle un acte de la religion ?

Objections

1. Il apparaît que non, car la religion, rattachée à la justice, a pour siège la volonté, tandis que la prière met en œuvre nos puissances intellectuelles, nous l'avons dit. La prière ne paraît donc pas être un acte de la religion, mais du don d'intelligence qui élève l'âme à Dieu.

2. L'acte de latrie tombe sous une obligation de précepte. Mais tel n'est pas le cas de la prière qui dépend purement de la volonté, puisqu'elle n'est pas autre chose que la demande de ce qu'on veut. Il paraît donc qu'elle n'est pas un acte de la religion.

3. Il revient à la religion de présenter à Dieu un culte et des cérémonies. Mais la prière n'apporte rien à Dieu. Elle demande plutôt d'obtenir quelque chose. Elle n'est donc pas un acte de religion.

En sens contraire, il est dit dans le Psaume (Psaumes 141.2) : « Que ma prière monte droit comme l'encens devant ta face. » Et la Glose commente : « Dans l'Ancien Testament on symbolisait la prière par l'encens offert au Seigneur en odeur agréable. » Ce qui appartient à la religion. Nous lui attribuerons donc l'acte de prière.

Réponse

L'objet propre de la vertu de religion, c'est de rendre à Dieu honneur et respect. Tout ce qui exprime la révérence envers Dieu est de son ressort. C'est le cas de la prière. On y révère Dieu en tant qu'on se soumet à lui et que l'on professe avoir besoin de lui, auteur de tous nos biens. Manifestement pareil acte relève en propre de la vertu de religion.

Solutions

1. La volonté meut les autres puissances vers sa propre fin, nous l'avons dit. C'est pourquoi la religion, qui réside dans la volonté, ordonne à l'honneur de Dieu les actes des autres puissances. Or, parmi celles-ci, c'est l'intellect qui est la plus haute et la plus voisine de la volonté. Après la dévotion, qui est un acte de la volonté elle-même, la prière, qui met en œuvre l'intellect, a donc le premier rang parmi les actes de religion : c'est l'acte dans lequel cette vertu meut vers Dieu l'intellect humain.

2. Non seulement demander ce que nous désirons, mais même désirer ce qu'il faut tombe sous le précepte. Le désir sous le précepte de la charité, la demande sous celui de la religion, précepte qu'on trouve en S. Matthieu (Matthieu 7.7) « Demandez et vous recevrez. »

3. Prier, c'est livrer à Dieu son esprit, qu'on lui soumet par le respect et qu'on lui présente, selon le texte de Denys cité dans l'objection. Et de même que l'esprit humain l'emporte sur les membres extérieurs, corporels, ou sur les biens extérieurs que nous employons au service de Dieu, de même la prière est le plus haut de tous les actes de la religion.


4. Ne doit-on prier que Dieu ?

Objections

1. Il semble que oui, puisque la prière est un acte de la religion, qui doit réserver son culte à Dieu seul.

2. C'est en vain qu'on adresse une prière à quelqu'un qui ne peut la connaître. Or Dieu seul connaît nos prières. Le plus souvent en effet la prière se fait par un acte de notre âme, connu de Dieu seul, plutôt qu'en paroles. « Je prierai en esprit, je prierai par l'âme », dit S. Paul (1 Corinthiens 14.15). Et aussi, dit S. Augustin, « les morts, même saints, ignorent ce que font les vivants, fussent-ils leurs fils ». On ne doit donc adresser sa prière qu'à Dieu.

3. Si nous adressons des prières à certains saints, c'est uniquement parce qu'ils sont unis à Dieu. Mais il y a des gens qui vivent en ce monde ou encore des âmes du purgatoire, qui sont très unis à Dieu par la grâce. Or, on ne les prie pas. Donc on ne doit pas prier non plus les saints du paradis.

En sens contraire, on lit dans Job (Job 5.1) « Appelle, si quelqu'un peut te répondre, et tourne-toi vers l'un des saints. »

Réponse

Il y a deux manières de présenter sa demande à quelqu'un. On peut lui demander de l'exaucer lui-même, ou bien de nous la faire obtenir. Dans le premier cas la prière ne peut s'adresser qu'à Dieu, car nos prières doivent être ordonnées à l'obtention de la grâce et de la gloire, que Dieu seul peut nous octroyer selon le Psaume (Psaumes 84.12) : « Le Seigneur donne la grâce et la gloire. » Mais nous prions de la seconde manière en nous adressant aux saints, anges et hommes. Non pour qu'ils fassent connaître à Dieu nos demandes, mais pour qu'ils les fassent aboutir par leur intercession et leurs mérites. C'est pourquoi on lit dans l'Apocalypse (Apocalypse 8.4) : « La fumée des parfums, c'est-à-dire les prières des saints, monte de la main de l'ange devant le Seigneur. » C'est également ce qui ressort de la forme suivie par l’Église dans ses prières. Car nous demandons à la sainte Trinité « d'avoir pitié de nous », aux saints, autres que Dieu, nous demandons « de prier pour nous ».

Solutions

1. Lorsque nous prions, nous rendons un culte à celui-là seulement de qui nous espérons recevoir ce que nous demandons, parce que nous attestons ainsi qu'il est l'auteur de tous nos biens. Il n'en est pas de même avec ceux que nous implorons comme nos intercesseurs auprès de Dieu.

2. Les morts, à ne considérer que leur condition naturelle, ne savent pas ce qui se passe en ce monde, surtout dans l'intime des cœurs. Mais, nous dit S. Grégoire, les bienheureux découvrent dans le Verbe ce qu'ils doivent connaître de ce qui nous arrive, même quant aux mouvements intérieurs du cœur. Or il convient par-dessus tout au rang élevé qui est le leur, qu'ils connaissent les demandes qui leur sont faites oralement ou mentalement. Ils connaissent donc les prières que nous leur adressons, parce que Dieu les leur découvre.

3. Ceux qui sont en ce monde ou dans le purgatoire ne jouissent pas encore de la vision du Verbe. Ils ne peuvent donc pas connaître ce que nous pensons ou disons. C'est pourquoi nous n'implorons pas leurs suffrages par la prière, sinon en ce qui concerne les vivants, par nos demandes.


5. La prière de demande doit-elle avoir un objet déterminé ?

Objections

1. Il apparaît que non car, selon la définition de S. Jean Damascène, « prier, c'est demander à Dieu ce qui convient » ; et la prière est inefficace si elle demande ce qu'il n'est pas avantageux d'obtenir, selon S. Jacques (Jacques 4.3) : « Vous demandez et ne recevez pas, parce que vous demandez mal. » Or « ce qu'il faut que nous demandions, nous l'ignorons », dit S. Paul (Romains 7.26).

2. Adresser à quelqu'un une demande déterminée, c'est tenter d'incliner sa volonté à faire notre volonté propre. Or nous ne devons pas tendre à ce que Dieu veuille ce que nous voulons, mais plutôt à vouloir nous-mêmes ce qu'il veut, comme dit la Glose sur ce verset du Psaume (Psaumes 33.1) : « Exultez, vous les justes, dans le Seigneur. » Nous ne devons donc pas, dans la prière, adresser à Dieu des demandes déterminées.

3. Ce qui est mal, nous ne devons pas le demander à Dieu ; quant au bien, il nous y invite. Il est donc inutile de le lui demander. Si bien qu'il ne faut demander à Dieu, dans la prière, rien de déterminé.

En sens contraire, le Seigneur a instruit ses disciples à demander de façon déterminée ce qui figure dans l'oraison dominicale.

Réponse

D'après Valère Maxime : « Socrate pensait qu'on devait se borner à demander aux dieux immortels de nous être bienfaisants. Il estimait qu'ils savent ce qui est utile à chacun, tandis que la plupart du temps nous sollicitons ce qu'il vaudrait mieux ne pas obtenir. » Cette opinion a du vrai, au moins en ce qui concerne les choses qui peuvent mal tourner et dont on peut bien ou mal user ; ainsi les richesses, dont il est dit au même endroit « quelles ont été la ruine de bien des gens ; les honneurs, qui en ont perdu un grand nombre ; les règnes, dont on voit l'issue souvent misérable ; les alliances splendides, qui plus d'une fois détruisent les familles ». Mais il y a des biens dont on ne peut user mal et qui ne peuvent avoir d'issue fâcheuse : ceux qui font notre béatitude ou qui nous permettent de la mériter. C'est ce que les saints demandent de façon absolue  : « Montre ta face et nous serons sauvés » (Psaumes 80.4) ; et encore : « Conduis-moi dans le chemin de tes commandements » (Psaumes 119.35).

Solutions

1. Bien que l'homme ne puisse de lui-même savoir ce qu'il doit demander, l'Esprit, comme il est dit au même endroit, « vient en aide à notre faiblesse », parce que, en nous inspirant de saints désirs, il rectifie notre requête. D'où la parole du Seigneur (Jean 4.23) : « Les vrais adorateurs doivent adorer en esprit et vérité. »

2. Quand nous demandons dans la prière ce qui concerne notre salut, nous conformons notre volonté à celle de Dieu dont il est dit (1 Timothée 2.4) qu'il « veut le salut de tous les hommes ».

3. Les biens auxquels Dieu nous convie, c'est à nous de venir y prendre part, non par une démarche corporelle, mais par les pieux désirs et les dévotes prières.


6. Doit-on demander à Dieu des biens temporels ?

Objections

1. Il apparaît que non, car ce que nous demandons dans la prière, nous le recherchons, ce qu'il ne faut pas faire pour les biens d'ici-bas (Matthieu 6.33) : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela viendra de surcroît. » Tout cela, ce sont les biens terrestres, dont on nous dit qu'il ne faut pas les rechercher, mais qu'ils s'ajoutent à ce que nous avons demandé. Il faut donc les exclure des demandes que nous faisons à Dieu.

2. On ne demande que ce dont on a souci, et l'on ne doit pas se mettre en souci pour les biens temporels (Matthieu 6.25) : « Ne vous mettez pas en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez. » Il n'y a donc pas à demander dans la prière les biens temporels.

3. Par notre prière, l'âme doit s'élever vers Dieu. Mais les demandes temporelles la font descendre au-dessous d'elle-même. C'est contredire S. Paul, qui disait (2 Corinthiens 4.18) : « Ne regardons pas aux réalités visibles mais aux invisibles ; car ce qu'on voit est temporel, ce qu'on ne voit pas est éternel. » Donc on ne doit pas, dans la prière, demander à Dieu des biens temporels.

4. On ne doit demander à Dieu que ce qui est bon et utile. Or les biens terrestres, quand on les a, sont parfois nuisibles aussi bien temporellement que spirituellement : on ne doit donc pas les demander à Dieu dans la prière.

En sens contraire, on demande dans les Proverbes (Proverbes 30.8) : « Accorde-moi seulement ce qui est nécessaire à ma subsistance. »

Réponse

S. Augustin écrit à Proba, « Il est permis de demander dans la prière tout ce qu'il est permis de désirer. » Or il est permis de désirer les biens temporels, non pas sans doute à titre principal, en mettant en eux notre fin ; mais comme des secours qui nous aident à tendre à la béatitude, en tant que notre vie corporelle trouve en eux son soutien, et que notre activité vertueuse les emploie à titre d'instruments, selon Aristote. Il est donc permis de prier pour les obtenir. Et c'est ce que dit S. Augustin : « Il est très normal de vouloir les moyens suffisants de vivre, quand on veut cela et rien de plus. On ne les recherche pas pour eux-mêmes mais pour le salut du corps, pour se comporter convenablement suivant son rang et ne pas gêner ceux avec qui l'on doit vivre. Lorsqu'on les a, il faut prier pour les conserver, et lorsqu'on ne les a pas, il faut prier pour les avoir. »

Solutions

1. Les biens temporels ne doivent pas faire l'objet principal de nos recherches, mais venir au second plan. Ainsi S. Augustin déclare : « Lorsque le Seigneur dit : ‘Il faut premièrement chercher le royaume de Dieu’, il veut dire que les biens temporels ne doivent être recherchés qu'après, non selon le temps, mais selon leur dignité : celui-là comme notre bien, ceux-ci comme notre nécessaire. »

2. On n'interdit pas tout souci des biens temporels, mais le souci superflu et désordonné, nous l'avons déjà dit.

3. Lorsque notre âme vise les biens temporels pour se reposer, elle s'y abaisse. Mais quand elle les vise en vue d'obtenir la béatitude, loin de se trouver rabaissée par eux, elle les relève.

4. Du moment que nous demandons les biens temporels, non comme l'objet principal de nos désirs mais pour obtenir des biens plus élevés, nous demandons à Dieu de nous les accorder dans la mesure où il sont utiles à notre salut.


7. Devons-nous prier pour autrui ?

Objections

1. Il apparaît que non. Car en priant nous devons suivre le modèle que le Seigneur nous a donné. Or dans l'oraison dominicale nous formulons des demandes pour nous, mais non pas pour autrui : « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour... »

2. On prie pour être exaucé; or l'une des conditions requises pour qu'une prière puisse être exaucée, c'est précisément qu'on prie pour soi-même. Sur ce texte de S. Jean (Jean 16.23) : « Si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera » S. Augustin Il fait ce commentaire : « Tous sont exaucés, lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes, mais non lorsqu'ils prient pour tous. C'est pourquoi il est dit ‘vous donnera’ et non pas simplement ‘donnera’. Il semble donc que nous ne devons prier que pour nous-même. »

3. On ne doit pas prier pour les méchants, car Dieu l'interdit à Jérémie (Jérémie 7.16) : « Ne prie pas pour ce peuple, ne te présente pas devant moi, car je ne t'exaucerai pas. » Quant aux bons, il ne faut pas prier pour eux, car les prières qu'ils font pour eux-mêmes sont exaucées. Il n'y a donc pas à prier pour autrui.

En sens contraire, S. Jacques recommande (Jacques 5.16) : « Priez les uns pour les autres afin d'être sauvés. »

Réponse

Ce que nous devons demander dans nos prières, c'est ce qu’il nous faut désirer, nous venons de le dire. Or, nous ne devons pas désirer notre bien personnel seulement : nous devons aussi vouloir du bien aux autres.

C'est essentiel à la dilection qu'il nous faut avoir pour le prochain, nous l'avons déjà montré. La charité requiert donc que nous priions pour les autres. Ainsi, dit S. Jean Chrysostome, « la nécessité nous contraint de prier pour nous-mêmes ; pour autrui, c'est la charité fraternelle qui nous y engage. La prière est plus douce devant Dieu, lorsqu'elle n'est pas expédiée par la nécessité, mais recommandée par la charité fraternelle ».

Solutions

1. Comme dit S. Cyprien : « Si nous ne disons pas ‘mon père’, mais ‘notre Père’, ni ‘donne-moi’, mais ‘donne-nous’, c'est que le Maître de l'unité n'a pas voulu que la prière fût affaire privée, et que chacun prie pour soi seulement. Il a voulu que chacun prie pour tous, comme il nous a tous portés dans son unité. »

2. Prier pour soi est donné comme une condition de la prière ; elle n'est pas nécessaire pour rendre la prière méritoire mais pour obtenir son exaucement. Il arrive en effet que la prière faite pour autrui n'aboutisse pas, même si elle est pieuse, persévérante et ordonnée au salut, par suite d'un obstacle tenant à celui pour qui l'on prie, comme dit le Seigneur à Jérémie (Jérémie 15.1) : « Même si Moïse et Samuel se tenaient devant moi, je ne suis pas disposé en faveur de ce peuple. » Néanmoins la prière sera méritoire pour celui qui prie, s'il le fait par charité. « Ma prière revenait dans mon sein », selon le Psaume (Psaumes 35.13), et la Glose explique : « Bien qu'elle ait été inutile pour eux, je ne suis pas privé de ma récompense. »

3. Il faut prier aussi pour les pécheurs, afin qu'ils se convertissent; et pour les justes, afin qu'ils persévèrent et progressent. On n'est pas toujours exaucé lorsqu'on prie pour les pécheurs, mais pour certains d'entre eux, les prédestinés, non pour ceux qui, dans la prescience divine, vont à la mort. C'est ainsi également que la correction fraternelle que nous adressons à nos frères n'a d'effet que sur les prédestinés, et non sur les réprouvés, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 7.14 Vg) : « Nul ne peut corriger celui que Dieu a délaissé. » Aussi S. Jean déclare-t-il (1 Jean 5.16) : « Quelqu'un voit-il son frère commettre un péché ne conduisant pas à la mort, qu'il prie, et Dieu donnera la vie à son frère. » Mais de même qu'on ne doit soustraire à personne, tant qu'il vit ici-bas, le bienfait de la correction fraternelle, dans l'impossibilité où nous sommes de discerner les prédestinés des réprouvés, comme dit S. Augustin, il ne faut refuser à personne le secours de nos prières.

Quant aux justes, on a trois motifs de prier pour eux : l° Les prières d'un grand nombre sont plus facilement exaucées. La Glose commente la demande de S. Paul (Romains 15.30) : « Aidez-moi de vos prières », en disant : « L'Apôtre a bien raison de demander à des gens modestes de prier pour lui, car beaucoup de petits n'ayant qu'un seul cœur, deviennent grands ; et il est impossible que la prière d'un grand nombre ne soit pas exaucée », du moins en ce qu'on peut obtenir. — 2° De nombreuses personnes rendent ainsi grâce à Dieu pour les bienfaits qu'il accorde aux justes, et dont beaucoup profitent d'après S. Paul (2 Corinthiens 1.11). — 3° Les meilleurs évitent l'orgueil lorsqu'ils considèrent qu'ils ont besoin des secours de fidèles moins parfaits qu'eux.


8. Devons-nous prier pour nos ennemis ?

Objections

1. Il apparaît que non, car, pour S. Paul (Romains 14.4) : « Tout ce qui est écrit l'est pour notre enseignement. » Or on rencontre dans la Sainte Écriture beaucoup d'imprécations contre les ennemis, par exemple dans le Psaume (Psaumes 6.11) : « Qu'ils aient honte et qu'ils tremblent, tous mes ennemis; qu'ils reculent soudain, couverts de honte ! » Donc nous devons, nous aussi, prier contre nos ennemis plutôt que pour eux.

2. Se venger de ses ennemis, c'est leur vouloir du mal. Or les saints demandent vengeance de leurs ennemis dans l'Apocalypse (Apocalypse 6.10) : « Quand vengeras-tu enfin notre sang sur les habitants de la terre », et ils se réjouissent d'être vengés des impies selon le Psaume (Psaumes 58.11) : « Le juste se réjouira quand il verra la vengeance. » On n'a donc pas à prier pour ses ennemis, mais plutôt contre eux.

3. Nos actes ne doivent pas être en contradiction avec nos prières. Or il est parfois légitime de combattre ses ennemis, sinon toute guerre serait illicite, contrairement à ce qu'on a prouvé précédemment. Nous ne devons donc pas prier pour nos ennemis.

En sens contraire, le Seigneur a dit (Matthieu 5.44) : « Priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. »

Réponse

C'est la charité qui veut qu'on prie pour autrui, on vient de le voir. Nous serons donc tenus de prier pour nos ennemis dans la mesure où nous sommes tenus de les aimer. Quelle sorte de dilection nous leur devons, nous l'avons dit au traité de la charité. On doit aimer en eux ce qui vient de la nature, mais non leurs fautes. Aimer ses ennemis d'un amour général est de précepte, mais il n'est pas commandé de les aimer en particulier de façon spéciale, sinon en y étant disposé dans son esprit : on doit être prêt même à aimer son ennemi de façon spéciale et à lui porter secours, en cas de nécessité ou s'il demandait pardon. Quant à accorder à ses ennemis, sans condition, une dilection spéciale et leur venir en aide, cela relève de la perfection. Conformément à ces principes, il est nécessaire de ne pas excepter nos ennemis des prières que nous faisons en général pour autrui. Mais si nous prions spécialement pour eux, c'est œuvre de perfection et ne devient obligatoire qu'en certaines circonstances spéciales.

Solutions

1. Les imprécations que l'on rencontre dans la Sainte Écriture peuvent s'interpréter de quatre manières : 1° On peut les considérer comme « une façon pour les prophètes d'annoncer l'avenir », selon S. Augustin. 2° Parce qu'il y a certains maux temporels que Dieu envoie quelquefois aux pécheurs pour les corriger. 3° On peut l'entendre de demandes dirigées non contre les hommes eux-mêmes, mais contre le règne du péché, pour que le châtiment des hommes en assure la destruction. 4° Elles peuvent manifester une conformation de la volonté à la justice divine, damnant ceux qui persévèrent dans le péché.

2. On peut dire avec S. Augustin que « la vengeance des martyrs, c'est le renversement du règne du péché, dont la domination leur a fait souffrir tant de maux ». Ou bien encore « qu'ils demandent vengeance, non par une formule, mais par leur état, comme on dit que le sang d'Abel criait de la terre vers Dieu ». Ils se réjouissent de la vengeance, non pour elle-même, mais à cause de la justice divine.

3. Il est permis de combattre ses ennemis, pour qu'ils cessent de pécher ; c'est pour leur bien et celui des autres. Ainsi est-il également permis de demander pour ses ennemis certains maux temporels qui serviront à les corriger. Ainsi notre prière et nos œuvres ne se contrediront pas.


9. Les sept demandes de l'oraison dominicale

Objections

1. Il apparaît qu'elles sont mal réparties. En effet, il est inutile de demander la sanctification de ce qui est toujours saint, comme est le nom de Dieu, selon S. Luc (Luc 1.49) — « Saint est ton Nom. » De même, le règne de Dieu est éternel selon le Psaume (Psaumes 145.13) : « Ton règne, Seigneur, est un règne éternel. » Et sa volonté s'accomplit toujours selon Isaie (Ésaïe 46.10) : « Toute ma volonté sera faite. » Il est donc vain de demander que le nom de Dieu soit sanctifié, que son règne vienne et que sa volonté soit faite.

2. Il faut d'abord s'éloigner du mal pour obtenir le bien. Il paraît donc illogique de demander le bien avant l'éloignement du mal.

3. Si nous demandons quelque chose, c'est pour qu'on nous le donne. Mais le principal don de Dieu, c'est l'Esprit Saint et ce qui nous est donné par lui. Il paraît donc anormal de proposer des demandes sans rapport avec les dons du Saint-Esprit.

4. S. Luc (Luc 11.2) ne mentionne que cinq demandes pour la prière du Seigneur. Il est donc superflu d'en formuler sept, selon S. Matthieu (Matthieu 6.9).

5. Il semble vain de vouloir capter la bienveillance de celui qui nous prévient de ses bontés, car Dieu « nous a aimés le premier » (1 Jean 4.10). Il est donc superflu de mettre en tête des demandes : « Notre Père qui es aux cieux » qui semble vouloir capter sa bienveillance.

En sens contraire, on peut s'en tenir à l'autorité du Christ instituant cette prière.

Réponse

L'oraison dominicale est absolument parfaite. Comme dit S. Augustin : « Si nous prions d'une manière correcte et convenable, nous ne pouvons rien dire d'autre que ce que renferme cette prière du Seigneur. » La prière est en effet comme l'interprète de notre désir devant Dieu. Nous ne lui demandons à bon droit que ce que nous pouvons désirer de même. Or la prière du Seigneur non seulement demande tout ce que nous sommes en droit de désirer, mais elle le fait dans l'ordre même où l'on doit le désirer ; si bien qu'elle ne nous enseigne pas seulement à demander, mais à régler tous nos sentiments. Or il est clair que notre désir porte premièrement sur la fin, et en second lieu sur les moyens de l'atteindre. Notre fin, c'est Dieu, vers qui le mouvement de notre cœur tend à double titre. Nous voulons sa gloire, et nous voulons jouir de cette gloire. Il s'agit d'abord de la dilection que nous portons à Dieu lui-même, et ensuite de celle par quoi nous nous aimons nous-même en Dieu. De là notre première demande : « Que ton nom soit sanctifié » ; elle exprime notre désir de la gloire de Dieu. Et la deuxième : « Que ton règne vienne » par quoi nous demandons de parvenir à la gloire de Dieu et de son règne.

Pour atteindre cette fin, il y a deux sortes de moyens. Les uns nous y mènent essentiellement, les autres par accident. Ce qui nous y conduit essentiellement, c'est le bien utile à cette fin bienheureuse. D'abord d'une façon directe et principale : tout ce qui sous forme de mérite nous donne droit à la béatitude en nous faisant obéir à Dieu. C'est l'objet de cette demande : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » — Ensuite nous demandons ce qui nous sert à titre d'instrument et vient en quelque sorte coopérer à notre activité méritoire. C'est à ce propos qu'on dit : « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. » Soit qu'on l'entende du pain sacramentel, dont l'usage quotidien est avantageux pour l'homme, et dans lequel on comprend tous les autres sacrements. Soit qu'on l'entende du pain corporel, par quoi l'on entend « toutes les nécessités de la vie », selon S. Augustin. L'eucharistie est en effet le premier des sacrements, et le pain est l'aliment fondamental. C’est ce qu’indique le texte de S. Matthieu qui porte « supersubstantiel », c'est-à-dire « principal » d'après l'exégèse de S. Jérôme.

Par accident, nous sommes ordonnés à la béatitude par ce qui écarte les obstacles. Ceux-ci sont au nombre de trois. 1° Le péché, qui nous exclut directement du Royaume selon S. Paul (1 Corinthiens 6.9) : « Ni les fornicateurs, ni ceux qui servent les idoles ne posséderont le royaume de Dieu. » Ce qui nous fait dire : « Remets-nous nos dettes. » — 2° La tentation, qui nous empêche de respecter la volonté divine. D'où cette demande : « Ne nous fais pas entrer en tentation », par quoi nous demandons non de n'être pas tentés, mais de n'être pas vaincus par la tentation, ce qui est « entrer » en tentation. — 3° Les peines de la vie présente, comme celles qui empêchent d'avoir le suffisant pour vivre. À ce sujet l'on dit : « Délivre-nous du mal. »

Solutions

1. Selon S. Augustin, quand nous disons : « Que ton nom soit sanctifié », cette demande n'implique pas que le nom de Dieu ne soit pas saint. Elle tend à ce qu'il soit tenu pour saint par les hommes, c'est-à-dire à ce que la gloire de Dieu se répande parmi eux. Lorsqu'on dit : « Que ton règne vienne », on ne prétend pas qu'il ne règne pas encore. Mais nous excitons en nous le désir de ce règne : qu'il vienne pour nous et que nous puissions y régner. Quant à ces paroles : « Que ta volonté soit faite », elles signifient, à juste titre, qu'on obéisse à tes commandements. « Sur la terre comme au ciel », c'est-à-dire aussi bien de la part des hommes que des anges. « Ces trois demandes seront parfaitement accomplies dans la vie future. Les quatre autres sont relatives aux besoins de la vie présente », dit encore S.Augustin.

2. Puisque la prière est l'interprète du désir, l'ordre des demandes ne répond pas à l'ordre d'exécution, mais à l'ordre d'intention, qui est celui du désir. La fin y est donc envisagée avant ce qui permet de l'atteindre, et l'obtention du bien avant le rejet du mal.

3. S. Augustin adapte les sept demandes aux dons du Saint-Esprit et aux béatitudes, en ces termes : « Si la crainte de Dieu rend heureux les pauvres en esprit, demandons que les hommes aient le sentiment de la sainteté du nom divin, dans la crainte filiale. Si la piété rend heureux les doux, demandons l'avènement de son règne, car alors nous serons doux et ne lui résisterons pas. Si la science rend heureux ceux qui pleurent : prions pour que s'accomplisse sa volonté, car alors nous ne pleurerons plus. Si la force rend heureux les affamés, demandons que notre pain quotidien nous soit donné. Si le conseil rend heureux ceux qui font miséricorde, remettons les dettes pour que les nôtres nous soient remises. Si l'intelligence rend heureux les cœurs purs, prions pour n'avoir pas un cœur double, qui nous fait poursuivre les biens temporels, source de toutes nos tentations. Si la sagesse rend heureux les artisans de paix, parce qu'ils seront appelés fils de Dieu, prions pour être délivrés du mal, car cette libération fera de nous les libres fils de Dieu. »

4. Voici ce que dit S. Augustin : « Dans S. Luc la prière du Seigneur comprend non point sept mais cinq demandes : c'est parce que l'Évangéliste voulait montrer que la troisième n'est que la répétition des deux précédentes : il la supprime pour faire comprendre cela. » C'est en effet l'objet principal de la volonté de Dieu, que nous connaissions sa sainteté et régnions avec lui. « Quant à la demande placée en dernier lieu par S. Matthieu : ‘Délivre-nous du mal’, S. Luc ne la donne pas, pour que chacun de nous sache qu'il est délivré du mal par le seul fait qu'il n'entre pas en tentation. »

5. Ce n'est pas pour fléchir Dieu que nous lui adressons notre prière, mais pour exciter en nous-même une demande confiante. Cette confiance naît en nous surtout quand nous considérons l'amour qu'il nous porte et qui lui fait vouloir notre bien ; c'est pourquoi nous disons « Notre Père » ; et quand nous considérons son excellence qui lui permet de l'accomplir : c'est pourquoi nous disons : « Qui es aux cieux. »


10. La prière appartient-elle en propre à la créature douée de raison ?

Objections

1. Il semble que non, car c'est à la même personne qu'il appartient de demander et de recevoir. Or, « recevoir » convient également à des personnes incréées, le Fils et le Saint-Esprit. Il leur convient donc aussi de prier. Aussi le Fils dit-il (Jean 14.16) : « je prierai mon Père », et l'Apôtre dit du Saint-Esprit (Romains 8.26) : « L'Esprit intercède pour nous. »

2. Les anges sont au-dessus des créatures raisonnables, puisque ce sont de pures substances intellectuelles. Or il leur appartient de prier, car on lit dans le Psaume (Psaumes 97.7) : « Adorez-le, tous ses anges. » La prière n'est donc pas le propre de la créature raisonnable.

3. La prière existe chez ceux qui invoquent Dieu, car c'est surtout en priant qu'on l'invoque. Or nous rencontrons cela chez les bêtes, selon le Psaume (Psaumes 147.9) : « Il donne leur pâture aux troupeaux, aux petits des corbeaux qui l'invoquent. » Prier n'est donc pas le propre de la créature raisonnable.

En sens contraire, la prière est un acte de la raison, nous l'avons vu. Or la créature raisonnable s'appelle ainsi parce qu'elle possède la raison. Prier lui est donc propre.

Réponse

On l'a vu par ce qui précède, la prière est un acte de la raison par lequel un être s'ordonne à qui lui est supérieur, comme le commandement est un acte de la raison par lequel l'inférieur est ordonné à faire quelque chose. Prier sera donc propre à qui est doué de raison, et dépend d'un supérieur qu'il puisse invoquer. Les personnes divines n'ont rien qui leur soit supérieur ; les bêtes ne possèdent pas la raison. Ni les personnes divines ni les bêtes ne peuvent donc prier, et cet acte reste propre à la créature raisonnable.

Solutions

1. « Recevoir » convient en effet aux personnes divines, mais cela tient à leur nature, tandis que prier est le fait de ceux qui reçoivent un don gratuit. Si l'on dit que le Fils demande ou prie, c'est selon la nature qu'il a assumée, c'est-à-dire la nature humaine, et non selon la nature divine. Quant à l'Esprit Saint, on dit qu'il demande parce qu'il nous fait demander.

2. L'intellect et la raison ne sont pas en nous des puissances diverses, comme nous l'avons montré dans la première Partie. Leur différence est celle de l'imparfait au parfait. C'est pourquoi tantôt on distingue les anges des créatures raisonnables, et tantôt on les compte parmi elles. De cette manière on peut dire que la prière est le propre de la créature raisonnable.

3. On dit que les petits des corbeaux invoquent Dieu à cause du désir naturel, en chaque être, d'atteindre à sa façon la bonté divine. On dit aussi en ce sens que les bêtes obéissent à Dieu, à cause de l'instinct naturel par lequel Dieu les actionne.


11. Les saints du ciel prient-ils pour nous ?

Objections

1. Il semble que non, car on agit de façon méritoire plus pour soi que pour autrui. Mais les saints de la patrie ne méritent plus, et ils ne prient plus pour eux-mêmes, étant désormais arrivés au terme. Donc ils ne prient pas non plus pour nous.

2. Les saints conforment parfaitement leur volonté à Dieu pour ne plus vouloir que ce qu'il veut. Mais ce que Dieu veut s'accomplit toujours. Ce serait donc en vain qu'ils prieraient pour nous.

3. Comme les saints qui sont dans la patrie, nous sont supérieurs, de même ceux du purgatoire, parce qu'ils ne peuvent plus pécher. Mais ceux-là ne prient pas pour nous, c'est plutôt nous qui prions pour eux. Donc les saints du paradis ne prient pas non plus pour nous.

4. Si les saints de la patrie priaient pour nous, la prière des plus grands saints serait la plus efficace. On ne devrait donc pas implorer le secours des saints d'une catégorie inférieure, mais seulement celui des plus grands.

5. L'âme de Pierre n'est pas Pierre. Donc, si les âmes des saints priaient pour nous, aussi longtemps qu'elles sont séparées de leur corps, nous ne devrions pas invoquer S. Pierre pour qu'il prie pour nous, mais son âme. L'Église fait le contraire. Donc, les saints, au moins jusqu'à la résurrection, ne prient pas pour nous.

En sens contraire, on lit au 2ème livre des Maccabées (2 Maccabées 15.14) : « Voici celui qui prie beaucoup pour le peuple et pour toute la cité sainte, Jérémie le prophète de Dieu. »

Réponse

Ce fut l'erreur de Vigilantius d'après S. Jérôme, de penser que « tant que nous vivons nous pouvons prier les uns pour les autres ; mais après sa mort, nul d'entre nous ne pourra le faire, d'autant que les martyrs qui demandent vengeance de leur sang ne peuvent pas l'obtenir ». Mais cela est tout à fait faux. C'est la charité qui nous fait prier pour autrui, nous l'avons dit. Plus parfaite est la charité des saints qui sont au ciel, plus ils prient pour les pèlerins terrestres que peuvent aider leurs prières. Plus aussi ils sont unis à Dieu, plus leurs prières sont efficaces. Car l'ordre divin veut que l'excellence des êtres supérieurs rayonne sur ce qui est au-dessous d'eux, comme la clarté du soleil se répand dans l'air. Ainsi est-il dit du Christ (Hébreux 7.25) : « Il s'approche de Dieu pour intercéder en notre faveur. » Et S. Jérôme dit en ce sens : « Si les Apôtres et les martyrs prient pour les autres alors qu'ils vivent encore ici-bas, où ils doivent encore se soucier d'eux-mêmes, combien plus après leurs victoires, leurs couronnes et leurs triomphes. »

Solutions

1. Aux saints du ciel, puisqu'ils sont bienheureux, rien ne manque, sinon la glorification du corps, objet de leur prière. Mais ils prient pour nous qui sommes privés encore de la béatitude, notre perfection dernière. Leurs prières sont efficaces pour nous l'obtenir, grâce aux mérites acquis par eux et agréables à Dieu.

2. Les saints obtiennent ce que Dieu veut réaliser par le moyen de leurs prières. Et ils demandent ce qu'ils estiment devoir dépendre de leurs prières selon la volonté de Dieu.

3. Ceux qui sont au purgatoire, bien que supérieurs à nous par leur impeccabilité, sont en état d'infériorité si l'on considère les peines qu'ils souffrent. À ce point de vue, ils ne sont pas en état de prier, mais plutôt que l'on prie pour eux.

4. Dieu veut que les êtres inférieurs soient aidés par tout ce qui leur est supérieur. C'est pourquoi il faut prier non seulement les plus grands saints, mais aussi les moindres. Sinon il ne faudrait implorer miséricorde que de Dieu seul. Il arrive parfois que l'invocation d'un moindre saint ait plus d'efficacité, soit qu'on l'implore avec plus de dévotion, soit que Dieu veuille montrer sa sainteté.

5. Parce que c'est durant leur vie que les saints ont mérité de pouvoir maintenant prier pour nous, nous les invoquons sous les noms qu'ils portaient ici-bas et qui nous les font connaître. C'est aussi pour suggérer la foi en la résurrection : « je suis le Dieu d'Abraham » (Exode 3.6).


12. La prière doit-elle être vocale ?

Objections

1. Il apparaît que non, car la prière, on l'a dit, s'adresse principalement à Dieu. Or Dieu comprend le langage du cœur. Donc la prière vocale est inutile.

2. Par la prière, l'âme de l'homme doit monter vers Dieu, nous l'avons dit. Or les paroles retardent l'essor de la contemplation, comme les autres objets sensibles. Il ne faut donc pas user de paroles dans la prière.

3. La prière doit être présentée à Dieu dans le secret, dit le Seigneur (Matthieu 6.6) : « Lorsque tu pries, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père dans le secret. » Mais par la voix la prière devient publique. Elle ne doit donc être aucunement vocale.

En sens contraire, on dit dans le Psaume (Psaumes 142.2) : « À pleine voix je crie vers le Seigneur ! À pleine voix je supplie le Seigneur ! »

Réponse

Il y a deux sortes de prière : la prière communautaire et la prière individuelle. La première est celle que les ministres de l'Église offrent à Dieu en tenant la place de tout le peuple fidèle. Il faut donc qu'elle soit connue de tout le peuple, puisqu'elle est faite à sa place. Ce ne serait pas possible si elle n'était pas vocale. On a donc institué avec raison que les ministres de l'Église prononceraient même ces prières à haute voix, pour qu'elles puissent parvenir à la connaissance de tous.

La prière individuelle est celle que chacun offre en son nom propre, pour soi-même ou pour autrui. Elle ne requiert pas nécessairement une expression vocale. On y adjoint pourtant des paroles pour trois raisons. 1° C'est un moyen d'exciter intérieurement la dévotion, par laquelle l'âme s'élève à Dieu dans la prière. En effet, par ces signes extérieurs, l'âme est amenée à connaître et, par suite, à aimer. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Excitons-nous plus vivement par la parole et les autres signes, pour accroître en nous le saint désir. » Dans la prière individuelle, il faudra donc user de paroles et de signes analogues, dans la mesure où cela contribue à éveiller la vie intérieure. Mais si cela distrait ou paralyse notre âme, il faut y renoncer. C'est surtout le cas de ceux qui n'ont pas besoin de ces signes pour être disposés à la dévotion, ce qui fait dire dans le Psaume (Psaumes 27.8) : « Mon cœur t'a parlé, mon visage t'a cherché. » Et nous lisons (1 Samuel 1.13) qu'Anne « parlait dans son cœur ». — 2° C'est une manière de rendre à Dieu son dû parce qu'alors l'homme emploie à le servir tout ce qu'il tient de lui, son esprit, mais aussi son corps. Cela convient surtout à la prière dans son rôle de satisfaction selon Osée (Osée 14.3) : « Enlève toute faute, reçois ce que nous avons de bon, et nous offrirons le sacrifice de nos lèvres. » — 3° Enfin la prière devient vocale par une sorte de rejaillissement de l'âme sur le corps, sous la véhémence du sentiment, selon le Psaume (Psaumes 16.9) : « Mon cœur s'est réjoui, et ma langue a exulté. »

Solutions

1. La prière s'exprime en paroles non pour manifester à Dieu ce qu'il ignore, mais pour entraîner à lui l'âme de celui qui prie, ou celle des autres.

2. Les paroles étrangères distraient l'âme et entravent la dévotion, mais celles qui se rapportent à la piété soulèvent les âmes, surtout peu dévotes.

3. Voici ce qu'en dit S. Jean Chrysostome : « Le Seigneur défend de prier en public dans le dessein de se faire voir du public. Celui qui prie ne doit rien faire d'étrange qui le fasse remarquer ; ni crier ni se frapper la poitrine, ni étendre les mains. » Comme dit S. Augustin : « Il est mauvais non pas d'être vu par les hommes, mais d'agir ainsi pour être vu. »


13. L'attention est-elle requise pour la prière ?

Objections

1. Elle semble nécessaire, car le Seigneur a dit (Jean 4.24) : « Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et vérité. » Mais on ne prie pas en esprit si l'on n'est pas attentif. L'attention est donc nécessaire à la prière.

2. La prière est une élévation de l'esprit vers Dieu. Mais quand la prière n'est pas attentive, l'esprit ne monte pas vers Dieu.

3. Il est nécessaire à la prière d'être exempte de tout péché. Or il y a péché à laisser son esprit vagabonder lorsque l'on prie ; car on semble se moquer de Dieu, comme si l'on parlait à quelqu'un sans faire attention à ce que l'on dit, selon S. Basile : « N'implorons pas le secours divin avec nonchalance, l'esprit errant ici et là ; loin d'obtenir ce qu'on demande, c'est bien plutôt ainsi qu'on irrite Dieu. » Donc il est nécessaire que la prière soit attentive.

En sens contraire, les saints eux-mêmes éprouvent parfois en priant le vagabondage de l'esprit. « Mon cœur m'a délaissé », dit le Psalmiste (Psaumes 40.3).

Réponse

La question se pose surtout pour la prière vocale. Pour la résoudre il faut savoir que « nécessaire » s'entend de deux façons : On peut l'entendre de ce qui permet de mieux atteindre sa fin ; en ce sens l'attention est absolument nécessaire à la prière. — Mais ce mot désigne aussi ce sans quoi une réalité n'obtient pas son effet. Or les effets de la prière sont au nombre de trois. Le premier est commun à tous les actes informés par la charité : c'est le mérite. Pour l'obtenir il n'est pas nécessaire que l'attention accompagne la prière d'un bout à l'autre, mais le dynamisme de l'intention initiale rend méritoire l'ensemble de la prière, comme cela se produit pour les autres actes méritoires. Le deuxième effet est propre à la prière : c'est d'obtenir ce qu'on y demande. Là encore il suffit de l'intention première que Dieu regarde principalement. Si elle manque, la prière ne comporte ni mérite ni efficacité pour obtenir. Car Dieu, dit S. Grégoire, n'écoute pas la prière qu'on fait sans s'appliquer. La prière a un troisième effet, qu'elle produit dans l'âme par sa présence même. C'est une certaine réfection spirituelle qui, elle, requiert nécessairement une prière attentive. Comme dit S. Paul (1 Corinthiens 14.14) : « Si ma langue seule prie, mon esprit ne recueille aucun fruit. »

On remarque cependant qu'on peut donner à la prière vocale trois sortes d'attention. 1° On peut prêter attention aux mots eux-mêmes pour ne pas se tromper. 2° Ensuite au sens des mots. 3° A ce qui est la fin de la prière, c'est-à-dire à Dieu et à l'objet de la demande ; c'est la plus nécessaire. Elle est à la portée même des gens sans instruction, et parfois cet élan spirituel qui nous porte vers Dieu est si fort qu'on en oublie tout le reste, dit Hugues de Saint-Victor.

Solutions

1. Il prie bien « en esprit et vérité », celui qui s'est mis en prière à l'instigation de l'Esprit, même si dans la suite, par faiblesse, il laisse son esprit vagabonder.

2. La faiblesse naturelle de l'esprit humain ne lui permet pas de demeurer longtemps dans les hauteurs. Le poids de la faiblesse humaine ramène l'âme à des régions plus basses, et l'esprit qui dans la prière était monté vers Dieu par la contemplation, se trouve soudain errant à l'aventure par suite de notre fragilité.

3. Si c'est de propos délibéré que l'esprit vagabonde dans la prière, c'est un péché qui entrave son résultat. Pour combattre ce défaut, S. Augustin recommande : « Lorsque vous priez Dieu par des psaumes et des hymnes, méditez dans votre cœur ce que prononce votre bouche. » Mais la distraction involontaire n'enlève pas le fruit de la prière, dit S. Basile : « Si, affaibli par le péché, tu ne peux te fixer dans la prière, Dieu te pardonnera ; car ce n'est pas par négligence, mais par fragilité que tu ne peux, comme il faudrait, demeurer en sa présence. »


14. La prière doit-elle être prolongée ?

Objections

1. Non, car on lit en S. Matthieu (Matthieu 6.7) : « Quand vous priez, ne parlez pas beaucoup. » Mais celui qui prie longtemps doit beaucoup parler, surtout s'il s'agit d'une prière vocale. Donc la prière ne doit pas être de longue durée.

2. La prière expose notre désir. Mais le désir est d'autant plus saint qu'il se restreint à un unique objet, selon le Psaume (Psaumes 27.4) : « je n'ai demandé qu'une seule chose au Seigneur, et je la recherche. » La prière sera donc d'autant plus agréable à Dieu qu'elle sera plus courte.

3. Il semble interdit de dépasser les limites fixées par Dieu, surtout, en ce qui concerne le culte divin selon l'Exode (Exode 19.21) : « Fais au peuple une défense expresse, pour qu'il ne cherche pas à voir le Seigneur en franchissant les bornes prescrites et que le plus grand nombre ne périsse pas. » Mais Dieu a déterminé les limites de notre prière en instituant l'oraison dominicale. Il n'est donc pas permis de prolonger au-delà notre prière.

En sens contraire, il apparaît que l'on doit prier sans arrêt, car le Seigneur nous dit (Luc 18.1) : « Il faut toujours prier sans se décourager. » Et S. Paul (1 Thessaloniciens 5.17) : « Priez sans relâche. »

Réponse

Nous pouvons envisager la prière soit en elle-même, soit dans sa cause. Celle-ci n'est autre que le désir de charité. Ce désir doit, en nous, être continu, qu'il soit actuel ou virtuel ; car sa vertu demeure dans tout ce que nous faisons par charité, et nous devons, dit S. Paul (1 Corinthiens 10.31), faire tout pour la gloire de Dieu. À ce point de vue on doit parler d'une prière continuelle, S. Augustin le dit : « Dans la foi et la charité, le désir incessant nous fait prier toujours. »

Mais à considérer la prière en elle-même, on voit qu'elle ne peut être continuelle, car d'autres occupations nous réclament. « Nous fixons donc, explique S. Augustin des heures et des temps déterminés pour exprimer vocalement à Dieu nos prières, afin de nous tenir avertis par ces signes sensibles ; dans la mesure où nous progresserons dans ce désir, nous en prendrons conscience, et nous l'exciterons plus vivement en nous. » Mais toute chose doit se proportionner à sa fin : ainsi la dose au remède. Il convient donc que la prière dure aussi longtemps qu'il est utile pour exciter la ferveur du désir. Lorsqu'elle dépasse cette mesure, au point de ne pouvoir continuer sans ennui, il ne faut pas la prolonger. « On dit que les moines d'Égypte, écrit S. Augustin dans la même lettre, avaient des prières fréquentes, mais très courtes, rapides comme des flèches, afin que cette vigilance toujours en arrêt, si nécessaire à celui qui prie, ne se dissipe et ne s'émousse en des attentes prolongées. Ils nous montrent aussi par là que cette tension intérieure, comme elle ne doit pas être forcée si elle ne peut durer, ne doit pas non plus être aussitôt rompue quand elle est prête à se prolonger. » Cette règle de conduite exige que si, dans la prière individuelle, on doit se proportionner à l'élan intérieur de la personne qui prie, de même dans la prière communautaire on doit se proportionner à la dévotion du peuple.

Solutions

1. S. Augustin nous répond : « Ce n'est pas parler beaucoup que prier longtemps. Autre chose est l'abondance des discours, autre chose le prolongement du désir. Du Seigneur il est écrit qu'il passait la nuit en prière, qu'il prolongeait sa prière, pour nous donner l'exemple. » Et plus loin S. Augustin ajoute : « Rejetez de la prière la multiplicité des paroles, mais non celle des supplications, pourvu que votre désir demeure tendu avec ferveur ; car parler beaucoup, c'est dans la prière traiter du nécessaire avec des mots inutiles. La plupart du temps, il s'agit de gémissements plus que de discours. »

2. Le prolongement de la prière ne consiste pas à demander beaucoup de choses, mais à s'attacher de façon continue à en désirer une seule.

3. Le Seigneur n'a pas institué cette prière pour nous obliger à n'employer que ces paroles. Il a voulu nous indiquer les seuls objets que notre prière doit viser à obtenir, que nous les exprimions ou y pensions de n'importe quelle manière.

4. On prie continuellement soit du fait de la continuité du désir, nous venons de le dire; soit parce qu'on ne manque pas de prier aux moments fixés; soit à raison de l'efficacité de la prière, ou bien chez le priant qui demeure plus dévot même après la prière; soit encore chez un autre, par exemple si par vos bienfaits vous l'invitez à prier pour vous, alors que vous-même avez fini de prier.


15. La prière est-elle méritoire ?

Objections

1. Il semble que non, car tout mérite vient de la grâce. Mais la prière précède la grâce, car la grâce elle-même s'obtient par la prière, selon S. Luc (Luc 11.13) : « Votre Père du ciel donnera l'Esprit Saint à ceux qui le demandent. » La prière n'est donc pas un acte méritoire.

2. Si la prière peut mériter quelque chose, c'est surtout semble-t-il ce qu'elle demande. Or elle ne le mérite pas toujours, car souvent les prières, même celles des saints, ne sont pas exaucées. Ainsi S. Paul n'a pas été exaucé, alors qu'il demandait que s'éloigne de lui l'aiguillon de sa chair (2 Corinthiens 12.18). La prière n'est donc pas un acte méritoire.

3. La prière s'appuie surtout sur la foi selon S. Jacques (Jacques 1.6) : « Qu'il demande dans la foi, sans nulle hésitation. » Mais la foi est insuffisante pour mériter, comme on voit chez ceux qui ont la foi informe. La prière n'est donc pas un acte méritoire.

En sens contraire, sur le texte du Psaume (Psaumes 35.13) : « Ma prière revenait dans mon sein », la Glose écrit : « Bien qu'elle ait été inutile pour eux, je ne suis pas privé de ma récompense. » Or la récompense n'est due qu'au mérite. La prière est donc méritoire.

Réponse

On a dit plus haut que la prière, outre son effet présent de consolation spirituelle, a, relativement à l'avenir, une double efficacité : de mérite et d'impétration. Il en va de la prière comme de tout autre acte vertueux : elle tient sa valeur méritoire de la charité dont elle est issue, car celle-ci a pour objet propre le bien éternel, dont nous méritons d'avoir la jouissance. Cependant la prière procède de la charité par l'intermédiaire de la religion, dont la prière est l'acte, nous l'avons dit ; d'autres vertus l'accompagnent encore, qui sont requises à la bonté de la prière : l'humilité et la foi. C'est à la religion en effet de présenter la prière à Dieu ; tandis que la charité nous fait désirer ce dont elle demande l'accomplissement. Quant à la foi, elle est exigée par le fait que nous nous adressons à Dieu ; pour le prier nous devons croire que nous pouvons obtenir de lui ce que nous demandons. D'autre part l'humilité est nécessaire à celui qui prie, car il reconnaît son indigence. La dévotion est également nécessaire, mais elle tient à la religion, dont elle est l'acte primordial, nécessaire à tous ceux qui en découlent, nous l'avons dit plus haut.

Quant à l'efficacité d'impétration, la prière la tient de la grâce de Dieu que nous prions et qui nous induit à prier. Comme dit S. Augustin : « Il ne nous encouragerait pas à demander s'il ne voulait pas donner », et S. Jean Chrysostome : « Il ne refuse jamais ses bienfaits à qui le prie, celui qui, pour qu'on ne cesse point de prier, nous y pousse dans sa miséricorde. »

Solutions

1. Sans la grâce sanctifiante la prière n'est pas méritoire, non plus que les autres actes vertueux. Cependant la prière qui obtient la grâce sanctifiante procède elle-même d'une certaine grâce, comme d'un don gratuit ; car prier, « c'est un don de Dieu », dit S. Augustin.

2. Le mérite de la prière est parfois relatif principalement à tout autre chose que ce qu'on demande : son objet majeur est en effet la béatitude, et la prière étend parfois directement sa demande à d'autres objets, comme nous l'avons montré. Si ce qu'on demande ainsi pour soi-même n'est d'aucune utilité pour la béatitude, on ne le mérite pas. Il arrive même qu'à le demander et à le désirer, on perde tout mérite, par exemple si l'on demandait à Dieu l'accomplissement d'un péché, prière sans piété. Parfois cependant il s'agit d'une chose inutile à notre salut, sans qu'elle lui soit manifestement contraire. En ce cas, bien que cette prière puisse nous mériter la vie éternelle, on ne mérite pas d'obtenir ce qu'on demande. Aussi S. Augustin dit-il : « Lorsque nous supplions Dieu avec foi, pour obtenir des choses nécessaires à cette vie, c'est la miséricorde qui nous exauce, et la miséricorde encore qui se refuse à nous exaucer, car le médecin sait mieux que le malade ce qui est utile à sa faiblesse. » Voilà pourquoi S. Paul ne fut pas exaucé lorsqu'il demandait que Dieu éloigne de sa chair l'aiguillon, parce que cela ne lui était pas avantageux. Mais si ce qu'on demande est utile à la béatitude, parce que cela concerne notre salut, on le mérite non seulement par la prière, mais encore par d'autres bonnes œuvres. C'est pourquoi on reçoit infailliblement ce qu'on a demandé, mais au moment où on doit le recevoir. « Il y a des demandes que Dieu ne refuse pas, mais qu'il fait attendre pour les exaucer au bon moment », dit S. Augustin. Toutefois, cet accomplissement peut être empêché, si l'on ne persévère pas à le demander, ce qui fait dire à S. Basile : « Quand vous demandez sans recevoir, c'est que vous demandez ce qu'il ne faut pas, ou bien sans foi, avec légèreté, ou ce qui ne vous était pas utile, ou sans persévérance. » En effet, on ne peut mériter en justice la vie éternelle pour autrui, comme nous l'avons dit précédemment. C'est pourquoi, par voie de conséquence, on ne le peut pas non plus pour ce qui se rapporte à la vie éternelle. C'est pourquoi on n'est pas toujours exaucé lorsque l'on prie pour un autre, comme nous l'avons dit plus haut.

Il y a donc quatre conditions dont la réunion fait qu'on obtient toujours ce qu'on demande. Il faut demander pour soi, ce qui est nécessaire au salut, avec piété et avec persévérance.

3. Si la prière s'appuie principalement sur la foi, ce n'est pas pour y trouver son efficacité méritoire car pour cela elle s'appuie sur la charité, mais c'est pour obtenir l'efficacité d'impétration. En effet, la foi nous révèle la toute-puissance et la miséricorde divines, de qui notre prière obtient ce qu'elle demande.


16. La prière est-elle efficace pour obtenir ce qu'on demande ?

Objections

1. Il semble que les pécheurs n'obtiennent rien de Dieu par la prière, car il est dit en S. Jean (Jean 9.31) : « Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs. » Et cela s'accorde avec le livre des Proverbes (Proverbes 28.9) : « Celui qui, pour ne pas entendre la loi, se bouche les oreilles, sa prière est maudite. » Donc, la prière des pécheurs n'obtient rien de Dieu.

2. Les justes obtiennent de Dieu ce qu'ils méritent, nous venons de le voir. Mais les pécheurs ne peuvent rien mériter, car ils n'ont pas la grâce, ni davantage la charité qui est « la vertu de la piété », dit la Glose sur le texte de S. Paul (2 Timothée 3.5) : « Ils ont les dehors de la piété, mais ils rejettent la vertu qui la donne. » Ils ne prient donc pas avec piété, ce qui est nécessaire pour obtenir ce qu'on demande, nous l'avons dit. Ils n'obtiennent donc rien par la prière.

3. « Le Père n'exauce pas volontiers la prière que le Fils n'a pas dictée », dit Chrysostome. Or, dans la prière enseignée par le Christ, il est dit : « Remets-nous nos dettes comme nous les remettons nous-mêmes à nos débiteurs », ce que ne font pas les pécheurs. Donc, ou bien ils mentent en parlant ainsi, et se rendent indignes d'être exaucés; ou bien, s'ils ne le disent pas, ils ne sont pas exaucés puisqu'ils ne suivent pas le modèle de prière donné par le Christ.

En sens contraire, S. Augustin nous dit : « Si Dieu n'exauçait pas les pécheurs, c'est en vain que le publicain aurait demandé : ‘Seigneur, prends pitié du pécheur que je suis.’ » Et S. Jean Chrysostome : « Quiconque demande reçoit, qu'il soit juste ou pécheur. »

Réponse

Deux choses sont à considérer chez le pécheur : la nature, que Dieu aime, et le péché, qu'il déteste. Si dans sa prière c'est le pécheur comme tel qui demande, c'est-à-dire en suivant son désir du péché, Dieu ne l'écoute pas, par miséricorde. Mais parfois aussi il est exaucé pour son châtiment, lorsque Dieu permet qu'il se précipite encore davantage dans le péché. « Il y a des choses que Dieu refuse par bonté, et qu'il accorde par colère », dit S. Augustin. Mais quand le pécheur prie sous l'inspiration d'un bon désir de la nature, Dieu l'exauce, non par justice car le pécheur ne le mérite pas, mais par pure miséricorde ; pourvu toutefois que soient sauvées les quatre conditions énumérées plus haut : demander Pour soi-même, les biens nécessaires au salut, avec piété et avec persévérance.

Solutions

1. Cette parole, explique S. Augustin, fut prononcée par l'aveugle avant l'onction, c'est-à-dire alors qu'il était imparfaitement éclairé. Elle n'a donc pas valeur définitive. On pourrait toutefois l'accepter comme vraie si on l'entendait du pécheur comme pécheur. C'est aussi en ce sens que la prière du pécheur est qualifiée de maudite.

2. Le pécheur ne peut prier avec piété, si on l'entend de l'habitus vertueux qui doit informer sa prière. Mais sa prière peut être pieuse par son objet conforme à la piété, de même que, sans avoir l'habitus de justice, on peut vouloir quelque chose de juste, nous l'avons montré. Cette prière n'est pas méritoire, mais elle peut fort bien être exaucée, car le mérite est fondé en justice, mais l'impétration est fondée sur la grâce de Dieu.

3. Comme nous l'avons dit l'oraison dominicale est prononcée en la personne de l’Église entière. Aussi, celui qui la prononce en refusant de remettre les dettes à son prochain, ne ment pas, car s'il ne dit pas la vérité quant à sa personne, ce qu'il dit est vrai en la personne de l'Église. Mais il est hors de celle-ci par son fait, et cela rend sa prière infructueuse. Il arrive cependant que des pécheurs soient prêts à remettre à leurs débiteurs, et leurs prières sont alors exaucées, conformément à ces paroles de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 28.2) : « Pardonne au prochain qui t'a nui, et tes péchés seront remis à ta prière. »


17. Les différentes espèces de prière

Objections

1. Il ne semble pas adéquat de donner comme parties de la prière les obsécrations, les prières, les postulations et les actions de grâce. En effet, l'obsécration est une sorte d'adjuration. Mais d'après Origène « celui qui veut vivre selon l'Évangile ne doit adjurer personne ; il n'est pas plus permis d'adjurer que de jurer ». Il ne convient donc pas de ranger l'obsécration parmi les parties de la prière.

2. La prière est selon le Damascène « la demande à Dieu de ce qui convient ». C'est donc à tort qu'on distingue prière et postulation.

3. L'action de grâce regarde le passé, les autres actes concernent l'avenir. Mais le passé précède l'avenir. L'action de grâce n'est donc pas à sa place au terme de l'énumération.

En sens contraire, il y a l'autorité de S. Paul (1 Timothée 2.1).

Réponse

Trois conditions sont requises à la prière : 1° S'approcher de Dieu que l'on prie. C'est ce que signifie le mot « prière », puisqu'il désigne l'élévation de l'esprit vers Dieu. 2° Il faut aussi demander : ce qu'exprime le mot « postulation ». Si c'est une demande déterminée, c'est pour certains la « postulation » proprement dite ; si elle reste indéterminée, comme lorsqu'on demande l'aide de Dieu, ils la nomment « supplication », et si l'on se contente d'exposer un fait comme par exemple : « Celui que tu aimes est malade » (Jean 11.3), ils l'appellent « insinuation ». 3° Il faut enfin un motif d'obtenir ce qu'on demande, et on le prend du côté de Dieu et du côté de celui qui prie. Du côté de Dieu, c'est sa sainteté, à raison de quoi nous demandons d'être exaucé selon Daniel (Daniel 9.18) : « Prête l'oreille, Seigneur... en raison de tes grandes miséricordes. » C'est le rôle de l'« obsécration » qui implore au nom de réalités saintes, comme nous disons dans les litanies : « Par ta naissance délivre-nous, Seigneur. » Du côté de l'homme, la raison qu'il peut avoir d'obtenir ce qu'il demande, c'est l'« action de grâce » : « En rendant grâce pour les bienfaits reçus, puissions-nous en recevoir de plus grands », dit une oraison du missel.

Nous retrouvons ces distinctions dans les explications de la Glose sur le texte de Paul « À la messe la consécration est précédée par des ‘obsécrations’ qui sont un rappel des réalités saintes. La ‘prière’ consiste dans la consécration même, moment où l'esprit doit le plus s'élever vers Dieu. On trouve les ‘postulations’ dans les demandes qui suivent, et les "actions de grâce" à la fin. » — On peut également remarquer ces quatre éléments dans bon nombre d'oraisons de l’Église. Par exemple celle de la fête de la Trinité, les mots : « Dieu éternel et tout-puissant » représentent l'élévation de la prière vers Dieu ; les mots : « qui as donné à tes serviteurs » constituent l'action de grâce ; « accorde, nous le demandons... » exprime la postulation ; et cette formule finale : « Par Jésus Christ Notre Seigneur... » renferme l'obsécration.

On lit, il est vrai, dans les Conférences des Pères « L'obsécration est l'imploration pour nos péchés ; la prière consiste dans les vœux qu'on fait à Dieu ; la postulation désigne les demandes qu'on fait pour autrui. » Mais la première explication est meilleure.

Solutions

1. C'est l'adjuration par mode de contrainte qui est défendue ; non l'obsécration qui implore miséricorde.

2. La prière en son acception la plus générale inclut tout ce qu'on vient de dire. Mais comme élément distinct elle est proprement l'élévation vers Dieu.

3. Lorsque les événements sont divers, le passé précède l'avenir. Mais un seul et même événement est futur avant d'être passé. C'est pourquoi l'action de grâce pour certains bienfaits précède la demande d'autres bienfaits. Mais s'il s'agit d'un même bienfait on commence par le demander, puis l'ayant reçu on en rend grâce. Par ailleurs la postulation est précédée de la prière, qui nous fait aborder celui à qui nous demandons ; et la prière elle-même suit l'obsécration qui, nous faisant considérer la bonté divine, nous donne la hardiesse de l'approcher.


LES ACTES EXTÉRIEURS DE LATRIE

Ce sont : 1°. L'adoration où l'on vénère Dieu par son corps (Q. 84). — 2°. Les actes par lesquels on offre à Dieu quelque chose de ses biens extérieurs (Q. 85-88). — 3°. Les actes dans lesquels on emploie des réalités divines (Q. 89-91).

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant