Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

85. LES SACRIFICES

  1. Offrir à Dieu le sacrifice est-il de loi naturelle ?
  2. Ne faut-il offrir de sacrifice qu'à Dieu ?
  3. Offrir un sacrifice est-il un acte spécial de vertu ?
  4. Tous y sont-ils tenus ?

1. Offrir à Dieu le sacrifice est-il de loi naturelle ?

Objections

1. Il semble que non. Car les prescriptions du droit naturel sont communes à tous les hommes, ce qui n'est pas le cas du sacrifice. D'après l'Ecriture, certains ont offert du pain et du vin, comme Melchisédech (Genèse 14.18), ceux-ci tels animaux et ceux-là tels autres. L'oblation sacrificielle n'est donc pas de droit naturel.

2. Tous les justes ont suivi les prescriptions du droit naturel. Or on ne lit pas qu'Isaac ait offert de sacrifice, non plus qu'Adam, dont il est pourtant écrit « que la sagesse le tira de son péché » (Sagesse 10.2). Donc l'offrande du sacrifice n'est pas de droit naturel.

3. Les sacrifices sont offerts pour leur signification, dit S. Augustin. Or, les mots qui sont, comme il le dit ailleurs, les principaux signes de la pensée ont d'après Aristote « une signification qui n'est pas naturelle mais conventionnelle ». Les sacrifices ne sont donc pas de loi naturelle.

En sens contraire, à toute époque et dans toutes les nations, il y a toujours eu offrande de sacrifices. Ce que l'on rencontre ainsi universellement paraît être le fait de la nature. L'offrande des sacrifices est donc de droit naturel.

Réponse

La raison naturelle prescrit à l'homme de se soumettre à un être supérieur, à cause des déficiences qu'il éprouve en lui-même et qui le mettent dans la nécessité de recevoir aide et direction de cet être supérieur. Quel que soit cet être, il est celui à qui tous les hommes donnent le nom de Dieu. Mais, de même que dans la nature les êtres inférieurs sont naturellement soumis aux supérieurs, de même la raison naturelle prescrit à l'homme, selon son penchant inné, de rendre à qui est au-dessus de lui soumission et honneur, à sa manière. La manière de l'homme, c'est d'avoir recours pour s'exprimer aux signes sensibles, parce qu'il tire sa connaissance du sensible. C'est pour cela que la raison le porte naturellement à employer certaines choses sensibles, qu'il offre à Dieu, en signe de la sujétion et de l'honneur qu'il lui doit, à la manière dont les vassaux font des offrandes à leur suzerain pour reconnaître sa domination. C'est à cela que se rapporte la raison de sacrifice. Et c'est pourquoi l'oblation sacrificielle relève du droit naturel.

Solutions

1. Comme on l'a dit précédemment il y a des choses qui prises en général sont de droit naturel, et dont les déterminations relèvent du droit positif. Par exemple, punir les malfaiteurs est de loi naturelle ; leur appliquer telle ou telle peine relève d'un code humain ou divin. De même, la loi naturelle prescrit de façon générale d'offrir des sacrifices, et l'accord est universel sur ce point.

Mais la détermination des sacrifices est d'institution humaine ou divine, d'où leurs différences.

2. Adam et Isaac, comme les autres justes, ont offert le sacrifice à Dieu selon qu'il convenait au temps où ils vivaient, car, dit S. Grégoire : « Chez les anciens le péché originel était remis par l'offrande des sacrifices. » Cependant l'Écriture ne mentionne pas tous les sacrifices des justes, mais seulement ceux qui ont comporté quelque particularité. Peut-être cependant n'a-t-on point parlé du sacrifice d'Adam pour ne pas sembler mettre en lui, avec la source du péché, celle de notre sanctification. Quant à Isaac, il préfigure le Christ, en tant que lui-même était offert en sacrifice. Il ne fallait donc pas le montrer en train d'en offrir.

3. Il est naturel aux hommes d'exprimer par des signes ce qu'ils conçoivent ; c'est la détermination de ces signes qui relève de leur convention.


2. Ne faut-il offrir de sacrifice qu'à Dieu ?

Objections

1. Apparemment, on ne doit pas réserver le sacrifice au Dieu souverain, car, puisqu'on doit cet hommage à sa divinité, on le doit semble-t-il à tous ceux qui y sont associés. Or, même les hommes saints « deviennent participants de la nature divine » selon la 2ème épître de Pierre (2 Pierre 1.4) ; aussi lit-on dans le Psaume (Psaumes 82.6) : « Moi, j'ai dit : ‘Vous êtes des dieux.’ » Les anges aussi sont appelés « fils de Dieu », comme le montre le livre de Job (Job 1.6). Donc on doit offrir le sacrifice à tous ceux-là.

2. Plus quelqu'un est haut placé, plus on doit lui rendre honneur. Mais les anges et les saints sont bien au-dessus de tous les princes de la terre. Pourtant ceux-ci reçoivent de leurs sujets, prosternés devant eux et leur offrant des présents, bien plus d'honneur que ne fait le sacrifice, où l'on offre un animal ou quelque autre chose. À plus forte raison peut-on offrir un sacrifice aux anges et aux saints.

3. Les temples et les autels sont destinés à l'offrande des sacrifices. Or on en élève en l'honneur des anges et des saints. Donc on peut leur offrir des sacrifices.

En sens contraire, il est dit dans l'Exode (Exode 22.20) : « Quiconque immole à d'autres dieux que le seul Seigneur véritable sera mis à mort. »

Réponse

Le sacrifice extérieurement offert est le signe du sacrifice intérieur, oblation spirituelle que l'âme fait d'elle-même à Dieu selon le Psaume (Psaumes 51.19) : « Le sacrifice qu'il faut à Dieu c'est l'esprit affligé. » Car, nous l'avons dit plus haut les actes extérieurs de religion sont ordonnés aux actes intérieurs.

L'âme s'offre en sacrifice à Dieu comme au principe de sa création et à sa fin béatifiante. Or, selon la vraie foi, Dieu seul est le créateur de nos âmes, comme nous l'avons établi dans la première Partie. Et c'est en lui seul que consiste notre béatitude, nous l'avons vu. C'est pourquoi, puisque nous devons au seul souverain Bien l'offrande du sacrifice spirituel, nous devons également n'offrir qu'à lui les sacrifices extérieurs. De même « dans la prière et la louange, nous faisons monter nos paroles vers celui à qui nous offrons en notre cœur les choses mêmes quelles signifient », dit S. Augustin. Nous voyons d'ailleurs, en tout Etat, observer l'usage d'honorer le chef souverain par quelque marque particulière que ce serait un crime de lèse-majesté de présenter à quelqu'un d'autre. Aussi la loi divine établit-elle la peine de mort pour tous ceux qui rendent des honneurs divins à d'autres que Dieu.

Solutions

1. Si le nom de Dieu est communiqué à certains, ce n'est pas à titre d'égalité, mais de participation. On ne leur doit donc pas des honneurs égaux.

2. Quand on offre un sacrifice on ne considère pas le prix de l'animal immolé, mais le sens de cette action, qu'on fait en l'honneur du Maître souverain de l'univers entier. « Les démons, dit S. Augustin aiment non pas l'odeur des victimes, mais les honneurs divins. »

3. Comme dit S. Augustin : « Ce n'est pas aux martyrs que nous destinons des temples et des prêtres, car ce n'est pas eux, mais leur Dieu, que nous tenons pour notre Dieu. C'est pourquoi le prêtre ne dit pas : ‘je t'offre ce sacrifice, Pierre ou Paul.’ Mais nous rendons grâce à Dieu de leurs victoires et nous nous excitons à les imiter. »


3. Offrir le sacrifice est-il un acte spécial de vertu ?

Objections

1. Apparemment non, car selon S. Augustin, le vrai sacrifice est toute œuvre accomplie pour s'unir à Dieu en de tes relations. Or toute œuvre bonne n'est pas l'acte spécial d'une vertu déterminée. L'oblation du sacrifice n'est donc pas un acte spécial, attribuable à une vertu déterminée.

2. Mortifier son corps par le jeûne, c'est le fait de l'abstinence ; par la continence, cela relève de la chasteté ; par le martyre, c'est l'acte de la force. Tout cela est inclus dans l'oblation sacrificielle selon l'épître aux Romains (Romains 12.1) : « Offrez vos corps en sacrifice vivant. » Et l'épître aux Hébreux (Hébreux 13.16) : « N'oubliez pas la bienfaisance et la mise en commun de vos biens : c'est par de tels sacrifices qu'on mérite devant Dieu. » Or la bienfaisance et la communauté de biens relèvent de la charité, de la miséricorde et de la libéralité L'oblation du sacrifice n'est donc pas un acte, spécial d'une vertu déterminée.

3. Le sacrifice est ce qu'on offre à Dieu. Mais il y a bien des choses qu'on lui offre : la dévotion, la prière, les dîmes, les prémices, les oblations, les holocaustes. Donc le sacrifice ne semble pas, être un acte spécial d'une vertu déterminée.

En sens contraire, la loi donne sur les sacrifices des préceptes spéciaux, comme on le voit au début du Lévitique.

Réponse

Nous l'avons déjà dit, quand l'acte d'une vertu se trouve ordonné à la fin d'une autre vertu, il en partage l'espèce d'une certaine manière. Celui qui vole afin de forniquer communique à son vol la malice de la fornication, au point que si ce n'était déjà par ailleurs un péché, cela le deviendrait de ce seul fait. Ainsi donc le sacrifice est un acte spécial, dont la bonté tient à ce qu'on l'accomplit à l'honneur de Dieu. Cela fait qu'il appartient à une vertu déterminée, la religion. Mais il arrive que les actes d'autres vertus soient également ordonnés à l'honneur divin. Par exemple on fait aumône de ses biens personnels pour Dieu, ou bien on s'inflige quelque pénitence corporelle par révérence pour Dieu. De ce point de vue, nous pourrons encore donner à ces actes de vertus différentes le nom de sacrifices. Toutefois il est des actes dont la seule valeur vient de ce qu'ils sont faits en l'honneur de Dieu. Ces actes-là sont les sacrifices proprement dits, et ils relèvent de la vertu de religion.

Solutions

1. Le fait même de vouloir contracter avec Dieu une union spirituelle se rattache à l'honneur qu'on lui doit. C'est pourquoi tout acte vertueux prend raison de sacrifice du fait qu'on l'accomplit pour entrer en la sainte société de Dieu.

2. L'homme possède trois sortes de biens : 1° Les biens de l'âme qu'il offre à Dieu en un sacrifice intérieur, par la dévotion et la prière, et par d'autres actes intérieurs de cette sorte : c'est là le sacrifice principal. 2° Les biens du corps qu'on offre d'une certaine façon à Dieu par le martyre, l'abstinence ou la continence. 3° Les biens extérieurs dont on offre à Dieu le sacrifice directement, quand nous lui offrons immédiatement ce que nous possédons ; médiatement, quand nous en faisons part au prochain pour Dieu.

3. Il y a sacrifice proprement dit quand on accomplit quelque chose sur les biens que l'on offre à Dieu, comme était la mise à mort des animaux, ou comme est la fraction, manducation et bénédiction du pain. Le nom de « sacrifice » l'indique, car on parle de sacrifice là où l'on « fait du sacré ». Le mot « oblation » désigne directement l'acte d'offrir à Dieu quelque chose, même si l'on n'accomplit rien avec. Ainsi on parle d'une oblation de pain et d'argent à l'autel, sans qu'on accomplisse rien à leur égard. Tout sacrifice est donc une oblation, mais non réciproquement. Quant aux prémices, ce sont des oblations, car on les offrait à Dieu, selon le Deutéronome (Deutéronome 26.1-11) ; mais ce n'étaient pas des sacrifices, car elles n'étaient la matière d'aucun rite sacré. Les dîmes, à proprement parler, ne sont ni des sacrifices ni des oblations, parce qu'on ne les présente pas directement à Dieu, mais aux ministres du culte.


4. Tous sont-ils tenus d'offrir des sacrifices ?

Objections

1. Il apparaît que non, car S. Paul écrit aux Romains (Romains 3.19) : « Ce que dit la loi s'adresse à ceux qui sont sous la loi. » Or la loi sur les sacrifices n'a pas été donnée à tous, mais au seul peuple hébreu. Tout le monde n'était donc pas obligé d'offrir des sacrifices.

2. Les sacrifices sont offerts à titre de signes. Mais tout le monde ne comprend pas ce symbolisme. Donc le sacrifice n'est pas obligatoire pour tous.

3. La fonction des prêtres est dite « sacerdotale » précisément parce qu'ils offrent le sacrifice. Mais tous ne sont pas prêtres, ni par conséquent tenus d'offrir des sacrifices.

En sens contraire, offrir le sacrifice est de loi naturelle nous l'avons vu. Or la loi naturelle oblige tous les hommes. Tous sont donc tenus d'offrir le sacrifice à Dieu.

Réponse

Il y a, nous l'avons dit deux sortes de sacrifices. Le premier, le principal, est le sacrifice intérieur, à quoi tous sont tenus ; car tout le monde est tenu d'offrir à Dieu une âme dévote. L'autre est le sacrifice extérieur, qui se subdivise en deux. Il y a en effet un sacrifice dont toute la valeur réside en l'oblation de biens extérieurs, faite à Dieu en témoignage de soumission à sa divinité. L'obligation en est différente pour ceux qui sont sous la loi, ancienne ou nouvelle, et pour ceux qui ne sont pas sous la loi. Sous le régime de la loi, des sacrifices déterminés sont obligatoires conformément aux prescriptions légales. Ceux, au contraire, qui n'ont pas vécu sous la loi, étaient tenus à certains sacrifices extérieurs, qu'ils devaient faire pour honorer Dieu, en harmonie avec leur milieu. Mais ils n'étaient pas obligés à tels ou tels sacrifices déterminés. L'autre sorte de sacrifice extérieur se réalise quand on se sert des actes extérieurs des autres vertus, pour en faire hommage à Dieu. Certains de ces actes sont l'objet d'un précepte dont l'obligation est universelle ; d'autres sont surérogatoires et tous n'y sont pas tenus.

Solutions

1. Les sacrifices déterminés par les prescriptions de la loi n'obligeaient pas tous les hommes, mais tous étaient tenus à des sacrifices intérieurs ou extérieurs, on vient de le dire.

2. Tous ne connaissent pas explicitement la vertu des sacrifices, mais du moins en ont-ils une connaissance implicite, comme ils ont une foi implicite, ainsi que nous l'avons vu précédemment.

3. Les prêtres offrent les sacrifices proprement ordonnés au culte divin, non seulement pour eux-mêmes, mais pour les autres. Mais il y a d'autres sacrifices, que chacun peut offrir à Dieu pour soi-même, nous l'avons montré ci-dessus.

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