C’est donc de cet entraînement et de ce mouvement, ainsi que de cette mixtion, que tout a été formé. Ce que nous nommons tout, très improprement ; car rien n’est dans aucun lieu, mais tout revient toujours ; et, à cet égard, tous les sages par excellence, excepté Parménide, sont de cet avis : savoir, Protagore, Héraclite, Empédocle, ainsi que les poètes les plus illustres, dans les deux genres : savoir, dans la comédie Épicharme ; dans la tragédie, Homère, lorsqu’il dit :
« l’Océan, principe d’existence des Dieux, et la mère Téthys. »
Il déclare, en effet, que tout est issu de l’écoulement et du mouvement. Ne vous semble-t-il pas que c’est là ce qu’il veut dire ?
« Je le trouve.
« Quel homme marchant dans une pareille armée, ayant pour chef Homère, ne se montrerait pas ridicule en mettant la chose en question (Théétète, p. 118 de Ficin et 158 de H. Et.) ? »
Plus bas il ajoute, en continuant la même pensée « Nous devons marcher en avant et nous serrer davantage, comme le prescrit le raisonnement, en faveur de Protagore : nous devons étudier cette substance mise en mouvement, en la faisant tinter, comme un vase, pour voir si elle rendra un bon ou un mauvais son. Le combat livré à ce sujet n’a pas été sans importance ni entre un petit nombre de combattants.
« Il s’en faut de beaucoup ; il a embrassé toute l’Ionie et s’accroît de plus en plus. Les compagnons d’Héraclite en sont les principaux soutiens, et défendent avec zèle cette opinion.
« C’est donc pour cela, mon cher Théodore, que nous devons l’examiner, à partir du principe dont ils la dérivent.
« J’y consens d’autant plus volontiers, ô Socrate, que sur ces doctrines d’Héraclite, ou comme vous le dites fort bien sur ces doctrines homériques, et même plus anciennes qu’Homère, il n’est pas possible de raisonner froidement avec tout ce qui, aux environs d’Éphèse, affiche la prétention de les avoir pénétrées, non plus qu’avec des fanatiques : ils ne veulent pas sortir des termes consignés dans les écrits d’Héraclite. S’en tenir au raisonnement, en faisant succéder paisiblement et à tour de rôle les réponses aux questions ; c’est ce qu’ils ne veulent pas plus entendre que quoi que ce soit au monde. Le moins du monde n’est pas assez dire, tant leur irritation est grande. Si cependant vous hasardez une question à l’un d’eux, ils vous lancent aussitôt, comme d’un carquois, une foule de petits traits énigmatiques qui vous accablent. Si vous cherchez à en comprendre le sens, vous serez bientôt frappé d’un autre mot de composition nouvelle, qui vous laissera incertain sur sa signification ; en sorte que vous ne gagnerez jamais le moindre pas contre aucun d’eux. Quand ils raisonnent entre eux, il en est de même : ils prennent bien garde de ne rien laisser admettre comme stable ni en parole ni au fond de l’âme : se figurant, à ce que je puis croire, que cela même est une base solide. Telle est l’arme avec laquelle ils combattent et qu’ils lancent de tout côté, autant qu’ils le peuvent.
« Peut-être, Théodore, n’avez-vous vu ces hommes que dans la chaleur du combat, et ne vous êtes-vous jamais rencontré avec eux lorsqu’ils sont en paix ; car vous n’êtes pas de leurs amis ; mais je pense que conversant avec leurs disciples, ils s’expliquent plus à loisir, par le désir de les rendre semblables à eux-mêmes.
« De quels disciples voulez-vous parler, ô mon excellent ami ? Il n’y a pas parmi eux une telle chose qu’un maître et un disciple. Ce sont des plantes spontanées qui se produisent d’elles-mêmes, et qui s’inspirent chacune d’une inspiration qui leur est propre ; en sorti : que celui-ci est persuadé que celui-là ne sait rien ; et quelle que soit la question que vous leur adressiez, vous n’en obtiendrez jamais un raisonnement de gré ou de force. Il ne nous reste donc pas d’autre parti à prendre, que de nous poser, comme un problème, cette assertion, que tout se meut.
« Ce que vous proposez est très raisonnable. Le problème est-il celui-ci ou un autre, soit que nous l’ayons reçu des anciens, caché aux regards du vulgaire, sous le prestige de la poésie : savoir que l’Océan et Téthys sont le principe générateur de l’univers ; dès lors tout ne serait qu’un écoulement sans qu’il y eût rien de stable, ou que nous le tenions des modernes qui s’expliquent d’une manière plus savante et en même temps plus claire ; en sorte que les savetiers eux-mêmes, en les entendant, apprennent toute leur sagesse et se désabusent de leur sottise, suivant laquelle ils se figuraient que, parmi les choses, les unes sont stables, les autres sont en mouvement ? en apprenant que tout se meut, ils apprendront aussi à les respecter. J’ai presque oublié de dire, mon cher Théodore, qu’il y a d’autres philosophes qui ont dit précisément le contraire : tellement que tout ce qui est, est dans une immobilité essentielle, à quoi on a donné le nom d’univers ; ainsi que toutes les autres choses qu’ont dites en opposition à ceux-ci, les Mélisses et les Parinénides ; pour soutenir que tout ne forme qu’un ; qu’il est immobile en soi-même, n’ayant aucune place pour se mouvoir. Eh bien, mon ami, quel usage ferons-nous de toutes ces choses ? car tout en cheminant petit à petit, nous nous sommes engagés, sans nous en apercevoir, entre les deux armées ; et si nous ne trouvons pas une retraite quelque part, en nous mettant sur la défensive ; nous en payerons la peine, comme ceux qui, dans les Palestres, jouant sur le bord de la ligne, lorsqu’ils sont également saisis par ceux des deux camps opposés, sont tiraillés en sens contraires (Platon, Théétète, p. 130 de Ficin, 179 de H. Et.). »
Cette citation est empruntée au Théétète. Passons maintenant au Sophiste. Voici encore ce qu’il dit des philosophes physiciens qui l’ont précédé (Platon, Sophiste, p. 138 de Ficin, 242 de H. ET.) :
Parménide me semblé traiter cette question bien légèrement, aussi bien que tous ceux qui se sont mis en peine d’en décider, dans le but de définir les substances sous les rapports de quantité et de qualité. Chacun d’eux me paraît débiter une fable comme si nous étions des enfants : l’un dit que les substances sont au nombre de trois, lesquelles se font de temps en temps la guerre ; puis réconciliées, il en résulte des mariages, des enfants, des éducations de progéniture : un autre n’en admettant que deux, l’humide et le sec, ou le chaud et le froid, les accouple et les fait produire. De notre temps, la tribu éléatique tout entière à commencer par Xénophane, et même à remonter plus haut, mettant en un seul Être ce qu’on nomme tous les êtres, poursuit cette idée dans tout son poème. Les Muses d’Ionie et de Sicile ont avisé plus tard qu’il serait plus sûr de réunir ces deux systèmes en un, et de dire que la substance est en même temps multiple et unique, que c’est par la haine et l’amitié que ses parties se maintiennent ensemble : ce qui tend à se disjoindre est sans cesse ramené à l’union, disent les plus graves de ces Muses. Les plus relâchées ont faibli, en disant que ces choses n’ont pas toujours lieu ; mais qu’elles sont alternativement unes, formant un seul tout, sous l’influence amicale de Vénus ; puis elles en forment plusieurs, lorsque l’instinct guerrier leur est soufflé par la dispute (νεῖκος). Quant à décider si toutes ces assertions ou seulement une partie d’entre elles sont véritables ; voilà ce qui serait difficile à prononcer. On s’exposerait à errer gravement en se permettant d’exercer une censure austère envers des hommes d’un si grand génie et d’une si haute antiquité (Platon, Sophiste, p. 158 de Ficin ; 242 de H. ET). »
Plus bas il continue :
« Nous n’avons pas, il est vrai, passé en revue tous ceux qui ont apporté un soin particulier à définir ce qui est et ce qui n’est pas ; cependant contentons-nous de ce qui a été dit. Il nous faut maintenant examiner leurs adversaires, afin de nous convaincre, par la réunion de tous, qu’il n’est pas plus facile de définir l’être que le néant.
« Procédons, j’y consens, à l’examen de ces derniers.
« Mais d’abord j’observerai entre ces philosophes, comme une guerre des géants contre les Dieux, par l’incertitude qui règne entre eux, sur ce qu’on doit entendre par l’Être.
« Comment cela ?
« Les uns tirent tout du ciel et de l’invisible en terre, tenant tout dans leurs mains à la manière des pierres et des arbres : saisissant les choses de cette nature, ils affirment que tout ce qui existe n’est autre que ce qui oppose de la résistance à notre toucher. Pour eux, la définition de l’Être est celle du corps. Si l’on venait à leur dire qu’il existe une telle chose qui ne soit point un corps, pleins de mépris pour cette opinion, ils ne daigneraient pas même en écouter davantage.
« Vous nous avez dépeint là des hommes bien dangereux. La vérité est qu’il m’est arrivé bien des fois d’en rencontrer de pareils.
« Ainsi donc, ceux qui luttent contre eux commencent par défendre, avec mesure, les choses d’en haut qui sont invisibles, en s’efforçant de prouver que les formes intellectuelles et incorporelles ont une réalité d’existence incontestable ; tandis que les corpuscules de leurs adversaires, et ce qu’ils nomment une substance véritable, étant par eux réduit petit à petit à des particules extrêmes, ils nomment réellement dans leurs discussions substance ce qui n’est qu’engendrement. C’est de la sorte qu’un débat interminable sur cette question s’est engagé entre ces deux partis, ô Théétète.
« Vous dites vrai (Platon, Sophiste, p. 190 de Ficin ; 245 de H. Et.). »
Voici en quels termes Platon a fait la censure des philosophes physiciens qui l’ont devancé. Nous avons déjà fait connaître dans ce qui a précédé, quelle était l’opinion qu’il professait sur ces matières, lorsque nous avons exposé l’unanimité du ses doctrines avec les dogmes des Hébreux, et que nous avons montré qu’il était entièrement d’accord avec Moïse sur l’enseignement de l’Être. La suite de notre plan exige maintenant que nous mettions sous les yeux du lecteur les successeurs de Platon.
On rapporte que Platon ayant établi son école dans l’Académie, cela lui fit donner le surnom d’Académique, ainsi qu’à la philosophie dont il est le fondateur. Après Platon vint Speusippe, fils de sa sœur Potone, auquel succéda Xénocrate, après lequel Polémon prit possession de cette école. Partant de cette origine, les doctrines platoniciennes ont été, d’un aveu unanime, tellement altérées par ses successeurs qui, en torturant les enseignements de leur maître, y ont introduit des dogmes étrangers, qu’il était à craindre, à la longue, que la force de ces admirables dialogues ne s’éteignit ; et qu’avec la vie de ce grand homme, la succession de ses doctrines ne s’oblitérât par l’altération de ses dogmes. De là naquit une guerre intestine dont le signal, ayant été donné par eux, n’a pas encore cessé de diviser des hommes qui, en manifestant le plus grand zèle pour les opinions que leur chef affectionnait, ne sont au fond rien moins que ce qu’ils disent ; si on en excepte un ou deux ou au moins un très petit nombre, dans toute cette longue période ; lesquels encore ne sont pas complètement exempts d’une affectation sophistique. Les premiers successeurs de Platon ayant encouru de semblables accusations, on rapporte qu’après Polémon, Arcésilas prit la direction de cette école, et c’est un bruit généralement répandu, qu’ayant renoncé aux doctrines de Platon, il y substitua une autre philosophie qui lui était étrangère, et fonda la seconde Académie. Il posait comme principe qu’en toutes choses, on devait s’abstenir (ἐπέχειν) ; que tout était incompréhensible ; que les arguments d’une part et de l’autre se balançaient exactement ; que nos sens sont si infidèles, aussi bien que tous nos raisonnements, qu’il louait par-dessus tout cette sentence d’Hésiode :
« Les dieux ont caché l’usage, de l’intelligence aux hommes. »
Il mit tout en œuvre pour rajeunir certains paradoxes.
Après Arcésilas, Carnéade et Clitomaque s’écartant des opinions de leurs prédécesseurs, furent, dit-on, les chefs de la troisième Académie, à laquelle quelques auteurs ajoutent une quatrième, celle de Philon et de Charmidas. On va même jusqu’à enregistrer une cinquième Académie, celle qui naquit sous Antiochus.
Telle fut la lignée des successeurs de Platon ; quant à leur manière d’être, si vous voulez la connaître, prenez et lisez les propres paroles de Numénius, le Pythagoricien, qui nous les montre ainsi qu’il suit, d’après cet extrait puisé dans le premier livre de son ouvrage, qui porte pour titre : Dissentiment qui règne entre les Académiciens et Platon.