Préparation évangélique

LIVRE XIV

CHAPITRE XX
CONTRE MÉTRODORE ET PROTAGORE QUI DISENT QU’ON NE DOIT ACCORDER DE CONFIANCE QU’AUX SENS. TIRÉ DU MÊME

« Il y a eu des philosophes qui ont posé en principe qu’on ne devait accorder de foi qu’aux sens et aux images qu’ils laissent dans notre esprit. Il en est même qui disent qu’Homère l’a donné à entendre, lorsqu’il déclare que l’Océan est le principe de toutes choses, pour marquer leur écoulement continuel. Or, Métrodore de Chio le dit ; mais celui qui le professe ouvertement c’est Protagore d’Abdère. Il disait, en effet, que « l’homme est la mesure de toutes choses, tant de celles qui existent comme existant, que de celles qui n’existent pas comme privées d’existence. »

Donc, telles les choses apparaissent à chacun, telles elles sont réellement, et nous ne pouvons rien en affirmer, pour ce qui regarde les autres. A quoi l’on peut répondre comme l’a fait Platon dans le Théétète (Platon, Théétète, p. 122 de Ficin, 161 de H. Et.) :

« D’abord qui a pu vous amener à déclarer que, les choses étant telles qu’elles sont, l’homme était la mesure de leur réalité ? Pourquoi pas plutôt un porc ou cynocéphale ? Ensuite, comment ont-ils pu s’inscrire au rang des sages, si chaque homme est pour lui-même un juge compétent de la vérité ? Enfin, comment réfutent-ils les autres, si l’imagination que chacun de nous enfante est véridique ? Nous ne reconnaissons pas des objets que nous avons cependant souvent vus ; non plus que lorsque nous avons entendu une langue étrangère. Celui qui a vu une chose quelconque et qui s’en ressouvient ensuite, sait cette chose quoiqu’il n’en ait plus la sensation, et s’il venait à fermer un œil, tandis qu’il regarderait de l’autre ; il est clair qu’il saurait et ignorerait cette même chose. En outre de ce, si tout ce qui frappe l’imagination individuelle est véritable, et qu’il ne nous paraisse pas que ce qu’ils disent soit vrai, il sera donc vrai que l’homme peut n’être pas la mesure de toutes choses. D’ailleurs, les artistes l’emportent sur ceux qui n’ont point étudié les arts, les hommes d’expérience sur ceux qui sont inexpérimentés ; c’est par cette raison qu’un pilote, qu’un médecin, qu’un général d’armée prévoient l’avenir. Ces docteurs anéantissent le plus et le moins, l’inévitable, le fortuit, le naturel, ce qui est contre nature : ce qui mène à confondre l’être et le néant. Dans ce système, rien ne s’oppose à reconnaître que la même chose qui frappe l’imagination de l’un reste inaperçue pour un autre, et qu’une planche et un homme ne soient identiques ; car il se peut que le même objet apparaisse comme un homme à l’un, comme un morceau de bois à un autre. Par ce moyen, il n’est pas de proposition qui ne soit vraie et fausse tout à la fois. Les hommes qui délibèrent sur les questions d’état et les juges, n’auront plus rien à décider, et ce qui est plus inconcevable, c’est que les mêmes êtres seront à la fois vertueux et scélérats ; le vice et la vertu étant une même chose. Il y aurait bien d’autres réponses à faire à cette proposition ; mais à quoi bon employer beaucoup de paroles pour combattre des gens qui ne croient avoir ni esprit ni raison ? »

Plus bas il ajoute :

« Puisqu’il se trouve des philosophes qui disent que toute sensation et tommes appelés par la nature à rectifier un grand nombre de leurs erreurs ; néanmoins, ils repoussent l’idée que les unes sont vraies et les autres sont fausses. Ensuite, en y réfléchissant, on verra qu’entre les autres critérium ou règles de jugement, il n’en est aucun qui ne soit jamais en défaut. Prenons pour exemple la balance et le tour, ou tout autre régulateur analogue : chacun de ces instruments de rectification, dans un certain cas est exact, dans tel autre est défectueux. Pour ceux qui s’en servent d’une telle manière, leur compte-rendu sera fidèle ; pour ceux qui l’employèrent autrement, il sera erroné. Si chaque sensation était d’une vérité incontestable, elles ne pourraient pas offrir tant de différences entre elles ; les unes sont plus rapprochées, les autres sont plus éloignées ; les unes nous arrivent, en état de maladie, les autres, en état de santé ; les unes sont reçues par des hommes d’expérience, les autres, par des gens inexpérimentés ; les unes, par des êtres doués de leur pleine raison, les autres, par ceux qui en sont privés. Il serait tout à fait absurde de vouloir qu’elles fussent dignes de foi chez les insensés, chez ceux dont la vue ou l’ouïe sont désordonnées. C’est un argument niais que celui qu’on emploie, en disant : celui dont la vue est troublée ou voit ou ne voit pas : on répondra qu’il voit ; mais qu’il ne voit pas comme il devrait voir. Quand ils disent que la sensation qui n’est pas à l’état normal n’ajoute rien ni ne retranche rien, ils montrent qu’ils ne voient pas, eux-mêmes, la difficulté qu’ils doivent résoudre ; car, par la rame qui se brise dans l’eau, par la vue d’un portrait et par mille choses semblables, la sensation est abusée. Aussi, dans ces divers exemples, nous imputons le tort non à notre intelligence, mais à notre perception. L’argument par lequel ils veulent prouver que toute relation des sens est vraie, se réfute de lui-même ; car il tendrait à déclarer fausse, celle par laquelle nous prouvons qu’elles ne sont pas toutes vraies. Il en résulterait donc que, pour eux, il y aurait nécessité d’admettre que toute représentation d’objets est à la fois vraie et fausse. Ils s’égarent complètement en déclarant que les choses sont effectivement telles qu’elles nous apparaissent ; elles sont au contraire telles qu’elles doivent être, pour nous apparaître ainsi. Ce n’est pas nous qui les faisons ce qu’elles sont ; mais nous sommes affectés par elles de telle ou telle manière ; et nous serions ridicules si, à l’instar des peintres et des sculpteurs qui font de Scyllas et des Chimères, nous voulions donner une existence normale à toutes les choses qui se peignent dans notre imagination. »

Ces raisonnements prouvent clairement que ceux qui admettent comme infaillible toute sensation et toute imagination font une fausse supposition.

Cependant, puisque ce point est suffisamment démontré, revenons aux continuateurs d’Aristippe, aux partisans d’Épicure, qui rattachent tout à la volupté et qui, dans les sensations, ne reconnaissent comme véritables que celles qui nous causent de la peine ou du plaisir ; qui, enfin, assignent comme le seul terme des biens, la volupté. On prétend qu’Épicure n’a reçu de leçons d’aucun maître ; mais qu’il s’est formé un système en lisant les livres des anciens : d’autres pensent, au contraire, qu’il a suivi les enseignements de Xénocrate, puis ceux de Nansiphanès le Pyrrhonien. Quoi qu’il en soit, voyons de quelle manière notre philosophe combat sa doctrine.

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