« Comme notre science est double, l’une provenant des choses extérieures, l’autre, de celles que nous devons rechercher et éviter, certains philosophes disent que c’est le plaisir et la peine qui doivent nous guider comme principe et comme critérium pour savoir ce que nous devons désirer et ce que nous devons fuir. Cette opinion règne encore aujourd’hui dans l’école d’Épicure ; il est donc nécessaire d’en discuter la solidité. Je suis tellement éloigné de reconnaître que le principe et la règle du bien soient la souffrance, dans les deux acceptions contraires, qu’elle me semble tout à fait avoir, elle-même besoin d’une règle qui nous la fasse juger. La sensation nous dit bien si la souffrance vient de nous ou du dehors, mais c’est la raison qui enseigne si nous devons la rechercher ou la fuir : ces philosophes eux-mêmes reconnaissant que toute volupté n’est pas de nature à ce qu’on l’embrasse imprudemment, ni toute peine à ce qu’on s’en détourne aussitôt ; et cette manière de penser est fort sage. Ce que nous nommons critérium ou discernement se déclare de soi-même et fait aussi connaître les objets soumis à son jugement ; tandis que le pathos ou souffrance ne fait connaître que soi. Je prends ces philosophes eux-mêmes en témoignage de cette assertion ; car en professant que toute volupté est le bien par excellence et que toute douleur est le mal suprême, ils disent que l’on ne doit pas toujours accueillir la première, ni toujours fuir la dernière ; mais qu’on doit les mesurer d’après la quantité, si ce n’est pas d’après la qualité. Or, il est clair que c’est la raison seule qui juge celle quantité ; car « il est préférable d’endurer certaines peines pour en obtenir des voluptés infiniment plus grandes, » de même qu’« il est avantageux de se priver de certaines voluptés pour n’avoir pas à ressentir à leur suite des douleurs beaucoup plus cuisantes, » et c’est la raison qui juge toutes ces choses. Dans leur ensemble, les sensations et les imaginations que nous en obtenons, sont comme des miroirs et des peintures qui nous reflètent les choses : au lieu que les souffrances, soit plaisirs, soit peines, sont des manières d’être et des modifications de nous-mêmes ; ce qui fait que, par les sensations et les imaginations, nous sommes simples spectateurs du dehors ; par les voluptés ou les douleurs, nous sommes rappelés en nous. Les objets extérieurs, quels qu’ils soient, par leur nature, donnent naissance aux sensations telles que nous les percevons, et aux images qui les suivent : les souffrances, quelles qu’elles soient, ne viennent que de nous, et suivant la manière dont nous sommes préparés à les recevoir ; car tantôt elles nous flattent agréablement, tantôt elles nous répugnent invinciblement : elles sont plus ou moins bien venues, suivant les occurrences. Les choses étant telles, nous reconnaîtrons, pour peu que nous veuillions y faire attention, que la supposition la plus raisonnable sur le principe de nos connaissances, est celle qui unit les sensations à l’intelligence. On peut comparer la sensation aux panneaux et aux lacets ainsi qu’aux autres instruments de chasse ; l’esprit et la raison, aux chiens qui suivent la trace du gibier et le poursuivent. On doit donc regarder comme ayant adopté une meilleure philosophie ceux qui n’accordent pas une confiance aveugle aux sensations telles qu’elles leur arrivent, ni aux souffrances telles qu’ils les ressentent, pour la diagnostique de la vérité. Il serait déplorable, en effet, pour les hommes, du s’abandonner sans réserve aux plaisirs ou aux peines qui sont dépourvues de raison, en écartant le juge le plus divin, qui est l’esprit. »
Tous ces extraits sont tirés d’Aristoclès.