« Comparons donc chacune de ces trois choses avec la volupté et l’esprit ; car il faut voir avec laquelle des deux nous leur reconnaîtrons une plus grande affinité.
« Vous voulez parler du beau, du vrai et de la modération.
« Oui. Eh bien commençons par le vrai, ô Protarque, en regardant dans ces trois : l’esprit, la vérité et la volupté ; puis, après y avoir longtemps réfléchi, répondez-vous à vous-même sur cette question, si c’est l’esprit ou la volupté qui se rapprochent plus de la vérité.
« A quoi bon y consacrer beaucoup de temps ? Je crois que la vérité et la volupté sont extrêmement distantes l’une de l’autre. La volupté est ce qu’il y a de plus effronté au monde ; aussi est-ce un proverbe que, dans les voluptés, j’entends celles de l’amour, qui passent pour les plus délectables, le parjure obtient l’indulgence de la part des Dieux ; pour faire comprendre que les êtres entraînés par ces voluptés sont comme des enfants, qui n’ont en partage que la plus petite portion possible d’esprit. Quant à l’esprit, ou bien il se confond avec la vérité, ou bien c’est la chose qui ressemble le plus à ce qu’il y a de plus vrai.
« Venons maintenant au tour de la modération, et considérons si la volupté renferme plus de prudence, ou la prudence plus de volupté.
« Cet examen est facile, et déjà vous y avez préludé. Je crois donc qu’il est impossible de rien découvrir de plus immodéré par nature que la volupté et l’ivresse du plaisir ; rien, au contraire, n’est plus modéré que l’esprit et la science.
« Vous avez très bien parlé ; néanmoins venez au troisième, et dites-nous si l’esprit participe plus au beau, ou si c’est la volupté prise en général ; en sorte que l’esprit possède plus de ce qui constitue la beauté que la volupté, ou bien si c’est le contraire ?
« Mais ne savez-vous pas, ô Socrate, que personne n’a jamais rêvé, soit d’un rêve véridique, soit d’un rêve trompeur ; que rien de honteux ait souillé la prudence ni l’esprit : on n’a jamais pu supposer en aucun lieu, qu’une telle association ait eu lieu, ait lieu ou doive avoir lieu.
« Cela est très exact.
En effet, lorsque nous voyons des hommes s’abandonner à ces voluptés, qui sont réputées les plus grandes, et que nous découvrons le ridicule ou plutôt la honte dont elles sont entachées, nous en sommes honteux nous-mêmes, et nous nous efforçons de les faire disparaître, en les cachant, le plus que nous pouvons, en confiant à la nuit toutes les actions de ce genre ; parce que la lumière du jour n’en doit rien voir.
« Vous direz donc partout, ô Protarque, soit en le répandant au loin par des délégués, soit en le déclarant vous-même à ceux qui vous approchent, que la volupté n’est pas le premier des biens ni le second. Le premier bien repose dans la mesure, la modération, l’opportunité et toutes les autres choses pareilles qui semblent l’apanage de la nature éternelle.
« Cela paraît, du moins, d’après ce qui vient d’être dit.
« Le second bien est dans symétrie, le beau, le parfait, ce qui est approprié au but, et, en un mot, tout ce qui est appartient à la race dont nous faisons partie.
« Cela me paraît encore vrai.
« Pour le troisième bien, oserai-je parler en prophète, en l’attribuant à l’esprit et à la prudence ?
« Vous ne vous écarterez peut-être pas infiniment de la vérité, en le faisant.
« Est-ce qu’après les trois biens que nous aimes reconnus à l’âme : savoir, les sciences, les arts et les opinions saines, nous n’admettrons pas ces choses en quatrième ordre ; puisque, en effet, elles ont une relation plus intime ara : le bien qu’avec la volupté ?
« Cela serait assez à propos.
« Ayant donc classé en cinquième ordre les voluptés que nous avons définies sans douleur, que nous avons surnommées les sciences pures de l’âme, encore qu’elles viennent à la suite des sensations, peut-être, suivant le conseil d’Orphée, vous dirons-nous : Terminez à la sixième race le cycle de vos chants.
« Ainsi, notre discours court risque de se clore à la sixième épreuve. Ce qui nous reste à faire est, suivant le proverbe, de couronner l’œuvre.
« Eh bien, soit.
« Allez donc, et après avoir invoqué le Dieu Sauveur, consacrons-lui le troisième discours.
« Lequel ?
« Mais vous disiez tout à l’heure, à ce qu’il me semble, ô Socrate, que vous alliez reprendre le troisième discours.
« Cela est vrai ; mais écoutez ce qui va suivre. Eh bien, en repassant dans mon esprit tout ce que nous avons dit, et souffrant avec peine cette proposition non seulement dans la bouche de Philébus, mais dans celle de mille autres qui la répètent sans cesse, je soutins que l’esprit était, pour la vie des hommes, une possession infiniment plus estimable et meilleure que la volupté.
« Les choses se sont passées ainsi.
« Cependant, réfléchissant qu’il y avait beaucoup d’autres biens que ceux-là, je me mis à dire que si l’on pouvait démontrer qu’il y eût une troisième chose meilleure que les deux que nous venons de nommer, je combattrais sous les bannières de l’esprit pour que la seconde place lui fût réservée à l’exclusion de la volupté. Ainsi, la volupté n’obtiendrait pas même le second rang.
« Vous l’avez dit, en effet.
« Après quoi, nous avons fait valoir de la manière la plus complète qu’aucune de ces choses ne remplissait toutes les conditions du bien accompli et absolu.
« Cela est très vrai.
En conséquence, dans ce même discours, l’esprit et la volupté ont été éconduits du rang de bien suprême, étant privés l’un et l’autre de l’indépendance et de l’énergie essentielles à l’être parfait, eu possession de se suffire à soi-même.
« Très bien.
« Or, cette autre nature, meilleure que chacune des deux soumises à notre examen, s’étant fait connaître, elle nous a révélé une affinité et une propension infiniment plus grande pour le principe du parti vainqueur : celui de l’esprit, que celle qu’elle a pour la volupté.
« Comment en serait-il autrement ?
Ainsi donc, la valeur propre de la volupté, d’après le jugement contenu dans ce discours, la range à la cinquième place.
« Cela me paraît ainsi.
« Et jamais à la première, quoi qu’en puissent dire tous les bœufs, les chevaux et les animaux de toute espèce, dans leur élan à la poursuite du plaisir ; car ce sont là les oracles qu’au lieu du vol des oiseaux, consulte la populace, en décidant que les voluptés sont les guides les plus sûrs pour vivre heureux : ils pensent que les amours des bêtes sont des témoignages plus prépondérants dans cette question, que le penchant pour les discours inspirés par la muse de la philosophie.
Vous avez résume de la manière la plus lucide cette discussion, ô Socrate : nous le déclarons tous. »
Telles sont les paroles de Platon.
Maintenant, je vais vous donner de courts extraits d’un homme qui appartient à la philosophie chrétienne de l’évêque Denys, pris dans son Traité de la nature en réponse à Épicure. Ce que vous allez lire sont ses propres expressions.