- Est-elle toujours un péché ?
- Un péché spécial ?
- Un péché mortel ?
- Doit-on cesser de faire du bien aux ingrats ?
Objections
1. Il ne semble pas car, pour Sénèque, « l'ingrat est celui qui ne rend pas un bienfait ». Mais parfois on ne pourrait rendre un bienfait qu'en commettant une faute, par exemple si ce bienfait avait consisté à favoriser le péché. Puisque s'abstenir de pécher n'est pas un péché, il apparaît que l'ingratitude n'est pas toujours un péché.
2. Tout péché est au pouvoir de celui qui le commet car, pour S. Augustin « nul ne pèche en ce qu'il ne peut éviter ». Or il n'est pas toujours au pouvoir du pécheur d'éviter l'ingratitude, par exemple quand il n'a pas de quoi rendre. De même l'oubli n'est pas en notre pouvoir, bien que Sénèque affirme : « Le plus ingrat est celui qui oublie. » Donc l'ingratitude n'est pas toujours un péché.
3. On ne voit pas comment récompenser de son bienfait celui qui ne veut rien devoir, selon l'interdiction de S. Paul (Romains 13.8) : « Ne devez rien à personne. » Mais pour Sénèque : « Celui qui doit malgré lui est un ingrat. » Donc l'ingratitude n'est pas toujours un péché.
En sens contraire, S. Paul (2 Timothée 3.2) énumère l'ingratitude avec les autres péchés : « Rebelles à leurs parents, ingrats, impies, etc. »
Réponse
Comme nous l'avons dit, la dette de reconnaissance est une dette de cet honneur qu'exige la vertu. Or il y a péché là où il y a opposition à la vertu. Il est évident que toute ingratitude est un péché.
Solutions
1. La reconnaissance envisage un bienfait. La complicité dans le péché n'est pas un bienfait, mais un préjudice, qui ne mérite aucune gratitude, sinon pour une bonne volonté trahie par l'ignorance et aidant à faire le mal en croyant aider à faire le bien. Mais, en pareil cas, la récompense ne saurait consister à aider à mal faire, car une telle récompense ne serait pas un bien, mais un mal, c'est-à-dire tout le contraire de la reconnaissance.
2. L'impossibilité n'est jamais une excuse, puisque la reconnaissance n'a besoin que de bonne volonté pour acquitter sa dette, nous l'avons dit. L'oubli du bienfait relève de l'ingratitude quand il est l'objet de la négligence, et non pas seulement d'un défaut naturel indépendant de la volonté. « Celui qui se laisse surprendre par l'oubli, dit Sénèque semble bien n'avoir pas souvent pensé à payer sa dette. »
3. La dette de reconnaissance est la conséquence et comme l'expression d'une dette d'affection, dont personne ne doit désirer être quitte. Devoir à contrecœur semble donc dénoter un manque d'affection pour celui qui nous fait du bien.
Objections
1. Il semble que non. Car tout péché agit contre Dieu qui est le bienfaiteur suprême, et cela relève de l'ingratitude, qui n'est donc pas un péché spécial.
2. Aucun péché spécial ne se trouve en divers genres de péché. Or on peut être ingrat par des péchés de genres divers : en médisant de son bienfaiteur, en le volant, etc. Donc l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
3. D'après Sénèque « est ingrat celui qui dissimule le bienfait ; ingrat celui qui ne le rend pas ; plus ingrat que tous, celui qui l'oublie ». Mais tout cela ne relève pas d'une seule espèce de péché. Donc l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
En sens contraire, l'ingratitude s'oppose à la reconnaissance ou gratitude, qui est une vertu spéciale. Elle est donc un péché spécial.
Réponse
Tout vice tire son nom du défaut de vertu qui s'oppose le plus au juste milieu de celle-ci. C'est ainsi que « l'illibéralité » s'oppose davantage à la libéralité que ne fait la prodigalité. Or, on peut pécher par excès contre la vertu de gratitude : par exemple si l'on rend un bienfait pour des choses qui ne l'exigent pas, ou plus rapidement qu'il ne faut, comme nous venons de le dire. Mais le vice par défaut s'oppose davantage à la gratitude, parce que cette vertu, nous l'avons établi tend au dépassement. C'est pourquoi, à proprement parler, « l'ingratitude » désigne le défaut de gratitude. Or tout défaut, toute privation, est spécifiée par l'habitus opposé ; la cécité et la surdité diffèrent comme la vue et l'ouïe. Donc, comme la reconnaissance ou gratitude est une vertu spéciale, l'ingratitude est un péché spécial.
Elle a pourtant divers degrés, correspondant aux divers éléments exigés de la gratitude. Le premier est que l'homme reconnaisse le bienfait reçu ; le deuxième, qu'il en rende grâce ; le troisième qu'il le rétribue, compte tenu des circonstances et selon ses possibilités. Mais parce que « ce qui est ultime dans la génération d'un être est premier dans sa dissolution », le premier degré d'ingratitude, c'est l'absence de récompense ; le deuxième, c'est le silence qui cache le bienfait reçu ; et le troisième, le plus grave, c'est qu'on le méconnaisse, par oubli ou de toute autre façon. — Et parce que l'affirmation est impliquée dans la négation opposée, aux trois degrés négatifs de l'ingratitude se rattachent trois formes positives ; rendre le mal pour le bien ; décrier le bienfait ; estimer le bienfait comme un méfait.
Solutions
1. Dans tout péché il y a une ingratitude matérielle envers Dieu, en tant que l'on fait quelque chose qui peut se rattacher à l'ingratitude. Mais il y a ingratitude formelle quand un bienfait est effectivement méprisé. Et c'est là un péché spécial.
2. Rien n'empêche que la raison formelle d'un péché spécial se trouve matériellement dans plusieurs genres de péché. Et c'est ainsi qu'on trouve dans de nombreux genres de péché la raison d'ingratitude.
3. Ces trois manières d'agir ne sont pas des espèces diverses, mais les degrés divers d'un seul péché spécial.
Objections
1. Il semble que oui, car c'est à Dieu surtout qu'on doit être reconnaissant. Mais par le péché véniel on n'est pas ingrat envers Dieu, autrement tous le seraient. Donc aucune ingratitude n'est péché véniel.
2. Un péché est mortel du fait qu'il s'oppose à la charité, nous l'avons dit. Or l'ingratitude s'oppose à la charité d'où procède le devoir de reconnaissance, nous venons de le dire. Donc l'ingratitude est toujours péché mortel.
3. « Telle est la loi du bienfait, dit Sénèque, l'un doit oublier aussitôt ce qu'il a donné, l'autre doit se rappeler ce qu'il a reçu. » Mais le premier doit oublier, semble-t-il, pour ne pas voir le péché du bénéficiaire si celui-ci se montre ingrat. Cela ne serait pas nécessaire si l'ingratitude était un péché sans gravité.
En sens contraire, il ne faut donner à personne l'occasion de pécher mortellement. Mais comme dit Sénèque, toujours dans son traité des Bienfaits, « il faut tromper quelquefois celui qu'on aide, de sorte qu'il reçoive, mais sans savoir de qui ». Cela semble bien le conduire à l'ingratitude. C'est donc que celle-ci n'est pas toujours péché mortel.
Réponse
Comme nous l'avons montré à l'article précédent, on peut être ingrat de deux façons. D'abord par pure omission : on ne reconnaît pas, on ne loue pas, on ne récompense pas le bienfait reçu. Et cela n'est pas toujours péché mortel. Parce que, nous l'avons dito, la dette de gratitude demande que l'on donne libéralement, sans y être tenu : ce n'est donc pas pécher mortellement que de l'omettre. C'est pourtant péché véniel, parce que cela provient d'une négligence ou d'une disposition insuffisante à la vertu. Mais il peut arriver qu'une telle ingratitude soit péché mortel, soit à cause d'un mépris intérieur, soit à cause de la condition du bienfaiteur à qui l'on refuse ce dont il a un besoin nécessaire, soit absolument, soit en raison des circonstances.
On appelle encore ingrat celui qui ne se contente pas de négliger sa dette de reconnaissance, mais qui agit en sens contraire. Et cela, selon les circonstances de l'acte, est tantôt péché mortel, tantôt péché véniel. Il faut pourtant noter ceci — l'ingratitude qui découle du péché mortel réalise pleinement la raison d'ingratitude, celle qui découle du péché véniel, de façon imparfaite.
Solutions
1. Un péché véniel ne rend pas coupable d'ingratitude envers Dieu selon la raison d'ingratitude réalisée. Il contient cependant de l'ingratitude en tant que le péché véniel empêche un acte de vertu par lequel l'homme accomplit le service de Dieu.
2. L'ingratitude qui accompagne le péché véniel ne s'oppose pas à la charité, elle passe à côté d'elle, parce qu’elle n'exclut pas l'habitus de charité, mais un de ses actes.
3. La réponse est encore donnée par Sénèque : « Ce serait une erreur de croire, lorsque nous disons que le bienfaiteur doit oublier son acte, que nous voulons chasser de sa mémoire une action aussi honorable. Lorsque nous disons : ‘Il ne doit pas se souvenir’, nous entendons qu'il ne doit pas proclamer, ni se vanter. »
4. Ne pas récompenser un bienfait que l'on ignore rend ingrat celui-là seulement qui ne voudrait pas le récompenser, s'il le connaissait. Le bienfaiteur a quelquefois raison de ne pas se faire connaître, soit pour éviter la vaine gloire et la faveur des hommes, à l'exemple de S. Nicolas, qui jeta en cachette de l'or dans une maison ; soit pour accorder un bienfait plus grand en évitant de faire honte à celui qu'il assiste.
Objections
1. Il semble que oui, car on lit au livre de la Sagesse (Sagesse 16.29) : « L'espoir de l'ingrat fondra comme le givre en hiver. » Son espoir ne fondrait pas si l'on ne cessait de lui faire du bien. Donc il faut cesser de faire du bien aux ingrats.
2. On ne doit pas donner à autrui l'occasion de pécher. Mais l'ingrat qui reçoit un bienfait y trouve l'occasion de pécher.
3. « On est puni par où l'on a péché », dit la Sagesse (Sagesse 11.16). Mais l'ingrat pèche contre le bienfait reçu. Donc il doit être privé de bienfait.
En sens contraire, il est dit en S. Luc (Luc 10.35) : « Le Très-Haut est bon pour les ingrats et les mauvais. » Mais comme il est dit au même endroit, nous devons nous montrer ses enfants en imitant sa bonté. Nous ne devons donc pas cesser de faire du bien aux ingrats.
Réponse
Deux points sont ici à considérer. D'abord ce que mérite l'ingrat : certainement qu'on cesse de lui faire du bien. Ensuite il faut considérer ce que doit faire le bienfaiteur. D'abord il ne doit pas croire facilement à l'ingratitude car souvent, dit Sénèque, « celui qui n'a pas rendu est reconnaissant », parce qu'il n'a peut-être pas eu le moyen ou l'occasion de rendre. Ensuite, le bienfaiteur doit s'efforcer de transformer l'ingratitude en reconnaissance : un second bienfait a chance de réussir où le premier a échoué. Si cependant multiplier les bienfaits n'aboutit qu'à accroître et aggraver l'ingratitude, il faut alors cesser de faire du bien.
Solutions
1. Ce texte parle seulement de ce que mérite l'ingrat.
2. Continuer à faire du bien à un ingrat, ce n'est pas lui fournir l'occasion de pécher, mais plutôt de témoigner de la reconnaissance et de l'affection. S'il s'opiniâtre dans son ingratitude, le bienfaiteur n'en est pas responsable.
3. Le bienfaiteur ne doit pas se montrer tout de suite vengeur de l'ingratitude, mais médecin indulgent, et essayer de la guérir en multipliant les bienfaits.