« Ils ne voient ni eux-mêmes ni ceux qui les environnent. Si, en effet, l’un des premiers fondateurs de cette doctrine d’impiété avait réfléchi sur ce qu’il est, sur son origine, il serait venu à résipiscence, en se retrouvant, et au lieu de s’adresser aux atomes, c’est à son père et à son créateur qu’il se serait adressé, en lui disant :
« Vos mains m’ont formé et vous êtes mon créateur : »
il eût repassé dans son esprit l’admirable progrès de sa création, en disant :
« N’est-ce pas vous qui m’avez trait comme le lait, qui m’avez solidifié comme le fromage ? Vous m’avez recouvert de peau et de chair : vous m’avez uni par mes os et mes ligaments, vous avez répandu en moi la vie et la miséricorde, et votre surveillance a conservé mon souffle (Job, X, 10-12). »
Combien d’atomes, et venant d’où, le père d’Épicure a-t-il dû répandre, pour lui donner le jour ? comment ces germes se sont-ils tenus renfermés dans le sein de sa mère, pour s’y coaguler, s’y former, s’y figurer, s’y mouvoir et croître ? comment cette goutte de liqueur a-t-elle évoqué à elle les nombreux atomes d’Epicure, pour que les uns, en devenant chair et peau, le revêtissent ; les autres le fissent tenir droit en s’ossifiant ; d’autres le rendissent flexible en devenant nerfs et tendons ? Et tous les autres membres si nombreux, et les viscères, et les intestins, et les organes des sens tant intérieurs qu’extérieurs, dont le corps tire son existence, comment ont-ils été mis en ordre ? Cependant il n’en est aucun qui soit inutile et surabondant, pas même ceux qui semblent les plus vils, tels que les cheveux et les ongles : tous ont leur destination ; les uns comme indispensables à l’ensemble, les autres comme ornements. Car la Providence ne s’est pas proposé un but d’utilité seulement, elle a aussi donné des soins à la beauté : la chevelure, en couvrant tout le crâne, protège la tête contre les accidents : la barbe est la parure du philosophe. La Providence a combiné la structure du corps humain dans toutes ses parties, d’après les nécessités : elle a réparti dans tous les membres une convenance mutuelle, en leur donnant des proportions qui devaient plus efficacement concourir à leur commun bien-être : avantages dont les hommes les plus grossiers apprennent toute la force par l’expérience, lorsque les membres sont intacts. Le commandement appartient à la tête et au cerveau qui, placé comme dans une citadelle, est entouré des sens qui lui servent de gardes : les yeux forment son avant-garde : les oreilles sont ses messagers : l’appétit est son collecteur : l’odorat est son éclaireur : enfin, le toucher, mettant tout à sa place, maintient la subordination.
« Parcourons maintenant d’une manière sommaire un petit nombre des œuvres de la Providence si pleines de sagesse ; nous y reviendrons plus tard avec plus de développement, si Dieu le permet, lorsque nous en poursuivrons la démonstration en forme, et de la manière qui nous semblera plus rationnelle.
« D’abord, le service des mains par lesquels s’accomplissent les travaux de tout genre, et toutes les créations des arts mécaniques. Ces mains sont séparées et distancées l’une de l’autre pour les faire concourir par leurs forces respectives à une même action : les épaules sont disposées pour recevoir les fardeaux ; la contractilité des doigts est faite pour saisir et retenir les objets : la flexibilité des coudes, qui se rapprochent et s’éloignent du corps, est afin d’attirer du dehors et de repousser au loin ce qui est à leur portée : les pieds à l’instar des rames nous rendent la terre accessible, la mer navigable, les fleuves guéables, pour la communication de tous avec tous ; l’estomac est le magasin des aliments, qui distribue à toutes les parties du corps la subsistance, dans la mesure qui leur est nécessaire, en sécrétant ce qui surabonde. Il en est de même de tous les autres organes à l’aide desquels la vie est procurée et entretenue dans l’homme : leur utilité est reconnue par les insensés aussi bien que par les sages, bien qu’ils en méconnaissent l’origine. Les sages, en effet, rapportant à la divinité. telle qu’ils la conçoivent, tout ce mécanisme, le considèrent comme l’œuvre d’une intelligence et d’une puissance réellement excellente et divine : les autres, au contraire, dédient au concours fortuit d’atomes, mus sans intention, ce chef-d’œuvre admirable de création. Les médecins, en consacrant leurs études les plus assidues à l’examen de la disposition des parties intérieures du corps humain, ont été frappés d’admiration et ont divinisé la nature. Plus tard, nous donnerons nos soins à l’examen de cette question avec toute l’application dont nous sommes capables, quoique d’une manière générale ; mais pour résumer, maintenant, ce qui est à dire sur ce sujet, nous demanderons qui a construit cette tente, qui l’a élevée droite, bien proportionnée, accessible aux sensations du dehors, ayant la faculté de se mouvoir, capable de bien ou de mal faire ? C’est, nous disent-ils, la multitude aveugle des atomes. Mais quoi, ces atomes, en se réunissant tous, ne seraient pas en état de mouler une image d’argile, de tirer à l’aide du ciseau une statue du sein de la pierre, de faire sortir du creuset un buste d’or ou d’argent. Je conviens que tous ces arts, tous ces mécanismes pour reproduire des corps inanimés sont dus à l’invention humaine ; mais peut-on croire que ce dont les représentations en relief ou au trait n’ont pu être produites sans l’effort de la science, ait été dans sa réalité et dans son prototype l’œuvre du hasard ? L’âme, l’esprit et la raison, d’où ont-ils pu arriver au philosophe Épicure ? Est-ce par les atomes inanimés, inintelligents, dépourvus de raison, dont tous et chacun lui ont insufflé la pénétration et la doctrine de leur existence ? Mais ceci n’est que la répétition de la fable d’Hésiode où Pandore est l’ouvrage commun de tous les Dieux : la sagesse d’Épicure est-elle aussi le résultat des efforts réunis des atomes ? Et alors, toute poésie, toute musique, toute astronomie, toute géométrie et toutes les sciences, en un mot, ne sont plus des inventions ni des enseignements des Dieux, comme les Grecs le prétendent : les seuls habiles, les seuls sages au monde, sont les muses atomes ; et la théogonie d’après les atomes, que nous enseigne Épicure, en se retirant de l’infinité d’ordre des mondes, s’est réfugiée dans le désordre infini.