- Est-elle le contraire de l'avarice ?
- Est-elle un péché ?
- Est-elle un péché plus grave que l'avarice ?
Objections
1. Il semble que non, car les contraires ne peuvent exister simultanément dans le même sujet. Mais certains sont à la fois prodigues et avares. La prodigalité ne s'oppose donc pas à l'avarice.
2. Les opposés ont le même objet. Mais l'avarice, en tant qu'elle s'oppose à la libéralité, concerne certaines passions dont on est affecté au sujet de l'argent. Mais la prodigalité ne semble pas concerner des passions de l'âme ; elle n'est pas affectée au sujet de l'argent, ni au sujet de biens analogues. Elle ne s'oppose donc pas à l'avarice.
3. Nous l'avons dit précédemment, le péché est spécifié au premier chef par sa fin. Mais la prodigalité paraît toujours ordonnée à une fin illicite, pour laquelle on dissipe son argent, avant tout pour les plaisirs. Aussi lit-on (Luc 15.13) que le fils prodigue « gaspilla sa fortune en menant une vie de débauche ». Donc il semble que la prodigalité s'oppose davantage à la tempérance et à l'insensibilité qu'à l'avarice et à la libéralité.
En sens contraire, Aristote situe la prodigalité à l'opposé de la libéralité et de l'illibéralité, que nous appelons avarice.
Réponse
En morale, l'opposition des vices entre eux et envers la vertu se manifeste selon l'excès et le défaut. Or l'avarice et la prodigalité diffèrent selon l'excès et le défaut, mais à des niveaux différents. Car, pour ce qui est de l'attachement aux richesses, l'avare est excessif en les aimant plus qu'il ne doit ; tandis que le prodigue est en défaut parce qu'il ne s'en soucie pas comme il devrait. Mais à l'égard des biens extérieurs, le propre du prodigue est d'être excessif pour donner, et en défaut pour garder et acquérir ; au contraire, l'avare est celui qui est en défaut pour donner, et excessif pour acquérir et garder. Ainsi est-il clair que la prodigalité s'oppose à l'avarice.
Solutions
1. Rien n'empêche que dans le même sujet se rencontrent deux caractères contraires, à des plans différents. Mais on le qualifie plutôt par ce qui est en lui à titre principal. De même que, dans la libéralité, qui occupe un juste milieu, le principal est le don, à quoi s'ordonnent l'acquisition et la conservation de l'argent, de même on juge l'avarice et la prodigalité selon la façon de donner. Aussi celui qui donne avec excès est-il appelé prodigue, et celui qui donne insuffisamment, avare. Mais parfois celui qui donne insuffisamment n'est pas excessif dans ses acquisitions, remarque Aristote. Il arrive aussi que certain, qui donne à l'excès et est prodigue pour ce motif, soit excessif en même temps pour acquérir. Soit par nécessité parce que, donnant à l'excès, ses propres biens ne suffisent plus, d'où la nécessité d'acquérir de façon illégitime, ce qui se rattache à l'avarice. Soit encore par un désordre de l'esprit : quand on ne donne pas pour faire le bien, comme si l'on méprisait la vertu, on ne regarde pas trop d'où et comment on se procure des ressources. Ainsi est-on prodigue et avare à des points de vue différents.
2. La prodigalité a bien pour objet les passions concernant l'argent, non par excès mais par défaut.
3. Si le prodigue donne abondamment, ce n'est pas toujours en vue des plaisirs, objets de l'intempérance, mais parfois parce qu'il est dans son tempérament de ne pas se soucier des richesses, ou encore pour un autre motif Cependant, le plus souvent, il tombe dans l'intempérance parce que, faisant des dépenses excessives dans les autres domaines, il ne redoute pas de faire des dépenses pour les plaisirs auxquels le porte davantage la convoitise de la chair ; ou encore parce que, ne trouvant pas de satisfaction dans les biens conformes à la vertu, il recherche les plaisirs matériels. Et c'est pourquoi Aristote affirme : « Beaucoup de prodigues deviennent intempérants. »
Objections
1. Il semble que non, car S. Paul affirme (1 Timothée 6.10) : « La racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent. » Mais ce n'est pas là racine de la prodigalité, puisque celle-ci est à l'opposé.
2. S. Paul dit aussi (1 Timothée 6.17) : « Ordonne aux riches de ce monde de partager volontiers. » Mais c'est ce que font surtout les prodigues. Donc la prodigalité n'est pas un péché.
3. La prodigalité consiste en des dons excessifs, et dans un souci insuffisant des richesses. Mais cela convient surtout aux parfaits qui accomplissent ce précepte du Seigneur (Matthieu 6.34) : « Ne soyez pas en souci pour le lendemain » et (Matthieu 19.28) : « Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. »
En sens contraire, le fils prodigue est blâmé pour sa prodigalité (Luc 15.13).
Réponse
Comme on l'a dit à l'article précédent, la prodigalité s'oppose à l'avarice selon l'opposition entre l'excès et le défaut. Or l'un et l'autre détruisent le juste milieu de la vertu. Du fait de cette destruction, il y a vice et péché. Il faut donc en conclure que la prodigalité est un péché.
Solutions
1. Certains expliquent cette parole de l'Apôtre en l'appliquant non à la cupidité actuelle, mais à une cupidité habituelle, qui est le foyer de convoitise d'où naissent tous les péchés. D'autres disent qu'il parle d'une cupidité générale envers toute espèce de bien. Et ainsi est-il évident que la prodigalité naît de la cupidité ; car le prodigue veut obtenir de façon contraire à l'ordre un bien temporel, soit pour plaire aux autres, soit au moins pour satisfaire par ses dons sa volonté propre.
Mais si l'on y regarde bien, l'Apôtre parle ici littéralement de la cupidité des richesses, car il avait dit en premier lieu : « Ceux qui veulent devenir riches... » C'est donc bien l'avarice qu'il qualifie de racine de tous les maux, non parce que tous les maux en sortent toujours, mais parce qu'il n'y a aucun mal qui n'en sorte parfois. Aussi la prodigalité naît-elle parfois de l'avarice, par exemple lorsqu'un homme dépense beaucoup pour capter la faveur de certaines gens dont il recevra des richesses.
2. L'Apôtre exhorte les riches à donner facilement et généreusement leurs biens quand il le faut. C'est ce que les prodigues ne font pas ; car, selon Aristote « leurs largesses ne sont pas bonnes, ni faites en vue du bien, ni faites comme il faudrait ; mais parfois ils donnent beaucoup à des gens qui devraient rester pauvres, des histrions et des adulateurs, et ils ne font rien pour des hommes de bien ».
3. L'excès de la prodigalité ne se mesure pas principalement à la quantité du don, mais plutôt à ce que celui-ci dépasse ce qu'il faut faire. Aussi le libéral donne-t-il parfois plus que le prodigue, si c'est nécessaire. On doit donc dire que ceux qui donnent tous leurs biens afin de suivre le Christ, et éloignent de leur esprit tout souci des biens temporels, ne sont pas prodigues, mais pratiquent parfaitement la libéralité.
Objections
1. Il semble que oui, car par l'avance on nuit au prochain à qui l'on ne communique pas ses biens. Mais par la prodigalité on se nuit à soi-même, car Aristote enseigner : « La dissipation des richesses est comme une perdition de soi-même. » Or on pèche plus gravement si l'on se nuit à soi-même, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 14.5) : « Celui qui est dur pour lui-même, pour qui sera-t-il bon ? »
2. Le désordre qui surgit comme l'accompagnement d'une condition louable est moins vicieux de ce fait. Mais le désordre de l'avarice est parfois dans ce cas, comme on le voit chez des gens qui ne veulent pas dépenser leur bien pour ne pas être forcés à recevoir celui d'autrui. Or le désordre de la prodigalité accompagne une condition blâmable, c'est pourquoi, selon Aristote « nous attribuons la prodigalité aux hommes intempérants ».
3. La prudence est la première des vertus morales, on l'a vu. Mais la prodigalité s'oppose à la prudence plus que l'avarice, car on lit dans les Proverbes (Proverbes 21.20) : « Il y a un trésor précieux et de l'huile dans la demeure du sage, mais l'imprudent gaspillera tout. » Et Aristote dit : « Le propre de l'insensé est de donner à l'excès et de ne rien recevoir. » Donc la prodigalité est un péché plus grave que l'avarice.
En sens contraire, le Philosophe dit que « le prodigue est considéré comme bien meilleur que l'avare ».
Réponse
Considérée en elle-même, la prodigalité est un moindre péché que l'avarice. Et cela pour trois motifs. 1° L'avarice s'éloigne davantage de la vertu opposée. Car il appartient davantage au libéral de donner, ce que le prodigue fait à l'excès, que de prendre ou de retenir, ce qui est l'excès de l'avare. 2° « Le prodigue rend service à beaucoup de gens ; l'avare à personne, pas même à lui », dit Aristote. 3° La prodigalité se guérit facilement. Par l'inclination de la vieillesse, qui lui est contraire. Parce qu'elle aboutit facilement à la pauvreté, pour avoir fait des dépenses inutiles. Et devenu pauvre, le prodigue ne peut plus faire des dons excessifs. Et enfin parce que la prodigalité conduit facilement à la vertu qui lui ressemble. Mais l'avare n'est pas facilement guéri, pour les raisons données plus haut.
Solutions
1. La différence entre le prodigue et l'avare ne vient pas ce que l'un pèche contre lui-même et l'autre contre autrui. Car le prodigue pèche contre lui-même en dissipant les biens dont il devrait vivre ; et il pèche encore contre autrui en dépensant des biens dont il devrait aider les autres. Et cela apparaît surtout chez les clercs, dispensateurs des biens de l'Église qui appartiennent aux pauvres, que l'on fraude en dépensant avec prodigalité. Pareillement aussi l'avare pèche contre les autres par les insuffisances de ses dons ; et il pèche contre lui-même en ne dépensant pas assez, ce que l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 6.2) décrit ainsi : « Dieu lui a donné des richesses et ne lui permet pas d'en profiter. » Cependant, si par ses excès le prodigue nuit à lui-même et à certains, il est utile à d'autres, tandis que l'avare n'est utile à personne, ni même à lui, parce qu'il n'ose pas employer ses richesses, même pour son propre usage.
2. Lorsque nous parlons des vices en général, nous en jugeons selon leur raison propre ; ainsi, pour la prodigalité, nous tenons compte de ce qu'elle détruit des richesses de façon excessive. Mais si quelqu'un dépense trop par intempérance, cela additionne plusieurs péchés, et de tels prodigues sont les pires, dit Aristote. Qu'un avare s'abstienne de recevoir le bien du prochain, bien qu'en soi cela paraisse louable, cela peut être blâmable à cause du motif, s'il ne veut rien recevoir pour n'être pas contraint à donner.
3. Tous les vices s'opposent à la prudence, de même que toutes les vertus sont dirigées par elle. C'est pourquoi le péché qui s'oppose seulement à la prudence est estimé plus léger.