- Les préceptes du décalogue concernent-ils la justice ?
- Le premier précepte.
- Le deuxième.
- Le troisième.
- Le quatrième.
- Les six derniers préceptes.
Objections
1. Il ne semble pas, car « l'intention du législateur est de rendre les citoyens vertueux » de toutes les vertus, dit Aristote ; aussi dit-il encore que la loi donne des préceptes concernant tous les actes de toutes les vertus. Mais les préceptes du décalogue sont les principes premiers de toute la loi divine. Donc ils ne concernent pas seulement la justice.
2. C'est à la justice que semblent se rattacher surtout les préceptes judiciaires, qui se distinguent des préceptes moraux, comme on l'a vu précédemment. Donc les préceptes du décalogue ne concernent pas la justice.
3. La loi transmet surtout les commandements concernant les actes de justice qui se rattachent au bien commun, comme les fonctions publiques et les institutions analogues. Mais il n'est pas fait mention de cela dans les préceptes du décalogue.
4. Les préceptes du décalogue se distinguent en deux tables correspondant à l'amour de Dieu et à l'amour du prochain, qui relèvent de la vertu de charité. Donc les préceptes du décalogue concernent la charité plus que la justice.
En sens contraire, la justice paraît être la seule vertu qui nous ordonne à autrui. Mais tous les préceptes du décalogue nous ordonnent à autrui, comme on le voit en les parcourant un par un. Donc tous les préceptes du décalogue se rapportent à la justice.
Réponse
Les préceptes du décalogue sont les premiers préceptes de la loi, et la raison naturelle leur donne aussitôt son assentiment comme aux principes les plus évidents. Mais il est non moins évident que la raison de dette, nécessaire pour qu'il y ait précepte, apparaît dans la justice, qui regarde autrui ; parce que, dans ce qui regarde lui-même, il apparaît au premier coup d'œil que l'homme est maître de lui, et qu'il lui est permis de faire ce qu'il veut. Mais quand il s'agit de ce qui regarde autrui, il est évident qu'on est obligé de rendre à autrui ce qu'on lui doit. Et c'est pourquoi il fallait que les préceptes du décalogue se rapportent à la justice. Aussi les trois premiers préceptes concernent-ils les actes de la religion, partie principale de la justice ; le quatrième concerne les actes de la piété, partie secondaire de la justice ; les six autres préceptes règlent les actes de la justice générale qui concerne les rapports entre égaux.
Solutions
1. La loi vise à rendre vertueux tous les hommes, mais dans un certain ordre : elle leur donne d'abord des préceptes pour les actes où se manifeste plus clairement la raison de dette, nous venons de le dire.
2. Les préceptes judiciaires sont des déterminations des préceptes moraux en tant qu'ils sont ordonnés au prochain, de même que les préceptes cérémoniels sont des déterminations des préceptes moraux en tant qu'ils sont ordonnés à Dieu. Ni les uns ni les autres ne se trouvent dans le décalogue. Cependant ils sont des déterminations des préceptes de celui-ci, et ainsi ils se rapportent à la justice.
3. Ce qui se rapporte au bien commun doit être réparti diversement selon la diversité des hommes. C'est pourquoi on ne devait pas en faire des préceptes du décalogue, mais des préceptes judiciaires.
4. Les préceptes du décalogue se rattachent à la charité comme à leur fin selon S. Paul (1 Timothée 1.5) : « La fin du précepte, c'est la charité. » Mais ils se rattachent à la justice en tant qu'ils portent immédiatement sur les actes de cette vertu.
Objections
1. Il semble que ce précepte soit mal formulé. Car l'homme a davantage d'obligation envers Dieu qu'envers son père selon la chair, d'après l'épître aux Hébreux (Hébreux 12.9) : « Ne serons-nous pas soumis bien davantage au Père des esprits, pour avoir la vie ? » Or, le précepte sur la piété dont on honore son père a une forme affirmative : « Honore ton père et ta mère. » Donc, à plus forte raison, le premier précepte de la religion dont on doit honorer Dieu devrait-il être rédigé sous forme affirmative. D'autant plus que l'affirmation précède par nature la négation.
2. On a dit à l'article précédent que le premier précepte se rattache à la religion. Mais celle-ci, n'étant qu'une vertu, n'a qu'un acte. Or le premier précepte prohibe trois actes. Premièrement : « Tu n'auras pas de dieux étrangers devant moi. » Deuxièmement « Tu ne feras pas d'idole. » Troisièmement « Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, et tu ne les serviras pas. » Donc ce premier précepte est mal formulé.
3. S. Augustin nous dit que le premier précepte exclut le vice de superstition. Mais il y a bien d'autres superstitions nocives que l'idolâtrie, on l'a vu précédemment.
En sens contraire, il y a l'autorité de l'Écriture (Exode 20.3).
Réponse
Il revient à la loi de rendre les hommes bons. C'est pourquoi il faut que ses préceptes soient rangés selon l'ordre où la vertu est engendrée chez l'homme.
Or dans l'ordre de la génération deux points sont à observer. D'abord que la première partie est constituée en premier. Ainsi, dans la génération de l'animal, ce qui est engendré d'abord, c'est le cœur, et pour la maison on pose d'abord les fondations. Dans la bonté de l'âme vient en premier la bonté de la volonté, grâce à laquelle l'homme use bien de toute autre bonté. Or la bonté de la volonté se mesure d'abord à son objet, qui est la fin. C'est pourquoi, chez celui que la loi doit former à la vertu, il fallait d'abord, pour ainsi dire, poser comme fondement la religion, qui règle l'ordre de l'homme à Dieu, fin ultime de sa volonté.
Deuxièmement, il faut veiller, dans l'ordre de la génération, à enlever d'abord les oppositions et les obstacles. Ainsi le laboureur nettoie son champ avant de l'ensemencer, comme dit Jérémie (Jérémie 4.3) : « Défrichez pour vous ce qui est en friche, ne semez pas sur les épines et les chardons. » C'est pourquoi, à l'égard de la religion, l'homme devait d'abord être formé à éliminer les obstacles à la vraie religion. Or le principal d'entre eux, c'est que l'homme s'attache à un faux dieu, selon la parole (Matthieu 6.24) : « Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon. » C'est pourquoi le premier précepte de la loi exclut le culte des faux dieux.
Solutions
1. Même au sujet de la religion il y a un précepte affirmatif : « Souviens-toi de sanctifier le sabbat. » Mais il fallait le faire précéder par les préceptes négatifs supprimant les obstacles à la religion. Car, bien que l'affirmation précède par nature la négation, cependant, selon l'ordre de la génération, la négation qui écarte les obstacles passe en premier, nous venons de le dire. Et surtout dans les choses divines où les négations l'emportent sur les affirmations, à cause de notre infirmité, selon Denys.
2. Le culte des dieux étrangers se montrait de deux façons. Certains adoraient des créatures comme des dieux, mais sans en faire d'images. C'est ainsi, selon Varron, que les anciens Romains ont longtemps honoré leurs dieux sans les représenter. Et ce culte est prohibé le premier par ces paroles : « Tu n'auras pas de dieux étrangers. » Chez d'autres, le culte des faux dieux s'adressait à des images. C'est pourquoi il était à juste titre interdit de faire ces images : « Tu ne feras pas d'idole », et de leur rendre un culte « Tu ne te prosterneras pas. »
3. Toutes les autres superstitions procèdent d'un pacte, tacite ou exprès, conclu avec le démon. Elles sont donc toutes condamnées par ces mots « Tu n'auras pas de dieux étrangers. »
Objections
1. Il semble que ce deuxième précepte soit mal formulé. En effet, ce précepte : « Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu » est expliqué dans la Glose : « Tu ne croiras pas qu'une créature est le Fils de Dieu », ce qui prohibe une erreur en matière de foi. Et sur le parallèle du Deutéronome (Deutéronome 5.11), elle explique : « ... en attribuant le nom de Dieu à du bois ou à de la pierre », ce qui prohibe une fausse profession de foi, qui est un acte d'infidélité en même temps qu'une erreur. Or l'acte d'infidélité est antérieur à la superstition, comme la foi est antérieure à la religion. Donc ce précepte aurait dû précéder le premier, qui prohibe la superstition.
2. On « prend » le nom de Dieu pour toutes sortes d'actions : pour le louer, pour faire des miracles, et pour ce que nous disons et faisons, selon la recommandation de S. Paul (Colossiens 3.17) : « Tout ce que vous faites, en parole ou en acte, faites-le au nom du Seigneur. » Donc interdire de prendre le nom de Dieu en vain semble plus universel que d'interdire la superstition, et ce deuxième précepte aurait dû venir avant le premier.
3. On explique le précepte : « Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain » par cette parole : « En jurant pour un rien. » On voit donc que ce précepte interdit le serment inutile, c'est-à-dire sans motif suffisant. Mais le faux serment, étranger à la vérité, et le serment injuste, étranger à la justice, sont beaucoup plus graves. C'est donc eux plutôt qu'il aurait fallu interdire par ce précepte.
4. Un péché beaucoup plus grave que le parjure, c'est le blasphème, et toutes les paroles et actions qui injurient Dieu. C'est donc tout cela qui aurait dû être prohibé par ce précepte.
5. Dieu a beaucoup de noms. On n'aurait donc pas dû dire de cette façon vague : « Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu. »
En sens contraire, il y a l'autorité de l'Écriture (Exode 20.7 ; Deutéronome 5.11).
Réponse
Il faut commencer par exclure les obstacles à la vraie religion, avant d'y établir celui qu'on forme à la vertu. Or la vraie religion se heurte à un double obstacle. L'un, par excès, consiste à rendre un culte religieux indu à un autre que Dieu : c'est de la superstition. L'autre obstacle vient d'un défaut de respect, lorsque l'on méprise Dieu : c'est alors le vice d'irréligiosité, comme nous l'avons vu. La superstition empêche la religion en ce qu'elle s'oppose au culte rendu à Dieu. Celui dont l'âme est asservie à un culte indu ne peut en même temps rendre à Dieu le culte qui lui est dû, selon cette parole d'Isaïe (Ésaïe 28.20) : « Le lit est si étroit que l'un des deux doit tomber », c'est-à-dire que le vrai Dieu ou le faux doit quitter le cœur de l'homme, « et la couverture est trop petite pour les couvrir tous deux ». Quant à l'irréligiosité, elle empêche la religion en ce qu'elle s'oppose à ce que Dieu, une fois accueilli, soit honoré. Or, accueillir Dieu pour l'honorer précède les honneurs qu'on lui rend après l'avoir accueilli. C'est pourquoi le précepte prohibant la superstition précède le deuxième précepte qui interdit le parjure, lequel se rattache à l'irréligiosité.
Solutions
1. Ces commentaires sont mystiques. L'explication littérale se trouve dans le Deutéronome (Deutéronome 5.11) : « Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu », c'est-à-dire « en affirmant par serment ce qui n'existe pas ».
2. Ce précepte n'interdit pas tout usage du nom de Dieu, mais précisément son emploi pour confirmer par serment une parole humaine, parce que cet emploi est le plus fréquent chez les hommes. On peut cependant en déduire qu'on interdit ainsi tout emploi déréglé du nom de Dieu. C'est de ce point de vue que se placent les commentaires cités.
3. « Jurer pour un rien » se dit de celui qui jure pour ce qui n'existe pas ; cela se rattache au faux serment qui mérite à titre premier le nom de parjure, comme nous l'avons dit. Car, lorsque l'on jure faussement, le serment est vain par lui-même, parce qu'il ne se fonde pas sur la vérité. Mais quand quelqu'un jure sans réfléchir, par légèreté, la vanité ne tient pas au serment lui-même, mais à celui qui jure.
4. Lorsque l'on instruit quelqu'un dans une science, on commence par lui donner une introduction générale ; de même la loi, qui forme l'homme à la vertu, avec les préceptes du décalogue qui viennent en premier, lui montre par ses interdictions et ses commandements, ce qui se produit le plus souvent au cours de la vie humaine. C'est pourquoi un précepte du décalogue interdit le parjure, qui est plus fréquent que le blasphème.
5. On doit le respect aux différents noms de Dieu à cause de la réalité signifiée, qui est unique, non en raison du sens des mots, qui sont multiples. Et c'est pourquoi il est dit au singulier : « Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu », car peu importe par lequel des noms de Dieu le parjure est commis.
Objections
1. Il semble que ce précepte sur la sanctification du sabbat soit mal formulé. En effet, ce précepte, si on le comprend spirituellement, a une portée générale. En effet sur Luc (Luc 13.14) : « Le chef de la synagogue, indigné de ce que Jésus avait fait une guérison le jour du sabbat... », S. Ambroise explique : « La loi n'interdit pas de guérir un homme le jour du sabbat, mais d'accomplir des œuvres serviles, c'est-à-dire de se laisser accabler par les péchés. » Mais selon le sens littéral, c'est un précepte cérémoniel, car il est écrit dans l'Exode (Exode 31.13) : « Veillez à observer mon sabbat, car c'est un signe entre moi et vous pour vos descendants. » Or les préceptes du décalogue sont à la fois spirituels et moraux. Donc ce précepte n'est pas à sa place ici.
2. Les préceptes cérémoniels de la loi englobent les choses sacrées, les sacrifices, les sacrements et les observances, nous l'avons montré. Aux choses sacrées se rattachaient non seulement les jours sacrés, mais aussi les lieux sacrés, en plus du sabbat. Il est donc illogique de faire mention de l'observance du sabbat en omettant tous les autres préceptes cérémoniels.
3. Celui qui transgresse un précepte du décalogue commet un péché. Mais dans la loi ancienne certains transgressaient l'observance du sabbat sans commettre de péché, comme ceux qui circoncisaient les enfants le huitième jour, et les prêtres qui officiaient au Temple le jour du sabbat. Élie, puisqu'il est parvenu en quarante jours à Horeb, la montagne de Dieu, a bien voyagé le sabbat. De même encore les prêtres qui ont porté l'arche du Seigneur pendant sept jours doivent avoir continué leur circuit pendant le sabbat (Josué 6.14). Et il est dit aussi (Luc 13.15) : « Est-ce que chacun de vous ne détache pas son bœuf ou son âne pour le conduire à l'abreuvoir ? » Donc cette sanctification du sabbat n'est pas à sa place dans le décalogue.
4. Même dans la loi nouvelle il faut observer les préceptes du décalogue. Mais dans la loi nouvelle on n'observe pas ce précepte-ci ni quant au sabbat ni quant au dimanche, où l'on fait la cuisine, où les gens voyagent, pêchent et ont beaucoup d'autres occupations. Il ne convient donc pas de donner un précepte sur l'observation du sabbat.
En sens contraire, il y a l'autorité de l'Écriture (Exode 20.8).
Réponse
Une fois enlevés les obstacles à la vraie religion par les deux premiers préceptes du décalogue, comme nous l'avons vu à l'article précédent, il était logique de donner un troisième précepte qui établirait les hommes dans la vraie religion. Or il revient à celle-ci de rendre un culte à Dieu. De même que l'Écriture sainte nous propose les vérités divines sous les images de certaines réalités corporelles, de même le culte extérieur est rendu à Dieu par un signe sensible. Pour ce qui est du culte intérieur qui consiste dans la prière et la dévotion, l'homme est guidé davantage par l'impulsion intérieure du Saint-Esprit ; mais, pour le culte extérieur, il a fallu lui donner dans la loi un précepte portant sur un signe sensible. Et parce que les préceptes du décalogue sont comme les principes premiers et généraux de la loi, dans le troisième précepte du décalogue on prescrit le culte extérieur de Dieu sous le signe de son bienfait universel envers les hommes. C'est-à-dire qu'on rappelle ainsi l'œuvre de la création du monde, dont on nous dit que Dieu s'est reposé le septième jour. En signe de quoi, il est prescrit de sanctifier le jour du Seigneur, c'est-à-dire de le consacrer à un loisir en l'honneur de Dieu. C'est pourquoi dans l'Exode (Exode 20.11), après avoir énoncé le précepte de sanctifier le sabbat, on donne cette raison : « En six jours Dieu fit le ciel et la terre, et le septième jour il se reposa. »
Solutions
1. Le précepte de sanctifier le sabbat, entendu littéralement, est en partie moral et en partie cérémoniel. Il est moral en ce que l'homme doit consacrer quelque temps de sa vie à s'occuper des choses divines. Il y a en effet dans l'homme un penchant naturel à consacrer quelque temps à tout ce qui lui est nécessaire, comme les repas, le sommeil, etc. Aussi doit-il encore consacrer quelque temps, selon l'invitation de la raison naturelle, à la réfection de son âme en Dieu. Et c'est ainsi que réserver du temps à s'occuper des choses divines est l'objet d'un précepte moral.
Mais en tant que ce précepte détermine un temps spécial pour symboliser la création du monde, il est un précepte cérémoniel. Il est encore cérémoniel en un sens allégorique, en tant qu'il préfigurait le repos du Christ au tombeau, le septième jour. De même, il a une signification morale en tant qu'il symbolise la cessation de toute activité coupable et le repos de l'âme en Dieu. Et en ce sens c'est un précepte de portée générale. De même encore il est cérémoniel selon une signification analogique, comme figurant le repos procuré par la jouissance de Dieu dans la patrie.
En fait, ce précepte figure dans le décalogue en tant que moral, non en tant que cérémoniel.
2. Les autres cérémonies de la loi symbolisent des œuvres divines particulières. Mais l'observance du sabbat est le signe d'un bienfait général : la production de toutes les créatures.
Et c'est pourquoi il convenait de l'introduire dans les préceptes généraux du décalogue plutôt qu'un autre précepte cérémoniel.
3. Dans l'observance du sabbat, deux points sont à considérer. Le premier est sa fin : que l'homme s'applique aux choses divines. C'est signifié par cet ordre : « Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat. » Car dans la loi « sanctifier » signifie consacrer au culte divin. L'autre point est l'arrêt de tout travail, ce qui est signifié ensuite : « Le septième jour du Seigneur ton Dieu, tu ne feras aucun travail. » Et de quel travail il faut l'entendre, nous l'apprenons par le Lévitique (Lévitique 23.35) : « En ce jour-là vous ne ferez aucune œuvre servile. »
Une œuvre est dite servile parce qu'elle implique une servitude. Or il y en a trois sortes. Par l'une l'homme est asservi au péché : « Celui qui commet le péché est esclave du péché » (Jean 8.34). En ce sens, toute œuvre de péché est une œuvre servile. Une autre servitude est celle qui asservit un homme à un autre. Mais ce ne peut être que corporellement, non selon l'esprit, comme nous l'avons vu. C'est pourquoi, en ce sens, on appelle œuvres serviles les travaux corporels qu'un homme accomplit comme esclave d'un autre. La troisième sorte de servitude est envers Dieu. Et en ce sens on peut identifier œuvre servile et œuvre de latrie, car celle-ci constitue le service de Dieu.
Si l'on entend « œuvre servile » en ce sens, elle n'est pas interdite le jour du sabbat. Ce serait contraire à la fin de l'observance sabbatique, car si l'homme s'abstient des autres travaux le jour du sabbat, c'est pour vaquer aux œuvres qui se rattachent à notre servitude envers Dieu. C'est le sens de cette parole (Jean 7.23) : « On circoncit le jour du sabbat pour que ne soit pas enfreinte la loi de Moïse. » Et de cet autre (Matthieu 12.5) : « Le jour du sabbat, les prêtres dans le Temple violent le sabbat ». c'est-à-dire y travaillent corporellement « sans commettre de péché ». C'est ainsi encore que les prêtres, en portant l'arche autour de Jéricho pendant le sabbat, n'ont pas transgressé le précepte du sabbat. De même encore, l'exercice d'aucune activité spirituelle ne contredit l'observance du sabbat, comme d'enseigner par la parole ou par l'écrit. Aussi la Glose dit-elle (Nombres 28.9) : « Les forgerons et autres artisans se reposent le jour du sabbat. Le lecteur de la loi divine ou le docteur ne cesse pas son travail et pourtant il ne souille pas le sabbat, comme les prêtres qui violent le sabbat sans commettre de péché. »
Mais les autres œuvres serviles, au premier ou au second sens de ce mot, sont contraires à l'observance du sabbat dans la mesure où elles empêchent l'application aux choses divines. Et parce que l'on est détourné plus par une œuvre de péché que par une œuvre licite, même si celle-ci est corporelle, celui qui pèche un jour de fête viole le précepte plus que celui qui accomplit une œuvre corporelle, mais de soi licite. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Les Juifs feraient mieux ce jour-là de travailler utilement dans leurs champs que de soulever des séditions au théâtre. Et leurs femmes feraient mieux de filer la laine le sabbat que de danser toute la journée de façon inconvenante aux néoménies. » Mais celui qui pèche véniellement contre le sabbat ne manque pas au précepte, car le péché véniel n'empêche pas la sainteté.
Les travaux corporels qui ne servent pas au culte spirituel sont appelés serviles parce qu'ils reviennent en propre aux serviteurs ; mais lorsqu'ils sont communs aux esclaves et aux hommes libres, on ne les appelle pas serviles. Tout homme, esclave ou libre, est tenu dans le domaine des choses nécessaires, de pourvoir non seulement à soi-même mais encore au prochain, et d'abord en ce qui concerne le salut du corps, selon les Proverbes (Proverbes 24.11) : « Délivre ceux qu'on envoie à la mort. » Ensuite, en leur évitant une perte de leurs biens, selon le Deutéronome (Deutéronome 22.1) : « Si tu vois vagabonder le bœuf ou la brebis de ton frère, tu ne te déroberas pas, mais tu les ramèneras à ton frère. » C'est pourquoi le travail corporel destiné à conserver le salut de son propre corps ne viole pas le sabbat. Manger, comme tout ce qu'on peut faire pour conserver la santé de son corps, ne viole donc pas le sabbat. Et c'est pourquoi les Maccabées n'ont pas souillé le sabbat en combattant pour se défendre un jour de sabbat (1 Maccabées 2.41). Ni pareillement Élie fuyant pour échapper à Jézabel un jour de sabbat. Et c'est pourquoi encore le Seigneur (Matthieu 12.4) excuse ses disciples qui cueillaient des épis un jour de sabbat, poussés par la nécessité. Pareillement, le travail corporel ordonné au salut corporel d'autrui n'est pas contraire à l'observance du sabbat. Aussi Jésus dit-il (Jean 7.23) : « Vous êtes indignés contre moi parce que j'ai guéri un homme tout entier le jour du sabbat ? » Pareillement encore le travail corporel ordonné à éviter un dommage extérieur ne viole pas le sabbat. Aussi le Seigneur dit-il (Matthieu 12.11) : « Lequel d'entre vous, s'il n'a qu'une brebis et si elle tombe dans un trou le jour du sabbat, n'ira la prendre et la relever ? »
4. Dans la loi nouvelle, l'observance du dimanche a remplacé l'observance du sabbat, non en vertu d'un précepte de la loi, mais en vertu de la constitution de l'Église et de la coutume du peuple chrétien. Cette observance n'est pas figurative comme celle du sabbat dans l'ancienne loi, et c'est pourquoi l'interdiction de travailler le dimanche n'est pas aussi stricte que celle du sabbat ; certains travaux sont permis le dimanche, qui étaient interdits le sabbat, comme la cuisine. En outre dans la loi nouvelle on dispense plus facilement, pour une nécessité, de travaux prohibés qu'on ne le faisait sous la loi ancienne. Parce que ce qui est figuratif sert à professer la vérité, ce qui ne permet aucun relâchement même léger ; mais ces travaux considérés en eux-mêmes peuvent varier selon le lieu et le temps.
Objections
1. Il semble que le quatrième commandement, celui d'honorer ses parents, soit mal présenté. En effet, c'est un précepte qui se rattache à la piété. Mais si la piété fait partie de la justice, de même le respect, la gratitude, et d'autres vertus dont on a déjà parlé. Il semble donc qu'on ne devait pas donner un précepte spécial pour la piété, quand on n'en donne pas pour les autres vertus.
2. La piété ne rend pas un culte aux parents seulement, mais aussi à la patrie, aux autres membres de la famille et aux amis de la patrie, on l'a dit en son lieu. Il est donc choquant que ce quatrième précepte mentionne seulement d'honorer son père et sa mère.
3. On ne doit pas seulement honorer ses parents, mais encore les soutenir. Le précepte est insuffisant sur ce point.
4. Il arrive parfois que ceux qui honorent leurs parents meurent jeunes, et que d'autres qui ne les honorent pas vivent longtemps. On a donc eu tort d'ajouter à ce précepte la promesse : « Pour que tu vives longtemps sur la terre. »
En sens contraire, il y a l'autorité de la Sainte Écriture (Exode 20.12).
Réponse
Les préceptes du décalogue sont ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. Parmi nos proches, c'est à nos parents que nous avons le plus d'obligation. C'est pourquoi immédiatement après les préceptes qui nous ordonnent à Dieu se trouve le précepte nous ordonnant à nos parents, qui sont le principe particulier de notre existence comme Dieu en est le principe universel. Et ainsi y a-t-il une certaine affinité entre ce commandement et ceux de la première table.
Solutions
1. Comme on l'a dit précédemment, la piété est ordonnée à nous faire accomplir nos devoirs envers nos parents, ce qui concerne tout le monde. Et c'est pourquoi, parmi les préceptes du décalogue qui sont pour tous, on devait mettre un commandement relatif à la piété, plutôt qu'aux autres vertus annexes de la justice, qui visent un devoir spécial.
2. On se doit à ses parents avant de se devoir à la patrie et à ses consanguins, parce que ceux-ci et la patrie ne nous touchent qu'à cause des parents dont nous sommes nés.
C'est pourquoi, puisque les préceptes du décalogue sont les premiers préceptes de la loi, ils ordonnent l’homme à ses parents plus qu'à sa patrie et aux autres consanguins. Néanmoins, dans ce précepte d'honorer ses parents, on comprend qu'il ordonne à chacun ce qui lui est dû, comme un devoir secondaire est inclus dans un devoir principal.
3. On doit respect et honneur aux parents en tant que tels. Mais les assister et leur rendre d'autres services leur est dû en raison d'un accident, par exemple parce qu'ils sont indigents, ou esclaves, etc., comme on l'a dit plus haut. Et parce que ce qui est essentiel prime ce qui est accidentel, le précepte d'honorer ses parents est prescrit de façon spéciale dans ces préceptes de la loi que contient le décalogue. Dans ce précepte, comme dans l'obligation principale, est inclus le devoir de les soutenir, avec tout ce que l'on doit à ses parents.
4. La longévité est promise à ceux qui honorent leurs parents non seulement quant à la vie future, mais aussi quant à la vie présente selon S. Paul (1 Timothée 4.8) : « La piété est utile à tout, car elle a la promesse de la vie présente comme de la vie future. » Et cela se justifie. Celui qui se montre reconnaissant d'un bienfait mérite, par une sorte de convenance, que ce bienfait lui soit conservé ; par l'ingratitude, au contraire, on mérite de perdre le bienfait. Or, après Dieu, c'est de nos parents que nous tenons le bienfait de la vie corporelle. Aussi celui qui honore ses parents, comme pour reconnaître leur bienfait, mérite de conserver la vie ; celui qui ne les honore pas, comme un ingrat, mérite de la perdre.
Cependant, parce que les biens et les maux de la vie présente ne tombent sous le mérite ou le démérite que dans la mesure où ils sont ordonnés à la récompense future, comme nous l'avons dit, il arrive, selon le plan mystérieux des jugements divins qui visent surtout la rémunération future, que certains, qui pratiquent la piété filiale, meurent prématurément, et que d'autres, qui ne la pratiquent pas, vivent plus longtemps.
Objections
1. Ils ne semblent pas judicieusement formulés. Car il ne suffit pas pour le salut de ne pas nuire au prochain, mais il est requis de lui rendre ce qu'on lui doit, selon S. Paul (Romains 13.7) : « Rendez à tous ce qui leur est dû. » Mais dans les six derniers préceptes il est uniquement interdit de nuire au prochain.
2. Dans ces préceptes sont prohibés l'homicide, l'adultère, le vol et le faux témoignage. Mais on peut nuire au prochain de bien d'autres façons, comme on l'a déterminé précédemment.
3. On peut envisager la convoitise de deux façons : en tant qu'elle est un acte de la volonté, comme au livre de la Sagesse (Sagesse 6.21) : « La convoitise de la sagesse conduit à la royauté perpétuelle » ; ou bien en tant qu'elle est un acte de la sensualité, comme il est dit en S. Jacques (Jacques 4.1) : « D'où viennent les guerres et les procès parmi vous ? N'est-ce pas des convoitises qui combattent dans vos membres ? » Mais le précepte du décalogue ne prohibe pas la convoitise de sensualité, car à ce compte les premiers mouvements seraient des péchés mortels, puisqu'ils iraient contre un précepte du décalogue. Pareillement, on n'interdit pas la convoitise de volonté, puisqu'elle est incluse en tout péché. Donc on a eu tort de mettre dans les préceptes du décalogue ceux qui prohibent la convoitise.
4. L'homicide est un péché plus grave que l'adultère ou le vol. Mais il n'y a aucun précepte interdisant le désir de l'homicide. Il est donc illogique d'avoir mis des préceptes interdisant la convoitise du vol et de l'adultère.
En sens contraire, il y a l'autorité de l'Écriture (Exode 20.13).
Réponse
Les vertus annexes de la justice nous font rendre ce qui leur est dû à des personnes déterminées envers lesquelles nous sommes obligés par un motif spécial. De même, par la justice proprement dite nous rendons à tous en général ce qui leur est dû. Et c'est pourquoi, après les trois premiers préceptes relatifs à la religion qui nous fait rendre à Dieu ce que nous lui devons, et après le quatrième précepte, relatif à la piété par laquelle nous acquittons notre dette envers nos parents, ce qui inclut toutes les dettes fondées sur un motif spécial, il était nécessaire de donner à la suite d'autres préceptes relatifs à la justice proprement dite, qui rend indistinctement à tous les hommes ce qui leur est dû.
Solutions
1. Ne nuire à personne est une obligation universelle. C'est pourquoi les préceptes négatifs qui interdisent les dommages qu'on peut infliger au prochain devaient, à cause de leur universalité, trouver place parmi les préceptes du décalogue. Au contraire, ce que l'on doit procurer au prochain se diversifie selon ses divers besoins. C'est pourquoi il ne fallait pas introduire dans le décalogue ces préceptes affirmatifs.
2. Toutes les autres manières de nuire au prochain peuvent se ramener à celles que ces préceptes interdisent, qui sont les plus générales et les plus capitales. Car tous les torts qu'on afflige à la personne du prochain sont prohibés avec l'homicide, qui est le plus capital. Toutes les offenses contre les personnes qui lui sont unies, surtout inspirées par la passion, sont comprises dans l'adultère. Ce qui concerne les dommages relatifs aux biens est interdit en même temps que le vol. Ce qui relève de la parole, médisances, blasphèmes, etc. est interdit avec le faux témoignage, qui s'oppose plus directement à la justice.
3. Les préceptes prohibant la convoitise ne signifient pas l'interdiction des premiers mouvements de convoitise qui ne dépasseraient pas les bornes de la sensualité. Ce qui est directement prohibé, c'est le consentement de la volonté à l'acte ou à la délectation.
4. En lui-même l'homicide n'a rien de désirable, il est plutôt objet d'horreur, parce qu'il n'y a en lui aucune raison de bien. Mais l'adultère comporte une raison de bien : le délectable. Le vol, lui aussi, comporte une raison de bien : l'utile. Or le bien est par lui-même désirable. C'est pourquoi il fallait interdire par des préceptes particuliers la convoitise de l'adultère et du vol, mais non celle de l'homicide.
Après l'étude de la justice, vient logiquement celle de la force, qui se divise en quatre 1° La vertu même de force (Q. 123-127). 2° Ses parties (Q. 128-138). 3° Le don qui lui correspond (Q. 139). 4° Les préceptes qui s'y rapportent (Q. 140). La première partie se subdivise ainsi : l° La force en elle-même (Q. 123). 2° Son acte principal qui est le martyre (Q. 124). 3° Les vices qui lui sont contraires (Q. 125-127).